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259. (1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — VI »

Il aurait continué à prouver que « le vice interne dont souffre notre société française, c’est l’émiettement des individus, isolés, diminués aux pieds de l’État trop puissant, rendus incapables par de lointaines causes historiques et plus encore par la législation moderne, de s’associer spontanément autour d’un intérêt commun ».‌ L’intérêt de telles études, c’est qu’elles sont entendues au point de vue historique et philosophique et qu’elles n’impliquent pas chez celui qui se plaint de notre législation le naïf espoir, ni même le désir très vif de la voir modifier.

260. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Journal et Mémoires, de Mathieu Marais, publiés, par M. De Lescure  »

Les premiers sujets qu’il a choisis (les Maîtresses du Régent, l’édition des Philippiques de La Grange-Chancel), bien qu’assez scabreux d’apparence et semblant indiquer une prédilection peu sévère, n’ont point été attaqués par lui d’une manière frivole ; il a cherché la vérité historique et même une sorte de moralité, à travers cette veine périlleuse d’érudition qui frise le Pétrone. […] Despréaux me pria de lui prêter votre livre (le Dictionnaire historique), et après en avoir lu une partie, il m’en parla avec une admiration qu’il n’accorde que très rarement, et il a toujours dit que vous étiez marqué au bon coin, et de cette marque il n’en connaît peut-être pas une douzaine dans le monde. […] Cela me fait juger, monsieur, qu’un Dictionnaire historique et critique que vous voudriez faire serait l’ouvrage le plus curieux qui se pût voir. […] Bayle que dix pages des siennes. » Ce même Basnage, qui avait écrit une Histoire des Juifs, avait mêlé les réflexions et la critique au récit ; il avait fait le philosophe dans une histoire, ce que Marais estimait une confusion, tellement que l’un, disait-il, dégoûterait de l’autre, si l’on n’était soutenu par la nouveauté du sujet : « Notre ami (c’est-à-dire Bayle) a bien senti ce dégoût, ajoutait-il ; aussi a-t-il mis la partie historique à part ; mais il y a des gens qui croient plaire par tout ce qu’ils font et qui ne veulent pas étudier le goût des autres. C’est, qu’ils ne sont pas polis comme était notre ami, que je soutiens toujours qui l’était, malgré ceux qui n’ont que la politesse des paroles. » L’admiration de Marais pour l’auteur de ce curieux Dictionnaire historique, où la part des faits et celle des réflexions sont en effet distinctes, n’allait pas cependant jusqu’à lui passer l’article David où l’érudit s’était par trop émancipé en malices, et où il avait donné carrière à un certain libertinage d’esprit qui calomniait ses mœurs.

261. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville (suite et fin.) »

Au sein d’une Chambre divisée en partis violents, Tocqueville juge admirablement l’ensemble d’une situation ; sortant des questions trop particulières, il généralise ses Vues, remonte aux causes du mal et disserte sur les mœurs publiques ; il considère à bout portant la crise qu’il a sous les yeux, non au point de vue pratique, mais au point de vue historique déjà. […] C’est là, dans cette vallée qu’ont chantée les poètes, au milieu de la société d’amis de son choix, qu’il se recueillit de nouveau, fit son examen de conscience et se dit sans doute qu’il avait assez et trop dépensé de sa vie à des efforts infructueux, à des collaborations politiques sans résultat et sans issue : il résolut de redevenir une dernière fois ce que la nature l’avait surtout prédestiné à être, un observateur historique et un écrivain. […] La grandeur et la singularité du spectacle que présente le monde de nos jours absorbe trop l’attention pour qu’on puisse attacher beaucoup de prix à ces curiosités historiques qui suffisent aux sociétés oisives et érudites. […] L’une de celles qui me troublent le plus l’esprit vient du mélange d’histoire proprement dite avec la philosophie historique ; je n’aperçois pas encore comment mêler ces deux choses (et il faut pourtant qu’elles le soient, car on pourrait dire que la première est la toile, et la seconde la couleur, et qu’il est nécessaire d’avoir à la fois les deux pour faire le tableau) ; je crains que l’une ne nuise à l’autre, et que je ne manque de l’art infini qui serait nécessaire pour bien choisir les faits qui doivent, pour ainsi dire, soutenir les idées ; en raconter assez pour que le lecteur soit conduit naturellement d’une réflexion à une autre par l’intérêt du récit, et n’en pas trop dire, afin que le caractère de l’ouvrage demeure visible. […] Le tome VIII des Œuvres, qui contient des fragments historiques, des notes de voyages, des extraits de conversations, des impressions de lectures, est très-agréable à parcourir.

262. (1868) Curiosités esthétiques « IV. Exposition universelle 1855 — Beaux-arts » pp. 211-244

Quand David, cet astre froid, et Guérin et Girodet, ses satellites historiques, espèces d’abstracteurs de quintessence dans leur genre, se levèrent sur l’horizon de l’art, il se fit une grande révolution. […] Ce n’est pas, à coup sûr, la traduction des sentiments, des passions, des variantes de ces passions et de ces sentiments ; ce n’est pas non plus la représentation de grandes scènes historiques (malgré ses beautés italiennes, trop italiennes, le tableau du Saint Symphorien, italianisé jusqu’à l’empilement des figures, ne révèle certainement pas la sublimité d’une victime chrétienne, ni la bestialité féroce et indifférente à la fois des païens conservateurs). […] De l’empereur Napoléon j’aurais bien envie de dire que je n’ai point retrouvé en lui cette beauté épique et destinale dont le dotent généralement ses contemporains et ses historiens ; qu’il m’est pénible de ne pas voir conserver le caractère extérieur et légendaire des grands hommes, et que le peuple, d’accord avec moi en ceci, ne conçoit guère son héros de prédilection que dans les costumes officiels des cérémonies ou sous cette historique capote gris de fer, qui, n’en déplaise aux amateurs forcenés du style, ne déparerait nullement une apothéose moderne. […] Quant aux autres, quelquefois des femmes historiques (la Cléopâtre regardant l’aspic), plus souvent des femmes de caprice, de tableaux de genre, tantôt des Marguerite, tantôt des Ophélia, des Desdémone, des Sainte Vierge même, des Madeleine, je les appellerais volontiers des femmes d’intimité. […] Elle dira, comme nous, qu’il fut un accord unique des facultés les plus étonnantes ; qu’il eut comme Rembrandt le sens de l’intimité et la magie profonde, l’esprit de combinaison et de décoration comme Rubens et Lebrun, la couleur féerique comme Véronèse, etc. ; mais qu’il eut aussi une qualité sui generis, indéfinissable et définissant la partie mélancolique et ardente du siècle, quelque chose de tout à fait nouveau, qui a fait de lui un artiste unique, sans générateur, sans précédent, probablement sans successeur, un anneau si précieux qu’il n’en est point de rechange, et qu’en le supprimant, si une pareille chose était possible, on supprimerait un monde d’idées et de sensations, on ferait une lacune trop grande dans la chaîne historique.

263. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre quatrième. La connaissance des choses générales — Chapitre III. Le lien des caractères généraux ou la raison explicative des choses » pp. 387-464

Partant, quand ces éléments tomberont plus aisément sous notre observation, nous expliquerons et nous démontrerons plus aisément les propriétés des composés qui sont leur assemblage. — C’est justement le cas pour les composés les plus complexes de tous, ceux qui sont l’objet des sciences naturelles et des sciences historiques. […] Toutes les sciences expérimentales ont ainsi leur chapitre historique, plus ou moins conjectural, selon que des indices plus ou moins précis, des analogies plus ou moins justes, des documents plus ou moins complets, permettent à la reconstruction mentale de remplacer plus ou moins exactement le témoignage absent de notre conscience ou de nos sens. […] Par l’influence combinée de l’état antérieur et des aptitudes et facultés héréditaires, il explique son état social, intellectuel et moral au moment donné ; par l’influence combinée de cet état nouveau et des mêmes aptitudes et tendances héréditaires, il explique son état social, intellectuel et moral au moment postérieur, et ainsi de suite, soit en remontant le cours des temps depuis l’époque contemporaine jusqu’aux plus anciennes origines historiques, soit en descendant le cours des temps depuis les plus anciennes origines historiques jusqu’à l’époque contemporaine. — On conçoit que dans cette prodigieuse évolution, qui s’étend depuis la formation du système solaire jusqu’à celle de l’homme moderne, les lacunes soient grandes et nombreuses ; elles le sont en effet, et souvent nous n’avons pour les combler que des conjectures. […] Elle n’est qu’un effet comme tant d’autres, et, comme tous les autres, elle a pour raison la présence combinée d’un groupe de conditions fixes et d’un groupe de conditions changeantes. — Pour former la planète, il y avait une condition fixe, la gravitation des molécules gazeuses emportées autour du noyau central, et une condition changeante, le refroidissement progressif, par suite la condensation graduelle de ces mêmes molécules. — Pour former l’espèce, il y avait une condition fixe, la transmission d’un type général plus ancien, et des conditions changeantes, les circonstances nouvelles qui, choisissant les ancêtres ultérieurs, ajoutaient au type les caractères de l’espèce. — Pour former telle époque historique, il y avait une condition fixe, le maintien du caractère national, et une condition changeante, l’état nouveau dans lequel, au sortir de l’époque précédente, la nation se trouvait placée. — Il suit de là que, dans les questions d’origine, il y a un intermédiaire explicatif et démonstratif comme dans les autres ; que la réunion des éléments a sa raison d’être, comme les caractères du composé ont leur raison d’être ; qu’elle est un produit comme eux, et que toute la différence entre les deux produits consiste en ce que, le premier étant historique et le second n’étant pas historique, le premier enferme un facteur de plus que le second, à savoir l’influence du moment historique, c’est-à-dire des circonstances préalables et de l’état antécédent. […] J’ai tâché d’appliquer cette méthode dans plusieurs écrits historiques ; je l’ai exposée dans la préface des Essais de critique et d’histoire et dans la préface de l’Histoire de la littérature anglaise.

264. (1895) La science et la religion. Réponse à quelques objections

J’arrive enfin aux sciences historiques, — si ce sont des sciences, — et, comme les sciences naturelles, je ne puis m’empêcher d’observer d’abord qu’elles nous ont appris assurément beaucoup de choses, mais aucune de celles que nous attendions de leurs progrès. […] « Quand on écrit sur les maîtres de Ninive, ou sur les Pharaons d’Égypte, on peut n’avoir qu’un intérêt historique ; mais le christianisme est une puissance tellement vivante et la question de ses origines implique de si fortes conséquences pour le présent le plus immédiat, qu’il faudrait plaindre l’imbécillité des critiques qui ne porteraient à ces questions qu’un intérêt purement historique. » Ces paroles sont de J. […] Si c’est donc l’obligation à laquelle nous avons vu, depuis cinquante ou soixante ans, les sciences historiques s’efforcer de se soustraire, il ne faut pas qu’elles s’étonnent de se l’entendre quelquefois reprocher. […] On le voit clair comme le jour dans le détail de son style où les comparaisons « pseudo-scientifiques » abondent, et, ce qui est plus grave, y servent à fonder des conclusions soi-disant historiques ou morales. […] J’essaierai peut-être un jour de dire comment je conçois dans leur succession historique les rapports alternatifs de la morale et de la religion.

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