Dans les commencements le moment du combat est cruel, mais la peine s’affaiblit avec le temps ; il en vient un où le sacrifice de la passion ne coûte plus rien ; je puis même assurer par expérience qu’il est doux : on en prend à ses propres yeux tant de grandeur et de dignité ! […] L’auteur ne me paraît ni assez pourvu d’expérience, ni assez fort de raisons pour briser son adversaire comme il se l’est promis. […] Ce n’est ni pusillanimité ni délicatesse ; elle ne balancerait pas à s’embarquer à Rouen, sans les expériences fâcheuses qu’elle a par devers elle. […] Sans trop présumer de moi, c’est une tâche que je croirais d’autant moins au-dessus de mes forces, que l’expérience journalière m’apprend que le sarcasme et l’injure réussissent moins aujourd’hui que jamais.
2° Il était le poète monarchique né à la vie sociale avec 1814 et rien qu’avec 1814 ; il avait servi, chanté même la légitimité ; il aurait aimé par les dehors du moins, par la noblesse de ses goûts, à rester fidèle à l’antique tradition, à toutes les vieilles religions de race et d’honneur : et il en était venu, par l’expérience et en respirant l’air du siècle, à ne croire que bien peu aux dynasties et aux chefs d’État, et à concevoir même un sentiment de répugnance ou d’hostilité secrète contre tout ce qui est proprement politique, contre ce qui n’est pas de l’ordre pur de l’esprit.
Dans les châteaux, dans les familles, en province, partout, abondaient les poèmes de Delille ; on y trouvait, sous une forme facile et jolie, toutes choses qu’on aimait à apprendre ou à se rappeler, des souvenirs classiques, des allusions de collège à la portée de chacun, des épisodes d’un romanesque touchant, des noms historiques, des infortunes ou des gloires aisément populaires, des descriptions de jeux de société ou d’expériences de physique, des notes anecdotiques ou savantes, qui formaient comme une petite encyclopédie autour du poëme, et vous donnaient un vernis d’instruction universelle.
Nous savions bien aussi, par une longue expérience, que dans un même pays tout le monde ne peut s’accorder en tout, mais nous pensions qu’entre compatriotes les divergences sont moins graves et plus supportables.
L’éternelle illusion, l’invincible expérience sont en lui côte à côte pour se combattre et le déchirer.
Au reste, les longues vies ne sont pas nécessaires aux grands artistes, dont le talent n’est que sensation ; elles sont nécessaires aux poètes, aux philosophes, aux historiens, aux orateurs politiques, parce que l’expérience et la pensée, ces fruits de l’âge, sont les produits de la maturité, souvent même de l’extrême vieillesse.