Il y a deux manières d’aborder Carrel, même en ne portant dans cette étude aucune préoccupation de parti ni aucune passion politique. Il y a une manière plus poétique, plus généreuse peut-être, plus magnifique, qui consisterait à voiler les défauts, à faire ressortir les belles et grandes qualités, à l’en envelopper et à l’en couvrir, à l’accepter selon l’attitude si chevaleresque et si fière dans laquelle il aimait à se présenter à tous, à ses amis, au public, aux adversaires, et dans laquelle la mort l’a saisi. […] Mais employer ces termes désagréables et ternes, c’était aussi une manière bien sensible de ne pas être du siècle de Louis XIV12. […] Un exemplaire unique du National, dans lequel les noms des auteurs sont indiqués d’une manière authentique au bas des articles (presque tous alors anonymes), me permettra de l’étudier durant ce laps de six mois et de le présenter au public avec certitude.
Mais, dans la sphère intellectuelle où il se produit identiquement fait de la même manière, il n’en souffre pas. […] Puérilité et platitude, relève-t-il tout cela, du moins, par la manière de le raconter ? […] Stendhal, qu’il a imité et qu’il n’égala jamais d’aucune manière, Stendhal, qui s’était mêlé aux polémiques du temps et qui venait de publier son étrange chef-d’œuvre de Rouge et Noir, avait eu pour lui les bontés que le génie a pour le talent, mais l’homme qui travailla le plus, dans ce temps-là et depuis, à le faire célèbre, fut, nous l’avons dit plus haut, Gustave Planche, presque oublié maintenant, mais qui tenait alors, à la Revue des Deux-Mondes, le bâton haut d’une critique redoutée. […] Talleyrand, dit-on, n’écrivit jamais une seule lettre ; Talleyrand, cet homme médiocre qui sentait sa médiocrité et malgré la conscience de l’enchantement de ses manières, n’avait pas tant d’esprit puisqu’il n’avait pas d’âme dessous !
Saint-Bonnet s’est contenté de la reprendre, mais ce qui lui appartient en propre, et j’oserais presque dire exclusivement, c’est la manière dont il l’a reprise. C’est la manière infiniment nouvelle et infiniment profonde dont il a abordé, après tous les autres, un sujet tant abordé déjà et percé de tant de rayons de lumière, jaillis d’une masse d’esprits si divers ! […] Et quand tout devait les rapprocher, dans les conclusions et dans la doctrine, sur un sujet qui n’admet ni faux-fuyants, ni nuances, ni ingénieuses manières de se différencier en quoique ce soit, tout en voulant rester semblables en quelque chose ils ont évité la ressemblance, la redite, l’identité des points de vue, tout ce qui fait que les contes répétés deux fois sont ennuyeux, même quand ils sont des vérités, et ils ont fait tous les deux des livres puissants, qui se complètent l’un par l’autre et qui restent nantis d’une incomparable originalité. […] Dans l’impossibilité où je suis de citer tout ce qui me frappe au milieu de ce fouillis de richesses, j’indiquerai au moins le chapitre où l’auteur montre, avec une audacieuse justesse, que sans l’Église le Christianisme aurait fait le mal et l’erreur du monde et qu’il ne serait plus que l’épouvante de l’Histoire ; et celui-là encore qu’il intitule : « Coexistence des pouvoirs d’ordre, de juridiction et d’infaillibilité », dans lequel il prouve d’une manière si piquante que Jésus-Christ, étant et restant dans sa forme humaine sur la terre, n’en serait pas moins tenu d’instituer son Église telle qu’il l’a instituée et telle qu’elle est à cette heure.
Je ne permets pas même à l’Épouvante d’appliquer ce grand et terrible nom d’Antéchrist à ce petit critique qui ronge l’histoire comme une souris ronge une dentelle, et qui n’a pas même inventé sa manière ; à ce malicieux frotté de respect et de bénignité, pour plus de malice, et qui, dans sa Vie de Jésus, pleuraille de tendresse sur l’homme pour mieux tuer le Dieu ! […] La Critique a accepté ou discuté gravement le personnage, ce qui est une manière de l’accepter ! […] C’est un rabâchage de choses qu’il a dites, et mieux dites, sur l’indépendance et le désintéressement absolus de la science, et sur la différence qui existe entre la critique et la théologie… Et voilà probablement la raison pour laquelle les journaux, ces échos des livres quand les livres ont de la voix et de la sonorité, ont laissé, en toute indifférence, Renan se morfondre à jouer de sa guimbarde ordinaire dans le petit coin de son introduction… Et on ne peut pas même dire « autre guimbarde », comme on dit parfois « autre guitare » ; car Renan ne varie ni son instrument, ni sa manière de jouer, ni son air. […] Ce douceâtre diminutif de Rousseau (Rousseauculus) recommence, à sa manière, ces pauvres Lettres de la Montagne qu’il fallait toute l’inanité métaphysique du siècle des Philosophes pour admirer.
Tenez, débrouillez ce grimoire : « Il y a immédiation entre l’aperception immédiate de la force constitutrice du moi et l’idée de la notion de mon être au titre de force absolue, par la raison que je pense et entends la réalité absolue de mon être, de la même manière que j’aperçois ou sens immédiatement l’existence individuelle et actuelle du moi 16. » Savez-vous ce que c’est que cette philosophie ? […] Voici d’abord ce que vous appeliez son grimoire : « Il y a immédiation entre l’aperception immédiate de la force constitutrice du moi et ridée de la notion de mon être au titre de force absolue, par la raison que je pense et entends la réalité absolue de mon être de la même manière que j’aperçois ou sens immédiatement l’existence individuelle et actuelle du moi. » La phrase est rude : Force constitutrice du moi, idée de la notion de mon être au titre de force absolue, réalité absolue de mon être, immédiation entre l’aperception et l’idée ; ce sont là autant de broussailles qui arrêtent l’esprit tout court. […] Le moi s’identifie de la manière la plus complète et la plus intime avec cette force motrice (sui juris) qui lui appartient18. » Ainsi le moi n’est plus ce tout indivisible et continu dont nos idées, nos plaisirs, nos peines sont les parties composantes, isolées par fiction et par analyse. […] Dès lors l’étendue n’est qu’un pur phénomène relatif à notre manière de nous représenter les existences autres que la nôtre par le sens de l’intuition22. » La psychologie ainsi maniée devient une métaphysique.
C’est ici surtout qu’on sent l’infériorité de manière, si l’on se reporte à Montesquieu. […] On y rencontre à chaque page un esprit ferme, exact, sensé, fin, moral, ami des considérations, qui raisonne à l’occasion de chaque incident, mais qui raisonne bien, d’une manière solide et élevée, et qui, quand il décrit, nous rend en fort bonne prose ce dont Chateaubriand le premier nous a donné la poésie en traits hasardeux et sublimes, — Et il a lui-même jugé en termes excellents cette poésie un peu arrangée et toute chateaubrianesque du désert, quand il a dit (non pas dans cette relation, mais dans une de ses lettres) : « Les hommes ont la rage de vouloir orner le vrai au lieu de chercher seulement à le bien peindre. […] Thiers et de sa manière, je disais qu’il ne se résumait pointf, mais qu’il développait.