Et chacun s’appliquant à motiver sa préférence, quelles lumières, quelle certitude de jugement n’acquererions-nous pas ? […] Ainsi il n’y avait d’autre juge que le gagnant ; tant pis pour lui et tant mieux pour celui qui choisissait après lui, si négligeant le jugement des artistes et du public, il s’en tenait à son goût particulier. […] Au reste, n’oubliez pas que je ne garantis ni mes descriptions, ni mon jugement sur rien ; mes descriptions, parce qu’il n’y a aucune mémoire sous le ciel qui puisse emporter fidellement autant de compositions diverses ; mon jugement, parce que je ne suis ni artiste, ni même amateur.
Des jugements opposés et irréfléchis se retrouvent presque dans les mêmes chapitres. […] Le plus grand nombre de ses jugements ressemble à celui-là. […] quel extraordinaire jugement ! […] que deviendront alors tant d’histoires qu’on intitule philosophiques, si ce jugement est véritable ? […] Je ne crois pas qu’on attribue ces jugements aux illusions de l’amitié.
Cela est possible, et j’ai tâché du moins que mon jugement littéraire définitif ne se ressentît en rien de cette variation de sentiments. […] Cette légère réserve faite, je ne sais rien de mieux raconté. » M. le comte de Circourt enfin, cet homme de haute conscience et de forte littérature, dans une lettre qu’il m’écrivait le 24 avril 1864, reconnaissait la vérité du Portrait et s’exprimait en ces termes par lesquels je terminerai et qui me couvrent suffisamment : « Les grands côtés du talent de M. de Vigny sont mis par vous en relief d’une manière tout à la fois large et fine ; et malgré la sévérité de quelques-unes de vos appréciations, je n’ai rien à souhaiter de mieux pour la mémoire de M. de Vigny, si ce n’est que la postérité s’en tienne sur lui à votre jugement, ce que j’espère ; j’apprends que ses vrais (et par conséquent rares) amis sont tout à fait de ce sentiment. » 79.
Si l’impartialité est de rigueur pour l’historien tout le temps qu’il raconte les faits, scrute les causes et peint les caractères, une fois cette triple trame de l’histoire impassiblement déroulée, il reste la conclusion dernière, le jugement suprême à prononcer ; et cette conclusion et ce jugement ont toujours autant de chaleur, de passion et de vie, qu’il y en a dans la conscience et le sentiment moral de l’historien.
Or, sans se préoccuper en ce moment du fond des choses, c’est-à-dire des jugements et des conclusions de l’auteur, nous affirmons qu’indépendamment de toute conclusion et de tout jugement il y avait là une grande et intéressante histoire à écrire, et que jamais moment n’aurait été mieux choisi pour la publier.
Ils disaient sententiæ, pour résolutions, parce que leurs jugements n’étaient que le résultat de leurs sentiments ; aussi les jugements des héros s’accordaient toujours avec la vérité dans leur forme, quoiqu’ils fussent souvent faux dans leur matière.