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527. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIIIe entretien. Vie du Tasse (3e partie) » pp. 129-224

Dieu, qui a donné le génie en garde aux princes ou aux nations, ne le donna pas comme un jouet que ces princes ou ces nations peuvent rejeter ou briser selon leur caprice, mais comme un dépôt dont ils doivent compte à la postérité. Malheur aux princes ou aux républiques qui méconnaissent, qui persécutent ou qui négligent ces élus de l’avenir : les infortunes des grands hommes sont l’éternelle accusation des nations ou des souverains. […] Le poète qui chante un de ces récits doit donc le chanter avec les accents et les images que la riche imagination lui prête ; mais il est tenu aussi à le chanter dans un mode sérieux, conforme à la réalité de la nature humaine à l’époque où il la met en scène, conforme surtout à la vérité des mœurs de ses héros ; en un mot, le poème épique, pour être national, humain, religieux, immortel, doit être vrai, au moins dans l’événement, dans la nation, dans le caractère et dans le costume de ses personnages. […] Or c’est un autre principe de toute vérité, qu’il faut travailler sur un fond antique, ou, si l’on choisit une histoire moderne, qu’il faut chanter sa nation. […] Né d’une race à la fois chevaleresque et poétique, élevé par une mère d’élite et par un père déjà glorieux, recueilli dans la fleur de son adolescence par un prince qui lui ouvrit pour ainsi dire sa propre famille, protégé, aimé peut-être par la sœur charmante de ce prince, qui fut pour lui, sinon une amante, du moins une autre sœur, et qui lui pardonna tout, même ses négligences et ses distractions de sentiment que tant d’autres femmes ne pardonnent jamais, illustre avant l’âge de la gloire par des poèmes que la religion et la nation popularisaient à mesure qu’ils tombaient de sa plume ; disputé comme un joyau de gloire entre la maison d’Este, la maison de Médicis, la maison de Gonzague, la maison de la Rovère, ces grands patrons des lettres en Italie ; misérable et errant par sa propre insanité, mais non par la persécution de ses ennemis ; comblé d’enthousiasme et de soins par la jeune princesse Léonora de Médicis ; chéri à Turin, désiré à Florence, appelé à Rome ; retrouvant à Naples, toutes les fois qu’il voulait s’y réfugier, la patrie, l’amitié, la paix d’esprit, l’admiration d’une foule de disciples fiers d’être ses compatriotes ; enfin rappelé pour le triomphe à Rome par un neveu du souverain de la chrétienté, fanatique de son génie et providence de sa fortune ; mourant dans ses bras avec la couronne du poète en perspective et le triomphe pour tombeau : on ne voit rien dans une telle vie qui soit de nature à accuser l’ingratitude humaine, excepté quelques années de cruelle séquestration dans un hospice de fous, qui n’accusent pas, mais qui dégradent un peu son protecteur devenu son geôlier ; mais cette infortune n’est-elle pas souvent, dans l’économie d’une grande destinée, l’ombre qui fait mieux ressortir la note pathétique, qui attendrit le cœur de la postérité, et qui donne à la gloire quelque chose d’une compassion enthousiaste du monde ?

528. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCVe entretien. Alfred de Vigny (2e partie) » pp. 321-411

Nécessité d’être fort, prêt à tout, dans une nation méditerranéenne, circonscrite par trois millions de soldats ou de matelots, aux ordres absolus des huit puissances militaires qui nous menacent en Europe, à toute heure : qui peut nier cette évidence ? […] Le secret de nos oscillations perpétuelles entre la servitude nécessaire et la liberté impossible n’est que dans cette balance incessante entre la discipline de l’armée et l’âme révolutionnaire de la nation. […] Une nation qui compte dans sa population active sept millions d’ouvriers, trois cent mille seulement dans sa capitale ; une nation où deux ou trois millions de ces ouvriers, jeunes, vigoureux, impressionnables, facilement émus, ou séditieux, peuvent être tous les jours, par l’industrie nouvelle des chemins de fer, transportés en masse désordonnée dans cette capitale ou sur un point quelconque du territoire, pour y imposer leur volonté indisciplinée, souveraine, irresponsable, a besoin, sous peine de mort, d’une armée nombreuse, puissante, obéissante, pour contrebalancer cette foule du mont Aventin. […] En trois mois, l’armée, entraînée par la nation, couvrait la France à Paris et partout. […] Que le patriotisme, la première vertu des nations, réponde.

529. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 octobre 1885. »

  … « Je vois que constamment mes amis français se considèrent comme obligés de donner toute sorte d’éclaircissements et d’excuses à mon sujet, à cause des prétendues invectives que j’aurais lancées contre la nation française. S’il était vrai qu’à n’importe quelle époque, sous l’impression d’expériences désagréables, je me fusse laissé entraîner à insulter la nation française, j’en subirais les conséquences sans m’en préoccuper davantage, n’ayant pas l’intention d’entreprendre quoi que ce soit en France. […] Une seule fois je me suis expliqué en français, dans la préface de la traduction de mes quatre principaux opéras, sur les relations des nations romanes avec les Allemands et sur la mission différente qui me paraît incomber à celles-là et à ceux-ci. J’assignais aux Allemands la mission de créer un art à la fois idéal et profondément humain sous une forme nouvelle ; mais je n’avais nullement l’intention de rabaisser pour cela le génie des nations romanes, parmi lesquelles la France a seul conservé aujourd’hui la force créatrice. […] Tolstoï résume les devoirs moraux en cinq commandements ; n’être à nul irrité ; ne commettre point l’adultère ; ne prêter, jamais, des serments ; ne point résister aux méchants ; ne point haïr ou traiter mal les hommes d’étrangères nations.

530. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIVe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 257-320

En effet, une chose qui, par sa nature, n’offense ni un individu ni une nation, n’est point une injure ; jamais une vague déclamation contre les vices d’un siècle ou d’un peuple n’a offensé réellement une nation ou une époque ; et jamais ces déclamations, quelque violentes, quelque injustes qu’on les suppose, n’ont été sérieusement reprochées à leurs auteurs ; l’opinion, juste en ce point, a senti que ce qui frappait dans le vague était innocent, par là même que cela ne nuisait à personne. […] comprendre enfin, dans une exécration universelle, le climat, le génie, la langue, le caractère de dix nations des plus heureusement douées par le ciel, et chez lesquelles tant de grands écrivains, tant de nobles caractères semblent renouvelés de siècle en siècle pour protester contre la décadence même de cet empire du monde qu’aucun peuple n’a pu conserver ? […] Quoique M. de Lamartine rejette à bon droit ce rôle d’insulteur public qu’on a voulu lui faire jouer malgré lui, il ne veut pour personne, pas même pour une nation, s’abaisser au rôle de suppliant ou à celui d’adulateur : l’un lui messied autant que l’autre.

531. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Villemain » pp. 1-41

C’était un abus de langage d’appliquer à une nation dont la vie se compose de jeunesses successives (peste ! […] Il sait, s’il a compris l’histoire, que l’expérience des nations ne se compose que de bâtardises ou de légitimités successives, rachitiques et dégénérées. […] Ces six cents pages ne sont pas même le tour de force sur le vent que nous attendions d’un si grand artiste en vide que Villemain ; car, au bout de quelques haleines, il clôt, épuisé, la dissertation sur Pindare, et se met à pourchasser la poésie lyrique partout où elle s’est montrée dans la littérature des peuples, afin de nous prouver (dit-il) qu’elle fut toujours en harmonie avec l’élévation morale et religieuse des nations ! […] XII Et si, moi, j’ai parlé de Fox avec cette insistance, c’est que de toutes les notices isolées que Villemain, à la vue courte et à la plume courte, prend pour de l’histoire, la sienne est la plus importante, la plus intéressante, — parce qu’après tout, Fox, qui ne fut point un homme d’État, est une des gloires incontestables de la tribune anglaise, quoique ce n’en soit pas non plus la plus grande gloire… Si ce que les rhéteurs comme l’était Villemain appellent l’art oratoire n’existe qu’appliqué à de grands sujets, on peut se demander ce qu’était Fox, l’homme le plus naturellement éloquent, quand dans toute sa vie d’orateur, sur les sujets qui l’inspirèrent, il n’a jamais vu juste et s’est toujours brillamment, mais déplorablement trompé… L’homme d’entrailles chez lui n’avait que des entrailles, et ce n’est pas avec cela qu’on mène les nations, Il est mort à temps, comme Mirabeau, pour l’honneur de sa renommée.

532. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « De l’état de la France sous Louis XV (1757-1758). » pp. 23-43

Le spectacle, que nous ne laisserons qu’entrevoir d’après lui sans l’étaler tout entier, est affligeant ; mais il renferme quelques leçons sévères que l’histoire a déjà tirées ; il fait pénétrer dans les causes profondes de ruine de l’ancienne monarchie ; il fait sentir à quel point les plus nobles nations, et la nôtre en particulier, dépendent, dans l’esprit qui les anime et jusque dans leur ressort intérieur, des gouvernements qui les régissent et des hommes qui sont à leur tête. […] Et puis Bernis conclut par quelques mots, ou du moins il rend justice au génie, si plein de ressort, de la race française : « Il faudrait changer nos mœurs, s’écrie-t-il, et cet ouvrage, qui demande des siècles dans un autre pays, serait fait en un an dans celui-ci, s’il y avait des faiseurs. » Cette remarque est profondément vraie, en l’appliquant je ne dis pas aux mœurs, mais aux sentiments et à l’esprit de notre nation, qu’on a vue plus d’une fois se retourner tout d’un coup et en un instant sous une main puissante. […] Et en même temps on sort de cette lecture plus disposé à rendre justice à M. de Choiseul qui, d’une situation si compromise et si perdue en réalité, sut tirer des résultats assez spécieux, assez brillants, pour jeter un voile sur la décadence et pour relever la nation à ses propres yeux, en attendant qu’elle se régénérât décidément à travers les orages et qu’elle entrât, désormais vaillante et rajeunie (mais toujours selon l’esprit des chefs qui la guident), dans l’ordre de ses destinées nouvelles.

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