Isidore Geoffroy Saint-Hilaire explique plus loin cette idée qu’il se fait de Buffon, d’un Buffon un peu plus nouveau que celui avec lequel nous avaient familiarisés les jugements de Cuvier et des naturalistes de son école : Comme écrivain, Buffon occupe depuis longtemps, dit-il, le rang qui lui appartient… Mais en faisant si grande la part de l’écrivain, a-t-on rendu justice au naturaliste, au penseur ? […] Le jugement de Cuvier, si à portée de bien voir, ne satisfait point M. […] Cuvier, dont le jugement a fait loi pour les zoologistes contemporains, semble lui-même placer le mérite le plus réel de Buffon dans ses droits au titre d’auteur fondamental pour l’histoire des quadrupèdes.
Sayous, dans ses Études sur les écrivains français de la Réformation, a donné sur d’Aubigné des jugements étendus, confirmés par des témoignages nouveaux ; puisant à des sources domestiques, il a ajouté sur lui à ce qu’on savait déjà. […] Dans son Histoire, d’Aubigné affecte de ne vouloir qu’exposer et raconter, et de ne point porter de jugements ; il s’impose la loi de ne donner louange ni blâme : il lui suffit de faire parler les choses. […] Je vous somme, au nom de Dieu, de ne nous frauder plus, ou je serai témoin contre vous en son Jugement. » Religion égarée, fanatisme opiniâtre sans doute, et sourd aux raisons de prudence et d’humaine sagesse ; appel, sous le nom du Christ, à la vengeance du sang par le sang ; générosité pourtant et grandeur d’âme, comme il en est en tout sacrifice absolu de soi : c’est ce qui respire en cette scène nocturne, digne des plus grands peintres, et d’Aubigné, qui en a senti toute l’émotion, nous l’a conservée et, on peut dire, nous l’a faite de manière à n’être point surpassé.
Mais il est pourtant de certaines notions qui, une fois établies et remises en circulation, ne se perdent plus, et qui entrent, bon gré mal gré, dans les jugements mêmes qui aimeraient à n’en pas tenir compte. […] Ma conclusion, après tout, n’était pas tellement différente du jugement qu’avait porté, sur Ronsard, Fénelon dans sa Lettre à l’Académie française : Ronsard, y disait-il, avait trop entrepris tout à coup. […] Je sais tout ce qu’avaient d’incomplet, et jusqu’à un certain point de hâtif cet extrait et ce jugement de 1828, et je le livre aux corrections de détail de ceux qui y reviennent armés de toutes pièces et avec une application d’érudit ; mais en ce qui est d’avoir fait un acte de goût, je ne saurais m’en repentir, et l’idée que je me forme de Ronsard est encore la même, c’est-à-dire celle-ci.
On ne peut demander à Mme Elliott des jugements bien mûrs sur les personnes, il ne faut chercher avec elle que des impressions ; et, comme les siennes sont fort sincères, elles ont du prix. Ce qu’elle nous dit du duc d’Orléans, à ce moment et dans toute la suite, s’accorde bien, au reste, avec le jugement que les meilleurs esprits ont porté de ce déplorable prince ; Ainsi, il résulte du récit de Mme Elliott que ce soir du 12 juillet, en arrivant à Monceaux, le duc était encore très indécis ; que, deux ou trois heures après, Mme Elliott, qui était sortie à pied avec le prince Louis d’Arenberg pour juger par elle-même de la physionomie des rues de Paris et de ce qui s’y disait, revint à Monceaux, et, dans un entretien particulier qui dura jusqu’à deux heures du matin, conjura à genoux le duc de se rendre immédiatement à Versailles et de ne pas quitter le roi, afin de bien marquer par toute sa conduite qu’on abusait de son nom. […] Le trône écroulé, le roi arrêté et mis en jugement, lui, prince du sang, il se figurait qu’il allait continuer de vivre à Paris à son aise, dans les plaisirs et en riche citoyen ; et son amie Mme de Buffon, femme gracieuse, qui montra plus tard bien du dévouement, écrivait au duc de Biron (un autre intime), alors à la tête de l’armée du Rhin, une lettre curieuse, incroyable34, où elle lui racontait à sa manière et sur un ton badin, les événements du 10 août, les arrestations qui en étaient la suite, les exécutions qui devaient commencer le lendemain au Carrousel : Au milieu de ces arrestations, disait-elle, Paris est calme pour ceux qui ne tripotent point. — J’oubliais de vous dire que Mme d’Ossun est à l’Abbaye.
Cette idée, jetée en l’air et à l’étourdie par un homme de grand talent, qui sait sans doute autant et mieux que personne son xviie siècle, mais dont le premier jugement est rarement juste et précis, a été soigneusement ramassée et amplifiée par les disciples et les esprits à la suite. […] Mais bientôt son dessein paraît s’interrompre et s’oublier dans plusieurs chapitres mêlés, et qui ont pour titre : Des Jugements, De la Mode, De quelques Usages : on va à droite ou à gauche, à l’aventure, on revient en arrière. […] Ayant passé presque en un seul jour de l’obscurité entière au plein éclat et à la vogue, il sait à quoi s’en tenir sur la faiblesse et la lâcheté de jugement des hommes ; il ne peut s’empêcher de se railler de ceux qui n’ont pas su le deviner ou qui n’ont pas osé le dire.
La Fontaine Dans ces rapides essais, par lesquels nous tâchons de ramener l’attention de nos lecteurs et la nôtre à des souvenirs pacifiques de littérature et de poésie, nous ne nous sommes nullement imposé la loi, comme certaines gens peu charitables ou mal instruits voudraient le faire croire, de mettre en avant à toute force des idées soi-disant nouvelles, de contrarier sans relâche les opinions reçues, de réformer, de casser les jugements consacrés, d’exhumer coup sur coup des réputations et d’en démolir. […] Il en sera, selon nous, des variations de nos jugements sur le siècle de Louis XIV, comme il en a été de nos diverses façons de voir touchant les choses de la Grèce et du moyen âge. […] J’en reviens volontiers et je m’en tiens sur lui à ce jugement de La Bruyère dans son Discours de réception à l’Académie : « Un autre, plus égal que Marot et plus poëte que Voiture, a le jeu, le tour et la naïveté de tous les deux ; il instruit en badinant, persuade aux hommes la vertu par l’organe des bêtes, élève les petits sujets jusqu’au sublime : homme unique dans son genre d’écrire, toujours original, soit qu’il invente, soit qu’il traduise ; qui a été au-delà de ses modèles, modèle lui-même difficile à imiter. » — Voir aussi le joli thème latin de Fénelon à l’usage du duc de Bourgogne sur la mort de La Fontaine, in Fontani mortem.