Ô mes parents pauvres de ces tout premiers temps du monde, de ces âges sans nom et si obscurément prolongés, je ne rougis pas de vous ! […] Je n’ai pas fini : tout homme, par cela même qu’il vit, a une secrète horreur de l’anéantissement total ; on se donne le change comme on peut ; on veut au moins lutter contre l’oubli, laisser un souvenir, un nom. […] Ceux qui se flattent de vivre dans l’histoire sont la plupart le jouet d’une sorte d’illusion subtile : à quelques siècles de distance, et quelquefois dès le lendemain, les noms mêmes, les grands noms réputés le plus immortels, ne signifient plus l’être d’autrefois, tel qu’il a réellement été, mais bien ce que le font à leur gré les fantaisies ou les intérêts bruyants des générations successives. À part un très petit nombre, la presque totalité des noms, un moment célèbres, est vouée vite à un véritable oubli.
Zeller, avec plus de précision et résumant le sens politique de toute la conduite romaine dans ces mêmes siècles, dira : « Vous avez cet admirable gouvernement où la sagesse du Sénat tempère l’élan de la place publique ; où la monarchie temporaire, sous le nom de dictature, empêche ou modère les luttes ou les excès de l’aristocratie et de la démocratie ; où les Consuls conservent toujours un pouvoir fort ; où les assemblées n’ont que la délibération et la sanction, le contrôle et les appels des grandes causes politiques ; cette société, enfin, où le mariage et la propriété constituent en quelque sorte la cité même, où la famille est réglée comme un État, où l’État et la religion se pénètrent au point que le gouvernement fait un avec le culte, et que l’amour des dieux est le culte même de la patrie, et le culte de la patrie l’amour des dieux ! […] Zeller hésite un peu sur ce point ; mais il n’hésite pas quand il attribue à César l’idée de fonder, sous un nom ou sous un autre, une monarchie populaire, universelle et, en quelque sorte, humaine : « Étendre le droit de cité à tous les hommes libres de l’Empire, régner sur le monde pour le monde entier, non pour l’oligarchie ou la démocratie quiritaires ; abaisser les barrières entre les classes comme entre les nations, entre la liberté même et la servitude, en favorisant les affranchissements et en mettant le travail en honneur ; avoir à Rome une représentation non du patriciat romain, mais du patriciat du monde civilisé ; fondre les lois de la cité exclusive dans celles du droit des gens ; créer, répandre un peuple de citoyens qui vivent de leur industrie et qu’on ne soit pas obligé de nourrir et d’amuser : voilà ce qu’on peut encore entrevoir des vastes projets de celui qu’on n’a pas appelé trop ambitieusement l’homme du monde, de l’humanité ; voilà ce dont témoignent déjà les Gaulois, les Espagnols introduits dans Rome, Corinthe et Carthage relevées, et ce qu’indiquent les témoignages de Dion Cassius, de Plutarque, de Suétone, bien qu’ils aient pu prêter peut-être à César quelques-unes des idées de leur temps. » César (s’il est permis d’en parler de la sorte à la veille d’une publication par avance illustre), César, au milieu de tous ses vices impudents ou aimables, de son épicurisme fondamental, de ce mélange de mépris, d’indulgence et d’audace, de son besoin dévorant d’action, et de cet autre besoin inhérent à sa nature d’être partout le premier, César, à travers ses coups de dés réitérés d’ambitieux sans scrupule et de joueur téméraire, avait donc une grande vue, une vue civilisatrice : il n’échoue pas, puisque son idée lui survit et triomphera, mais il périt à la peine, parce qu’il avait devancé l’esprit du temps, tout en le devinant et le servant, parce qu’il vivait au milieu de passions flagrantes et non encore domptées et refoulées. […] Il avait eu affaire aux barbares ; il connaissait à fond l’état de Rome et sa corruption ; il prévoyait le moment où cet orgueilleux colosse romain ne pourrait plus suffire à sa propre défense, et il voulait y pourvoir en déblayant, pour ainsi dire, toute la banlieue de l’Empire, en l’environnant de l’effroi de ses armes et de la terreur du nom romain, en y plaçant sans doute des colonies militaires, comme des sentinelles avancées. […] On jouit, sauf quelques menaces et des veilles pénibles aux frontières, de l’unité incontestée du monde romain, de ce qu’on a appelé « la majesté de la paix romaine. » Un écrivain qui n’est pas suspect d’optimisme, Tertullien, comparait l’univers, en ce siècle heureux, au verger riant d’Alcinoüs : « Le monde, disait-il, est comme le jardin de l’Empire. » Adrien, on le sait, rassemblait dans la villa magnifique qui porte son nom des échantillons de toutes les merveilles du monde : le monde à son tour, du temps d’Adrien et de ses deux successeurs, n’était pour le Romain qu’une magnifique villa, une villa Adriana en grand. […] N’ai-je pas raison de dire qu’il y a eu concours sur ce beau nom, et que chaque talent est venu mettre son trait respectueux à l’expression dernière de cette figure bienfaisante ?
On avait là, par le seul hasard des noms, tous les genres de diversité et de contraste dans la mesure qui est faite pour composer le piquant et l’intérêt. […] Pindare, ayant à célébrer je ne sais lequel de ses héros, s’écriait au début : « Je te frappe de mes couronnes et je t’arrose de mes hymnes… » Quand le héros est tout à fait inconnu, le poëte peut, jusqu’à un certain point, faire de la sorte, il n’a guère à craindre d’être démenti ; mais quand il s’agit d’un académicien d’hier, d’un auteur de comédies et d’opéras-comiques auxquels chacun a pu assister, d’un rédacteur de journal qu’on lisait chaque matin, il y a nécessité, même pour le poëte, de condescendre à une biographie plus simple, plus réelle, et de rattacher de temps en temps aux choses leur vrai nom. […] On a beaucoup parlé de la littérature de l’Empire, et on range sous ce nom bien des écrivains qui ne s’y rapportent qu’à peu près : M. […] Étienne vécut un peu là-dessus, et, à part les rédactions d’adresse à la Chambre dans les années qui suivirent 1830, on ne rattache plus son nom à aucun écrit bien distinct. […] Étienne n’en fit aucune, en effet, ni aux idées, ni aux individus ; si quelque chose même put troubler la philosophie de son humeur, ce fut l’approche et l’avènement de certains noms qui ne lui agréaient en rien ; l’antipathie qu’il avait pour eux serait allée jusqu’à l’animosité, s’il avait pu prendre sur lui de haïr.
Les hommes pris en masse ne s’intéressent qu’à ce qui les touche, aux choses d’hier, à celles qui retentissent encore, aux grands noms qu’une gloire favorable n’a pas cessé de rendre présents. […] Lysandre, ayant demandé alors les noms des citoyens nouvellement morts dans Athènes, y reconnut aussitôt celui que le dieu voulait désigner, et laissa faire en paix ses funérailles. […] Quand un homme instruit, un chevalier romain était au Cirque, et qu’il se trouvait par hasard assis à côté de Tacite sans savoir son nom, après un quart d’heure de conversation, s’apercevant qu’il avait affaire à quelqu’un de connu dans les lettres : « Vous êtes Pline, lui disait-il, à moins que vous ne soyez Tacite. » La postérité a continué de faire ainsi, et cette touchante confraternité dure encore. […] Est-ce le nom seul qu’on punit en eux ? ou sont-ce les crimes attachés à ce nom ?
Si l’on parcourt la liste des membres actuels, imprimée en tête du volume de Mélanges que nous annonçons, on y remarque des noms d’amateurs qui sont, à bon droit, connus pour avoir su réunir des collections uniques en leur genre ; M. […] Au milieu de tous ces noms, dont quelques-uns des plus doctes et appartenant à l’Académie des inscriptions, mais dont aucuns ne sont des noms en us, on rencontre avec plaisir deux femmes, l’une que le génie de l’art a douée en naissant, et qui, entre mille grâces naturelles, a celle du crayon et du pinceau ; l’autre qui vient de montrer qu’elle n’a qu’à vouloir, pour mettre une plume nette et fine au service de l’esprit le plus délicat. […] Ces deux noms de femmes, qui honorent la liste de la Société des bibliophiles, sont ceux de Mme Gabriel Delessert et de Mme la vicomtesse de Noailles ; et, pour être indiscret jusqu’au bout, j’ajouterai que ce n’est point la première qui est l’auteur de la Notice sur la duchesse de Bourgogne, Notice qui est à la fois d’un membre de la Société et d’une femme. […] voilà le nom qui m’est échappé).
Patru est un nom plus qu’un auteur ; on ne le lit plus, et je ne viens pas ici conseiller de le lire ; mais de loin, et par tradition, on l’estime ; on se rappelle qu’au barreau et à l’Académie, en son temps, il a été une autorité, un oracle ; que Boileau, qui voyait si peu de maîtres en matière de langue et de goût, s’inclinait tout d’abord devant lui, qu’il a placé son nom en plus d’un vers devenu proverbe, et que, par un acte noble et délicat de reconnaissance, il l’a secouru pauvre dans sa vieillesse. […] Il est bon de temps en temps de repasser et de se redire ce que signifient ces gloires consacrées : il n’est jamais sans intérêt de ressaisir et de se représenter au naturel l’homme autrefois célèbre qui n’est plus resté pour nous qu’à l’état de nom et d’image. […] Cette Amarante, malgré son nom idéal, n’est point une Iris en l’air. […] Vaugelas, qui espérait et promettait de lui une rhétorique, a prononcé à son sujet ce nom de Quintilien français que Patru n’a point tenu : car il écrivait peu, et il s’est borné à des décisions orales.