sur un lit de douleurs, Grimaçant à peine un sourire, J’accomplis mon rude martyre. […] car ce cri final (daté de 1862), qui n’est plus de l’Alfred de Musset amoureux, mais du Roger de Beauvoir trahi par la vie, ce cri qui promettait un poète nouveau dans le poète connu, dans le poète de Cape et d’Epée et même dans le poète de Colombes et Couleuvres, déjà si personnel et presque profond, ce cri qui promettait un de ceux-là qui sont les plus grands parce qu’ils sont les phénix de la douleur ! […] Au lieu du Scarron qu’il s’est nommé lui-même, sous l’analogie de quelques-unes des mêmes douleurs, — un Scarron à imagination de plus haute origine que celle de ce bouffon qui ne fut pas sublime, ce qu’il s’agissait d’être pour un poète comme Roger de Beauvoir, — le livre que voici ne nous offre que ce visage jumeau d’Alfred de Musset, qui n’est pas un masque, mais le visage vrai de Beauvoir ; car il n’imite pas Alfred de Musset, mais naturellement il lui ressemble, comme un frère brun ressemble à son frère blond, — plus idéal et plus lumineux ! […] Il y en a quatre à cinq à peine, et encore en celles-là il n’y a pas l’empreinte de cette douleur qui change la face d’un homme et qui la divinise, tout en la dévastant, par l’attouchement de la foudre. […] Ils ont le droit de parler de leurs misères et de leurs douleurs.
Sans la Douleur, l’immortalisante Douleur, il serait oublié… Mais Heine ne rit pas, lui. […] ce n’est pas une hécatombe de sots que nous eussions sacrifiée pour racheter les douleurs de Henri Heine, mais ce serait, ma foi ! […] C’est de ces effrayantes douleurs que le dernier volume de la Correspondance nous entretient. […] Et, en effet, cloué qu’il fût par la douleur, crispé, raccourci par de hideuses crampes à la colonne vertébrale, presque aveugle, il était — est-ce un bonheur ou un malheur qu’il faut dire ? […] … Mais du moins ce fut là une douleur de poète, — et du poète qui avait chanté l’amour avec la poignante ironie des âmes oubliées ou trahies !
Et comment, en effet, un siècle qui a éteint en lui le sens lumineux des choses divines verrait-il dans le phénomène terrible de la misère, de l’oppression et de la douleur, autre chose qu’un fait matériel auquel on répond par un fait matériel contraire ? […] Mère à qui la tendresse avait appris la vraie science, l’Église savait mieux que l’Économie politique de nos jours le mystère de la douleur humaine et ses profondes complexités. […] Voilà pourtant ce que l’auteur du livre de La Femme et l’Enfant n’a pas compris, ou ne s’est pas rappelé, quand il a pensé à alléger la masse de douleurs et de misères pour lesquelles l’Église catholique a plus fait que toutes les civilisations réunies. […] Aujourd’hui, un ordre nouveau se présente ; ne croyez pas que la douleur va s’affaiblir. […] L’existence en dehors de Dieu (comme la veut la science moderne) s’explique par la liberté, mais la liberté ne s’explique que par la douleur.
Mais rien n’empêche de le dégager, et de rechercher séparément en quoi consiste l’intensité d’une sensation affective, plaisir on douleur. […] En d’autres termes, nous évaluons l’intensité d’une douleur à l’intérêt qu’une partie plus ou moins grande de l’organisme veut bien y prendre. […] Sans ces réactions consécutives, l’intensité de la douleur serait une qualité, et non pas une grandeur. […] Vous sentirez d’abord comme un chatouillement, puis un contact auquel succède une piqûre, ensuite une douleur localisée en un point, enfin une irradiation de cette douleur dans la zone environnante. […] Quand vous dites qu’une pression exercée sur votre main devient de plus en plus forte, voyez si vous ne vous représentez pas par là que le contact est devenu pression, puis douleur, et que cette douleur elle-même, après avoir passé par plusieurs phases, s’est irradiée dans la région environnante.
Shakespeare, égalé quelquefois depuis par des auteurs anglais et allemands, est l’écrivain qui a peint le premier la douleur morale au plus haut degré ; l’amertume de souffrance dont il donne l’idée pourrait presque passer pour une invention, si la nature ne s’y reconnaissait pas. […] Les spectateurs refuseraient peut-être leur attendrissement à la plainte volontaire ; ils s’abandonnent à l’émotion que fait naître une douleur qui ne répond plus d’elle. […] Il existe sur le théâtre français de sévères règles de convenances, même pour la douleur. […] Il place à côté des tourments de la douleur, l’oubli des hommes et le calme de la nature, ou bien un vieux serviteur, seul être qui se souvienne encore que son maître a été roi. C’est là bien connaître ce qu’il y a de plus déchirant pour l’homme, ce qui rend la douleur poignante.
Quelle ressource dans le monde peut-il exister contre une telle douleur ? […] C’est là mourir en effet, que n’affliger, ni punir, ni rattacher dans son souvenir, l’objet qui vous a trahi ; et le laisser à celle qu’il préfère, est une image de douleur qui se place au-delà du tombeau, comme si cette idée devait vous y suivre. […] Tout n’est pas amour dans la jalousie comme dans le regret de n’être plus aimé ; la jalousie inspire le besoin de la vengeance, le regret ne fait naître que le désir de mourir : la jalousie est une situation plus pénible, parce qu’elle se compose de sensations opposées, parce qu’elle est mécontente d’elle-même ; elle se repent, elle se dévore, et la douleur n’est supportable que lorsqu’elle jette dans l’abattement. […] cette douleur, sans bornes, est la moins redoutable de toutes : comment survivre à l’objet dont on était aimé, à l’objet qu’on avait choisi pour l’appui de sa vie, à celui qui faisait éprouver l’amour tel qu’il anime un caractère tout entier créé pour le ressentir ? […] Le don de soi, ce sacrifice si grand aux yeux d’une femme, doit se changer en remord, en souvenir de honte, quand elle n’est plus aimée ; et lorsque la douleur, qui d’abord n’a qu’une idée, appelle enfin à son secours tous les genres de réflexions, les hommes condamnés à souffrir l’inconstance, sont consolés par chaque pensée qui les attire vers un nouvel avenir ; les femmes sont replongées dans le désespoir, par toutes les combinaisons qui multiplient l’étendue d’un tel malheur.