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1950. (1896) Journal des Goncourt. Tome IX (1892-1895 et index général) « Année 1892 » pp. 3-94

le lieu enchanteur, resté dans ma pensée, et que, de crainte de désenchantement, je n’ai jamais voulu revoir depuis ! […] Mais, dans cette maison, mon lieu de prédilection était une salle de spectacle ruinée, devenue une resserre d’instruments de jardinage : une salle aux assises des places effondrées, comme en ces cirques, en pleine campagne, de la vieille Italie, et où je m’asseyais sur les pierres disjointes, et où je passais des heures à regarder, dans le trou noir de la scène, des pièces qui se jouaient dans mon cerveau.

1951. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre premier. Aperçu descriptif. — Histoire de la question »

Egger parle de « sonnet bouddhiste » et d’aspiration au « nirvana » : voir en effet le premier quatrain (« Dans la sphère du nombre et de la différence,/ Enchaînés à la vie, il faut que nous montions,/Par l’échelle sans fin des transmigrations, / Tous les degrés de l’être et de l’intelligence »), puis les deux tercets qui commencent par le vers cité (« Le silence, l’oubli, le néant qui délivre,/ Voilà ce qu’il me faut ; je voudrais m’affranchir /Du mouvement, du lieu, du temps, du devenir ; // Je suis las, rien ne vaut la fatigue de vivre, / Et pas un paradis n’a de bonheur pareil, / Nuit calme, nuit bénie, à ton divin sommeil »). […] Voici la suite des idées : la meilleure manière de conserver le talent d’improviser est de l’exercer tous les jours devant plusieurs auditeurs ; mais il vaut mieux parler sans témoin que ne pas parler du tout ; « on peut aussi s’exercer à traiter des sujets dans toute leur étendue, même en silence, pourvu que l’on prononce intérieurement une sorte de discours » (silentio, dum tamen quasi dicat intra seipsum) ; ce genre d’exercice a l’avantage de pouvoir se faire en tout lieu et à tout moment quand nous n’avons pas d’autre occupation, et il est plus favorable que les deux autres à une composition soignée ; mais ceux-ci excitent davantage la verve oratoire. — Dans le livre XI, chapitre 2, autre allusion, plus timide encore : il vaut mieux apprendre par cœur en lisant ou en se répétant à voix basse (vox modica, et magis murmur) que silencieusement (tacite).

1952. (1898) Politiques et moralistes du dix-neuvième siècle. Deuxième série

Du revirement qui fait de l’État un maître matériel au lieu du maître moral qu’il était, ce sont donc les conséquences fâcheuses qui sont à prévoir et les conséquences salutaires qui ne sont qu’à espérer. […] Il existe une morale, sensiblement la même à toutes les époques de l’humanité et en tous les lieux qu’elle habite. […] Ceux qui ont pour passion maîtresse l’impatience de changer de lieu et de vagabonder, associeront cette passion même et formeront des hordes voyageuses ayant pour mission de parcourir le monde et de l’explorer. […] Pour d’autres, le catholicisme est autorité encore, mais autorité seulement pour lui, et il est surtout autorité limitative d’une autre ; il est forteresse et retranchement contre une puissance d’un autre ordre ; il est ressource, arme, arsenal et lieu de sécession contre l’autorité civile ; et ceux qui l’aiment de cette façon là, ce n’est pas tant qu’ils l’aiment, que ce n’est qu’ils n’aiment pas le pouvoir temporel ; et ce n’est pas tant qu’ils prennent plaisir à obéir à l’Église que ce n’est qu’ils ont tendance à désobéir au gouvernement. — De ces deux groupes, même avant 1830, on a parfaitement vu que c’est au second que Lamennais appartenait. […] Qu’il n’est pas habitant de cette terre, il le sait très bien, et avec cette emphase naïve, très familière aux rêveurs et qui chez eux ne déplaît pas, il dit, — je traduis d’avance, pour qu’on comprenne, — il dit d’une jeune personne qui n’avait pas voulu l’épouser : « 14 août 1825, date bien funeste, que j’ai longtemps ignorée, et dont je n’ai jamais été averti par aucun pressentiment ; du moins, si une corde de ma lyre a rendu un son funèbre, le mouvement du monde m’a empêché de l’entendre ; le 14 août, une belle et noble créature qui m’était jadis apparue et qui habitait loin des lieux où j’habitais moi-même, une belle et noble créature, jeune fille alors, à qui j’avais demandé toutes les promesses d’un si riche avenir, est allée visiter à mon insu les régions de la vie réelle et immuable, après avoir refusé de parcourir avec moi celles de la vie d’illusions et de changement. — En vérité, cette jeune fille, il le sent, en partant pour un autre monde, était allée le rejoindre.

1953. (1906) La rêverie esthétique. Essai sur la psychologie du poète

Souvent même le rêveur cherche une sorte de mise en scène, il aime à s’entourer des objets dont il a éprouvé par expérience la vertu poétique ; il ira chercher la rêverie dans les lieux où il l’a rencontrée déjà ; il y retrouvera des images éparses et flottantes, fils légers auxquels il renouera ses nouveaux rêves. […] Au lieu du caravansérail que j’imaginais, je trouvai une ancienne auberge de l’Ile de France, l’auberge du grand chemin, station de rouliers, relai de poste, avec sa branche de houx, son banc de pierre à côté du portail, et tout un monde de cours, de hangars, de granges, d’écuries. » Les mots sont-ils en effet plus poétiques que les choses ? […] On trouvera sans peine des poèmes de grande valeur littéraire qui ne sont que des rêves ; au lieu qu’il serait impossible de citer un seul poème fait uniquement d’idées pures et de conceptions abstraites : s’il en était de tels, ils n’auraient de la poésie que la forme verbale ; ils ne seraient que de la prose rythmée. […] Si l’on nous présente au contraire en dernier lieu le terme qui doit le plus frapper l’imagination, il y a progression ; nous prenons plaisir à voir la pensée s’enrichir, l’imagination entrer en jeu, s’exalter, devenir dominante : la période poétique, d’abord calme et posée, s’élève par élans, et finit en pleine poésie.

1954. (1913) Poètes et critiques

L’éditeur s’est donné pour unique tâche de choisir les morceaux qu’il est bon de mettre en lumière, de relier ces morceaux par des analyses qui tiennent lieu des parties supprimées, de donner sur les sujets traités, sur les événements, sur les personnages, les explications indispensables. […] Au lieu du paysan entêté et « sacerdotal jusque dans sa jovialité », c’est le paysan excité, fantasque, imaginatif, passionné, violent, épris de la terreur et du mystère. […] N’y avait-il pas lieu de nous en avertir plus clairement que par voie d’allusion ou de prétérition ? […] Si cette sorte de divertissement se rencontrait chez un Parnassien qui ne fût pas Verlaine, il y aurait lieu de démêler, dans cet ensemble assez grimaçant, assez froid, beaucoup de traits heureux de fantaisie ou d’ironie.

1955. (1895) Les mercredis d’un critique, 1894 pp. 3-382

J’ai dit que tout lieu leur était bon pour discuter, j’ajouterai que c’était surtout à table, en famille, que s’élevaient, à Jersey, ces beaux débats presque quotidiens. […] Et rien, ni le profond délire de l’amant Lorsque l’aimée et lui se fondent ardemment Dans le baiser qui fait de deux êtres un être, Ni la voluptueuse ivresse qui pénètre Une vieille dévote attablée au saint lieu, Sentant son corps s’unir au corps même de Dieu, Ni le ravissement d’un saint dont les prunelles Voient déjà resplendir les lampes éternelles Et s’emplissent de leurs extatiques clartés, Rien n’est heureux autant que ces doigts écartés, Que cette bouche en fleur suçant la fleur de vie, Et que ces yeux mouillés de tendresse assouvie Comme si, cependant que l’enfant prend son lait, Dans son cœur tout le cœur de sa mère coulait ! […] À l’artiste, au savant, au lettré, au protecteur éclairé de sa ville, il préférera toujours un prosélyte quelconque de ces sectes incompréhensibles qui se partagent sa clientèle, un broussiste, un allemaniste, un guesdiste, un marxiste, un blanquiste, un possibiliste, un auto-moniste, tous gens dont il ne connaît pas plus la personne qu’il n’en comprend la doctrine, mais qui flattent ses curiosités mauvaises et ses appétits de désordre, parfois même un bohème de la révolution démocratique et sociale, sans feu ni lieu, qui proteste, à sa façon, contre la propriété, en couchant sous les ponts. […] C’est que rien n’est absolu dans la vie et que la nature, qui veut bien se laisser entrevoir, ne souffre pas qu’on lui arrache son dernier voile ; si le faux est haïssable, le vrai est souvent redoutable, et le tort des explorateurs est de se lancer souvent trop hardiment dans des contrées inconnues ; au lieu des terres rêvées, d’océans nouveaux qui jusque-là n’ont reflété que les cieux, ils ne trouvent souvent que l’implacable désert où viennent mourir leurs espérances. […] Ordre des marches, leur durée ; lieux de convergence ou de réunion des colonnes ; surprises, attaques de vive force ; mouvements divers et fautes de l’ennemi ; tout, dans cette dictée si subite, était prévu !

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