Mais à travers tout, ce qui importe le plus, l’homme est là pour nous guider et nous rappeler ; il reparaît en chaque ouvrage et dans les intervalles avec sa nature expressive et bienveillante, avec son esprit net, judicieux et fin, son tour affectueux et léger, sa morale perpétuelle, touchée à peine, cette philosophie aimable de tous les instants qui répand sa douce teinte sur des fortunes si différentes, et qui fait comme l’unité de sa vie. […] Ce qu’il faut se hâter de dire à la louange de ces hommes aimables, de ces courtisans-philosophes si élégants et si accomplis, c’est que, quand vinrent les épreuves sérieuses, ils ne se trouvèrent pas trop au-dessous : la fortune eut beau s’armer de ses foudres et de ses orages, elle échoua le plus souvent contre leur humeur. […] « Je n’ai pas de fortune à vous léguer ; celle que je tenais de mes pères m’a été enlevée par la Révolution, et j’ai été privé par le Gouvernement royal de presque toute celle que je devais à mes travaux et aux services rendus à ma patrie… « Je vous lègue ce manuscrit : il est tel que je l’ai dicté du premier jet, sans ponctuation, sans corrections ; le public a l’ouvrage tel que je l’ai corrigé ; mais j’ai voulu déposer dans vos mains ce manuscrit comme je l’ai dicté, et je désire que l’aîné de ma famille le conserve toujours religieusement. […] Cependant la ruine de ma fortune me rendait le travail indispensable ; je me décidai à écrire cet ouvrage ; et, pour me conserver la vue, ma femme, votre tendre et vertueuse mère, … élevée dans toutes les délicatesses du grand monde, âgée de soixante ans, presque toujours souffrante, … me servant de secrétaire avec une constance et une patience inimitables, a écrit de sa main, d’abord toutes les notes qui m’ont servi à rédiger, et ensuite tout ce livre : ainsi toute cette Histoire universelle a été tracée par sa main… » Cette Histoire universelle qui aboutissait à la fin du Bas-Empire avait pour suite naturelle une Histoire de France, et M. de Ségur se décida à l’entreprendre : il l’a poussée jusqu’au règne de Louis XI inclusivement.
C’étaient des surprises galantes à chaque pas, des jeux innocents à chaque heure : on joue à la nymphe, à la bergère ; on prélude aux futures prodigalités en jouant même à l’économie : « M. le duc du Maine se plaignit en sortant du jeu, nous dit la relation, qu’il avait perdu deux écus ; les princesses louèrent leur fortune d’en avoir gagné environ autant. » Dans ces fêtes et dans celles qui se renouvelèrent au même lieu les années suivantes, on voit M. de Malezieu faire à ravir les honneurs de chez lui, remplir et animer en homme universel toute cette petite sphère. […] On riait de lui et il s’y prêtait ; il avait une singularité des plus remarquables, et qui ne nuisit pas à sa fortune : c’était un nez immense, mais un nez dont il paraît qu’on ne se peut faire aucune idée. […] Cependant, la dernière guerre de Louis XIV, la guerre de la succession d’Espagne, s’était allumée et embrasait l’Europe ; la fortune commençait à devenir contraire ; les peuples s’épuisaient d’impôts et de sang ; le duc du Maine ne s’illustrait point à l’armée par sa valeur ; mais, à Sceaux, la duchesse, radieuse d’espérance et d’orgueil, s’amusait et jouait toujours. […] Le scandale de ces fêtes et de ces divertissements ruineux devenait d’autant plus grand, ou du moins plus criant, que les malheurs de la famille royale étaient venus s’ajouter à ceux de la France ; mais la mort des principaux héritiers directs rapprochait le duc du Maine du pouvoir, ou même du trône ; chaque échelon de moins dans l’ordre de succession légitime était un degré de plus dans l’échafaudage de sa fortune.
Les bonnes qualités de Mademoiselle percent déjà : elle aura de l’humanité malgré ses préjugés de race, de la fidélité à ses amis dans leurs diverses fortunes, de la dignité. […] Lorsque la Fronde éclata, et que le bon sens que renfermait chaque tête fut mis à la plus rude épreuve dans cette brusque tempête civile, Mademoiselle était déjà connue par des impétuosités et des fantaisies d’humeur qui traversaient et surmontaient parfois ses propres sentiments, au point de nuire à sa considération même et à sa fortune. […] L’homme à bonnes fortunes était devenu tout d’un coup un homme à principes ; il faisait le vertueux et le chaste pour se faire épouser. […] Elle l’avait établi, comme malgré lui, son conseiller, son confident : elle voulait se marier, lui disait-elle, se marier décidément en France, faire la fortune de quelqu’un qui le méritât, et vivre avec cet honnête homme et cet ami dans une estime parfaite, avec douceur et tranquillité.
Ayant perdu vers ce temps son père vénéré, et restant seule avec sa mère sans fortune, elle intéressa vivement toutes les personnes qui la connaissaient ; et comme, dans ce pays de la Suisse française, il règne un grand goût pour l’enseignement et l’éducation, on imagina de lui faire donner quelques leçons sur les langues et les choses savantes qu’elle avait apprises dans le presbytère paternel. […] Sa santé, dès les premiers temps, reçoit des atteintes ; c’est une altération dont on ne peut deviner la cause, mais qui tient au mal du pays, et aussi à la fatigue nerveuse qui ne fera qu’augmenter avec les années, dans cette situation nouvelle où la fortune se fait acheter par tant de devoirs et d’exigeantes convenances. […] Tout d’abord j’y trouve cette pensée, par exemple : « Il ne faut pas seulement s’acquitter de ses devoirs particuliers, mais il faut aussi s’acquitter de ses talents et de ses circonstances envers sa conscience et la société. » S’acquitter de ses talents est ingénieux et neuf, et se comprend ; mais s’acquitter de ses circonstances, pour dire : faire ce qu’on doit dans une grande situation et avec une grande fortune, cela ne s’entend plus. […] Faisant la revue de ses richesses au moral : « Je les réduis, dit-elle, aux idées religieuses et aux idées sensibles, afin que le temps, qui s’avance, ne fasse qu’augmenter ma fortune. » Chaque jour ajoute à son dégoût pour le grand monde, où tout lui paraît factice et où son cœur trouve si peu d’aliment.
Le duc de Bouillon, cet aîné de Turenne, et à qui Cosnac avait, comme on disait, l’honneur d’appartenir par quelque alliance, l’en dissuada, et lui conseilla de s’attacher au prince de Conti, qui pensait alors à être d’Église et cardinal, « comme étant le seul prince ecclésiastique qui pût faire la fortune d’un abbé de qualité ». […] Ses désirs, à l’âge de vingt-deux ans, sont uniquement tournés du côté de la fortune : « Je menais une vie assez douce, dit-il, sans ennemis, content de mon maître, et même il me semblait être assez en état d’obtenir de lui quelque grâce. […] Sa fortune lui réserva un singulier affront dans ce voyage secret qu’il fit à Paris et où il fut trahi et indignement traité au nom du roi, mais sans que Louis XIV fût certainement l’auteur d’une telle avanie. […] Toutefois il n’eut pas trop à se plaindre de la fortune, puisqu’il reparut finalement sous forme de prélat respecté, considérable, et continuellement employé pour les desseins temporels du grand roi.
Les parents d’un enfant né dans la pauvreté obtiennent d’une réprimande peu ménagée ce que les caresses d’un père opulent, les larmes d’une mère ne pourraient obtenir d’un enfant corrompu par l’assurance d’une grande fortune. […] A proprement parler, une école publique n’est instituée que pour les enfants des pères dont la modique fortune ne suffirait pas à la dépense d’une éducation domestique et que leurs fonctions journalières détourneraient du soin de la surveiller ; c’est le gros d’une nation. […] L’art de conduire sa maison et de conserver sa fortune. […] Les premiers principes de la science économique ou de l’emploi de son temps et de ses talents, ou l’art de conduire sa maison ou de conserver et d’accroître sa fortune.