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227. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « III. M. Michelet » pp. 47-96

Quand on n’a pas le langage de la chose qu’on fait, ou l’accent de la langue qu’on parle, quand on n’a pas précisément la qualité essentielle à son art, est-on déjà si grand, littérairement, ou si beau ? […] Les Mémoires de l’homme ont un langage, mais l’Histoire générale en a un autre. […] nuls mémoires, ni ceux de la princesse Palatine, qui ont des inflexions souvent terriblement grossières, ni ceux de Tallemant des Réaux, qui sont bourrés, jusqu’à la gueule, des plus infects commérages, n’ont un langage plus cyniquement sans façon que l’histoire générale, telle que l’entend et que l’écrit M.  […] C’est cette maîtresse difficulté qui a réduit le cardinal de Richelieu à une duplicité d’action inévitable et nécessaire, et permis aux langages les plus opposés d’aller leur train sur ce grand homme. […] Partout, à chaque page de son histoire, c’est le même langage, c’est la même idée fixe, car l’idée fixe, on peut la retrouver aussi bien dans l’ivresse que dans la folie, c’est la même peur du Dieu personnel et vivant du catholicisme, de ce splendide revenant qui hante la raison de l’historien malgré lui, et qui, aperçu incessamment à travers le pâle fantôme du dieu philosophique, réduit toujours le même visionnaire au même effort et à la même convulsion de raisonnement pour le repousser.

228. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « M. Deschanel et le romantisme de Racine »

Enfin, Agrippine et Néron appartiennent à une civilisation que nous n’avons aucune peine à nous représenter et qui différait assez peu de la nôtre pour que Racine ait pu leur prêter le langage et les manières de son temps sans commettre un trop grave contresens. […] » disait le vieux Corneille en voyant jouer Bajazet, et peut-être qu’en effet, si Roxane agit et sent à peu près comme une femme de harem, Acomat comme un vizir, et parfois Bajazet comme un homme d’Orient, leur allure et leur langage n’ont pas grand’chose de turc pour des esprits non prévenus. […] Les personnages les plus exotiques, vrais au fond, ont donc l’air de contemporains de Louis XIV, qui (avec le même langage et la même allure que les gentilshommes de cette époque) auraient seulement en plus quelques sentiments extraordinaires et originaux. […] Et, d’autre part, comme on veut que la forme soit belle, les personnages de la tragédie doivent parler le langage le plus savant, le plus élégant, le plus propre à nous plaire, à nous chez qui la brute est généralement endormie ou n’est plus capable de tels excès, et qui pouvons nous demander s’il est possible qu’elle se réveille chez des hommes si bien parlants. […] Sauf chez Camille (qui d’ailleurs est tout d’une pièce n’est point assez femme), nulle part avant Racine nous ne voyons l’amour-fureur, l’amour-possession, l’amour-maladie, qui pousse fatalement ses victimes au meurtre et au suicide, et cela au travers d’un flux et d’un reflux de pensées contraires, par des alternatives d’espoir, de crainte, de colère, et des raffinements douloureux de sensibilité, des ironies, des clairvoyances soudaines, puis des abandons furieux à la passion fatale, un art merveilleux à se faire souffrir, des sentiments de la dernière violence s’exprimant dans un langage d’une simplicité et d’une harmonie exquises — au point qu’on ne sait si l’on a peur de ces femmes ou si on les adore, et qu’on voudrait mourir avec elles et pour elles.

229. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Balzac » pp. 17-61

Il a voulu replacer sous les yeux du public un livre dont le public indifférent s’était détourné quand il parut, et tenter de nouveau, en faveur d’un chef-d’œuvre de sentiment et de langage, cette fortune des livres, incompréhensible comme toutes les fortunes. […] Balzac, dont la personnalité allait jaillir aussi profonde et aussi complète que celle de Dante, de Milton ou de Goethe, voulut, dans les impatiences d’un génie qui jetait son écume, rivaliser d’invention avec Boccace et de langage avec Rabelais ; mais il ne réussit que pour les artistes, les écrivains et les connaisseurs. […] Les types qu’il a inventés sont encore plus étonnants que son langage. […] Après s’être transformé par l’inspiration, par le sentiment, par le tour et par le langage, en chaud conteur du xvie  siècle, il eut peur du masque qu’il s’était composé et il écrivit cette préface, inutile comme toutes les préfaces, dans laquelle il nous dit que « le Rire est ung enfant nud », pour nous faire croire à son innocence. […] Leur effet ne sortira pas de cet arcane littéraire où le vieux langage dans lequel ils sont écrits doit nécessairement les retenir.

230. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre premier. Des principes — Chapitre II. Axiomes » pp. 24-74

L’histoire sacrée est plus ancienne que toutes les histoires profanes qui nous sont parvenues, puisqu’elle nous fait connaître, avec tant de détails et dans une période de huit siècles, l’état de nature sous les patriarches (état de famille, dans le langage de la science nouvelle). […] C’est celui du langage naturel qui s’est parlé jadis dans le monde, si l’on s’en rapporte à la conjecture de Platon (Cratyle), suivi par Jamblique, par les Stoïciens et par Origène (contre Celse). […] À ce langage naturel dut succéder le langage poétique, composé d’images, de similitudes et de comparaisons, enfin de traits qui peignaient les propriétés naturelles des êtres. […] Maintenant encore au milieu de tant de facilités pour apprendre le langage articulé, les enfants, dont les organes sont si flexibles, commencent toujours ainsi.

231. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gui Patin. — II. (Fin.) » pp. 110-133

Tout sujet de lettres lui était bon comme matière à esprit et presque à éloquence : « un bouquet, une paire de gants, une affaire d’un écu ; prier le maire d’une ville de faire raccommoder un mauvais chemin, recommander un procès à un président », tout cela, sous sa plume, devenait un texte à belles pensées et à beau langage, et ne lui fournissait pas moins de quoi plaire « que toute la gloire et toute la grandeur des Romains ». […] On lit, en tête du recueil des Plus Belles Lettres françaises par Richelet, un jugement fort exact et fort net sur Gui Patin et sur sa personne ; ses lettres y sont louées pour leurs bonnes parties, pour leur liberté et leur enjouement, pour les bons contes et les faits curieux qu’elles renferment : « Ces choses, dit-on, doivent obliger à n’en point regarder de si près le langage : car il n’est pas toujours selon Vaugelas ni Patru. » Ainsi, du temps de la jeunesse de Gui Patin, il y avait une séparation bien marquée dans le genre épistolaire : d’un côté, l’art, et rien que l’art et la rhétorique, comme chez Balzac et ceux de cette école ; de l’autre côté, le naturel, et rien que le naturel, avec tous ses hasards et ses crudités comme chez Gui Patin. […] Quoi qu’il en soit, c’en est assez pour montrer que, dans le cabinet de Gui Patin, le grand crucifix pouvait, en toute sincérité, occuper la première place, et que le bon Dieu, comme on disait et comme il disait en langage de famille, continuait de régner en effet sur cet assemblage un peu disparate de personnages si divers et sur la conscience du maître lui-même. […] Il y avait, malgré ses indignations, des jours où, comme il le dit en son langage plein des anciens, « il était heureux de tout côté » (ab omni parte beatus).

232. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville (suite et fin.) »

Ainsi, dans l’affaire d’Orient, en 1840, il croyait qu’on devait appuyer le ministère du 1er mars ; et il l’écrivait à son ami M. de Beaumont (9 août 1840) : « Mais je n’approuve point, ajoutait-il, le langage de la presse officielle ; ces airs de matamores ne signifient rien. […] Je ne pouvais approuver le langage révolutionnaire et propagandiste de la plupart des partisans de la guerre ; mais abonder dans le sens de ceux qui demandaient à grands cris et à tout prix la paix, était plus périlleux encore. […] La nation s’était crue humiliée ; elle l’était en effet, sinon par les actes, au moins par le langage de nos ministres. […] et n’était-il pas nécessaire que des voix fermes et indépendantes s’élevassent pour protester au nom de la masse de la nation contre cette faiblesse ; que des hommes qu’aucun lien de parti n’enchaîne encore, qui bien évidemment n’ont ni tendances napoléoniennes ni goûts révolutionnaires, que de pareils hommes vinssent tenir un langage qui relevât et soutînt le cœur de la nation et cherchassent à la retenir dans cette pente énervante89 qui l’entraîne chaque jour davantage vers les jouissances matérielles et les petits plaisirs.

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