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836. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand (1846-1853). — II. (Fin.) » pp. 476-495

Les lettres de l’ami qui guerroie à l’ami casanier qui est resté dans sa bibliothèque sont pleines de ces piquants et humains aveux. […] Ce jeune roi victorieux, et malgré tout, à cette date, plus philosophe et plus homme de lettres encore qu’autre chose, écrivant ses billets soigneux et attentifs, sa première pensée après la victoire, à un bon et digne bibliophile son ami, qui n’a rien de brillant et qui ne lui est utile que dans l’ordre de l’esprit et des jouissances morales, c’est touchant, c’est honorable pour la nature humaine et pour la nature même des héros. […] Jordan, qui a de la dignité et qui veut être respecté, lui répond : Je n’ai quitté le camp que lorsque Votre Majesté m’a ordonné de le quitter ; si j’ai fait connaître quelque sentiment de crainte, c’est une preuve que j’ai été plus naturel que prudent… L’histoire du médecin de Breslau, débitée à Votre Majesté, serait fort jolie, si elle ne regardait pas un homme qui n’a de maladie que celle d’aimer trop le genre humain et de penser tristement. […] Si l’on voulait prendre à cœur toutes les infortunes des particuliers, la vie humaine entière ne serait qu’un tissu d’afflictions. […] En 1740, un autre moment commence ; Frédéric s’était dit de bonne heure : « Ne prenons que la fleur du genre humain. » Une fois maître des choses, il essaya de réaliser ce vœu et de réunir ce qu’il y avait de plus piquant, de plus vif et de plus sociable en gens d’esprit de toutes nations.

837. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Jean Richepin »

Jésus-Christ », les gueux ne pouvaient pas ne point tenter l’imagination de ceux-là qui savent où se trouve la Poésie dans les choses humaines. […] ce sont des gueux spéciaux : — tous les Meurt-de-faim, tous les Stropiats, tous les Béquillards, tous les tronçons de l’effroyable guerre de Trente Ans ; une page plus d’Histoire que de nature humaine. […] Et quoique la pièce soit charmante et fasse bas-relief… grec, cependant, les gueux des champs au xixe  siècle, les gueux réels qui nous ont touché de leur coude percé, n’ont rien à faire avec Pan et cette voix classique qui ne résonne plus que dans les mémoires cultivées, et non dans les entrailles humaines. […] Pour rester dans la vieille image de la lyre, l’auteur des Blasphèmes a sur la sienne une seule corde qui vaut les sept… et cette corde, qui n’est ni la corde d’or, ni la corde d’argent, ni la corde d’airain, ni la corde de soie, c’est la corde humaine, tirée de nos entrailles, et qu’on lui a niée. […] Ces pièces de vers, en effet, d’un talent tout à la fois exécrable et magnifique, sont accumulées les unes sur les autres par une main d’Hercule pour en faire un bûcher où brûler Dieu et le monde, et c’est là précisément qu’est le côté humain, pathétique et déchirant de cette poésie qu’on a dit n’être qu’une rhétorique.

838. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Étude sur la vie et les écrits de l’abbé de Saint-Pierre, par M. Édouard Goumy. L’abbé de Saint-Pierre, sa vie et ses œuvres, par M. de Molinari. — I » pp. 246-260

Il se produisit, à ce moment, un phénomène assez singulier : sur la fin et comme à l’arrière-saison d’un siècle si riche par l’ensemble et la réunion des plus belles facultés de l’esprit et de l’imagination, on vit paraître plusieurs hommes distingués, et quelques-uns même éminents par certaines parties de l’intelligence, mais notablement privés et dénués d’autres facultés qui se groupent d’ordinaire pour composer le faisceau de l’âme humaine : — Fontenelle en tête, le premier de tous, une intelligence du premier ordre, mais absolument dénué de sensibilité ; La Motte, l’abbé Terrasson, qui l’un et l’autre, avec l’esprit très perspicace sur bien des points, raisonnaient tout à côté comme s’ils étaient privés de la vue ou du goût, de l’un des sens qui avertissent. […] Il fut pris, à dix-sept ans, de ce que son compatriote Segrais appelait la petite vérole de l’esprit, c’est-à-dire qu’il voulut se faire religieux ; par bonheur pour ses lecteurs futurs et pour le bien du genre humain (c’est lui-même qui nous le dit aussi naïvement qu’il le pense), on le jugea trop faible de santé pour soutenir les exercices du chœur, et sa fièvre de vocation eut le temps de se dissiper. […] Au fur et à mesure qu’il s’appliquait à un sujet, selon sa méthode d’examen étrangère à toute considération historique, il était frappé de ce que les idées, les plus raisonnables selon lui, étaient le moins en usage, et que, sur chaque point, le genre humain semblait encore dans l’enfance. […] « Il y a plus : c’est que, faute d’un certain sens spirituel nécessaire pour discerner par nous-mêmes la vérité, nous étions réduits à nous citer les uns les autres, et à citer même des anciens de deux mille ans, nous qui, aidés de leurs lumières et des lumières de soixantes générations, devions avoir incomparablement plus de lumières et de connaissances que ces anciens qui vivaient dans l’enfance de la raison humaine… » Nous touchons ici à une idée essentielle de l’abbé de Saint-Pierre, c’est que le monde intellectuel ne date que d’hier, que les hommes sont dans l’enfance de l’esprit et de la raison, que l’humanité n’a guère que sept ans et demi, l’âge à peine de la raison commençante45.

839. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre V. De la lecture. — Son importance pour le développement général des facultés intellectuelles. — Comment il faut lire »

Parfois, quand on est jeune, on se pique d’originalité et l’on prétend penser des choses qu’aucune intelligence humaine n’ait encore pensées. […] Car il y a dans les littératures anciennes des œuvres d’un intérêt humain, d’une beauté universelle, où l’intérêt et la beauté ne sont pas indissolublement liés à la langue et au mètre, et dont l’intelligence n’exige pas une forte préparation archéologique. […] Ils ont dans le livre une confiance touchante : ils n’oseraient le soupçonner de mensonge ni d’erreur ; la pensée imprimée, devenue comme impersonnelle, et n’ayant plus pour leurs oreilles le son de la voix humaine, prend par ce détachement l’apparence d’une vérité qui tombe du ciel. […] Vous conclurez alors que Molière n’a voulu en somme que montrer combien le monde s’accommode peu de la parfaite vertu, qui le gêne, et dont il se venge par le ridicule, et combien aussi l’humaine faiblesse en est peu susceptible, puisque dans la plus belle âme elle s’exagère, s’aigrit et s’attache à des riens.

840. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Verlaine, Paul (1844-1896) »

l’admirable et éternel chef-d’œuvre d’un qui comprit enfin que l’être humain demande autre chose que les jouissances et les souffrances de la vie, et que tout ne réside pas à murmurer de courantes tendresses, si profondes soient-elles, Car qu’est-ce qui nous accompagne, Et vraiment quand la mort viendra, que reste-t-il ? […] La lutte fut celle que tous subissent et subiront, jusqu’au jour où l’esprit chrétien s’affaiblissant de plus en plus, l’accord des deux antiques adversaires rendra la paix et l’unité à la conscience humaine. […] Elle fut bientôt la seule voix qu’il écouta, et, les jours qu’il appareillait vers son rêve d’égalité et de fraternité, elle se penchait comme une chimère à l’avant de son navire, le corps hardi, les yeux fixes, la voix grande, les mains et les seins levés vers les fêtes humaines de l’avenir. […] De l’âme humaine, Paul Verlaine explora les profondeurs, soit douces, soit ardentes.

841. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Journal de la campagne de Russie en 1812, par M. de Fezensac, lieutenant général. (1849.) » pp. 260-274

Mais, en même temps que le cœur saigne et que l’imagination se flétrit, on est consolé pourtant de se sentir pour compagnon et pour guide un guerrier modeste, ferme et humain, en qui les sentiments délicats dans leur fleur ont su résister aux plus cruelles épreuves. […] Si sobre qu’il soit de considérations générales, il est aisé avec lui de sentir, dès le début de cette expédition gigantesque, que les bornes de la puissance humaine sont dépassées, et que le génie d’un homme, cet homme fût-il le plus grand, ne saurait prétendre à contenir et à diriger dans son cadre une organisation aussi exorbitante. […] Dans ces grandes épreuves qui demandent à l’homme plus qu’il ne peut donner, la nature humaine, épuisée à la longue et usée qu’elle est, laisse voir, pour ainsi dire, sa trame à nu. […] Là aussi, pour consoler des scènes contristantes, on vit chez quelques-uns le courage et l’honneur briller d’un plus vif éclat au plus fort de la détresse ; on vit de ces jeunes officiers humains, généreux, compatissants autant que braves, et à la fois dignes de l’éloge qui a été accordé à l’un d’eux, à ce jeune Hippolyte de Seytres, dont une amitié éloquente a consacré le nom : « Modéré jusque dans la guerre, ton esprit ne perdit jamais sa douceur et son agrément ! 

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