Le morceau de ce volume auquel j’attache le plus d’importance et sur lequel je me permets d’appeler l’attention du lecteur, est la conférence : Qu’est-ce qu’une nation ? […] On va aux guerres d’extermination, parce qu’on abandonne le principe salutaire de l’adhésion libre, parce qu’on accorde aux nations, comme on accordait autrefois aux dynasties, le droit de s’annexer des provinces malgré elles. […] La Suisse est peut-être la nation de l’Europe la plus légitimement composée. […] Une nation, c’est pour nous une âme, un esprit, une famille spirituelle, résultant, dans le passé, de souvenirs, de sacrifices, de gloires, souvent de deuils et de regrets communs ; dans le présent, du désir de continuer à vivre ensemble. Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue ou d’appartenir au même groupe ethnographique, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir.
Ce n’est donc pas aux académies que les nations doivent leur gloire littéraire. […] L’abandon dans lequel la nation laisse les ouvriers de son intelligence et de sa gloire est un opprobre pour le pays des lettres. […] Une nation n’a pas deux têtes : quand elle se décapite, il ne reste que le tronc. […] Tout est bon, même la force brutale, à une nation effarée par la terreur. […] Si jamais l’heure de la démocratie sonne pour la nation (et quelle heure ne revient pas sur ce cadran mobile d’une nation, où les heures ne sont que des minutes ?)
Car au fond de quoi une nation a-t-elle essentiellement besoin ? […] Autrement dit, les nations inférieures sont, par une loi constante, destinées à devenir la proie des nations supérieures. […] Presque toutes les nations du monde lui doivent leur existence. […] Un jour une nation de premier rang s’en empare. […] Ces nations étaient-elles dignes de subsister autonomes ?
Chez les nations les plus sauvages et les plus barbares, nul acte de la vie n’est entouré de cérémonies plus augustes, de solennités plus saintes, que ceux qui ont rapport à la religion, aux mariages, aux sépultures. Si des idées uniformes chez des peuples inconnus entre eux doivent avoir un principe commun de vérité, Dieu a sans doute enseigné aux nations que partout la civilisation avait eu cette triple base, et qu’elles devaient à ces trois institutions une fidélité religieuse, de peur que le monde ne redevînt sauvage et ne se couvrît de nouvelles forêts. […] Toutes les nations ont cru un Dieu, une Providence. […] Aucune nation n’a cru à l’existence d’un Dieu tout matériel, ni d’un Dieu tout intelligence sans liberté. […] Toutes les nations païennes se sont accordées à croire que les âmes allaient errantes autour des corps laissés sans sépulture, et demeuraient inquiètes sur la terre ; que par conséquent elles survivaient aux corps, et étaient immortelles.
Les géographes anciens s’accordent à reconnaître une vérité dont ils n’ont point su faire usage : c’est que les anciennes nations, émigrant dans des contrées étrangères et lointaines, donnèrent des noms tirés de leur ancienne patrie, aux cités, aux montagnes et aux fleuves, aux isthmes et aux détroits, aux îles et aux promontoires. […] Puisque des Latins nous sommes revenus aux Grecs, remarquons que cette nation vaine en se répandant dans le monde, y célébra partout la guerre de Troie et les voyages des héros errants après sa destruction, des héros grecs, tels que Ménélas, Diomède, Ulysse, et des héros troyens, tels que Anténor, Capys, Énée. […] Varron compte environ quarante Hercules, et il affirme que celui des Latins s’appelait Dius Fidius ; les Égyptiens, aussi vains que les Grecs, disaient que leur Jupiter Ammon était le plus ancien des Jupiter, et que les Hercules des autres nations avaient pris leur nom de l’Hercule Égyptien. […] Il est plus naturel de croire qu’il exista sur le rivage du Latium une cité grecque qui, vaincue par les Romains, fut détruite en vertu du droit héroïque des nations barbares, que les vaincus furent reçus à Rome dans la classe des plébéiens, et que, dans le langage poétique, on appela dans la suite Arcadiens ceux d’entre les vaincus qui avaient d’abord erré dans les forêts, Phrygiens ceux qui avaient erré sur mer. * Tite-Live assure qu’à l’époque de Servius Tullius, le nom si célèbre de Pythagore n’aurait pu parvenir de Crotone à Rome à travers tant de nations séparées par la diversité de leurs langues et de leurs mœurs.
D’où peut venir ce singulier état d’âme de la nation française, cette inépuisable insouciance, cette ignorance de soi ? […] Pourquoi se soucier des autres nations du globe, puisque la France est la nation par excellence ? […] Qui avait pu en douter d’ailleurs, si ce n’est de mauvais esprits, indignes d’appartenir à la nation généreuse ? […] Toute nation qui pense à s’endormir sur les lauriers acquis est, dès cet instant, condamnée à la décadence et à la mort. Voilà la vérité, qu’une nation telle que la nation française peut ou doit apprendre à se laisser dire.