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761. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Charles Baudelaire  »

Charles Baudelaire 21 I S’il n’y avait que du talent dans Les Fleurs du mal 22 de Charles Baudelaire, il y en aurait certainement assez pour fixer l’attention de la Critique et captiver les connaisseurs ; mais dans ce livre difficile à caractériser tout d’abord, et sur lequel notre devoir est d’empêcher toute confusion et toute méprise, il y a bien autre chose que du talent pour remuer les esprits et les passionner… Charles Baudelaire, le traducteur des œuvres complètes d’Edgar Poe, qui a déjà fait connaître à la France le bizarre conteur, et qui va incessamment lui faire connaître le puissant poète dont le conteur était doublé ; Baudelaire, qui, de génie, semble le frère puîné de son cher Edgar Poe, avait déjà éparpillé, çà et là, quelques-unes de ses poésies. […] Un critique le disait l’autre jour (Thierry, du Moniteur), dans une appréciation supérieure : pour trouver quelque parenté à cette poésie implacable, à ce vers brutal, condensé et sonore, ce vers d’airain qui sue du sang, il faut remonter jusqu’au Dante, Magnus Parens ! […] , et que cette théorie défend à la Critique honnête de pénétrer jusqu’à la pensée d’un auteur, de lui entrer dans la conscience. Mais si c’est vrai, la Critique est tuée et tuée d’un soufflet. […] Eh bien, nous ne voulons pas que la Critique soit tuée et qu’elle meure d’une mort si laide.

762. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre II. Diderot »

Pendant qu’il a l’air d’écouter, il a pris le point de départ ou l’a placé l’auteur, et il voyage pour son compte : quand vous avez fini, il vous dit le livre qu’il aurait fait à votre place, et c’est sa façon d’entendre la critique. […] Ce n’est pas un mince talent pour un critique d’art. Il a, de plus, celui de sentir, de signaler le caractère, la justesse expressive des physionomies, des gestes, des attitudes ; ses critiques et ses remarques sont d’un goût original ; on reconnaît l’homme qui voyait naturellement dans leur particularité et dans leurs rapports respectifs les formes extérieures de la vie. […] Si sa critique n’est pas plus technique, n’est-ce pas que le public ne l’aurait pas suivi ?

763. (1925) Méthodes de l’histoire littéraire « III. Quelques mots sur l’explication de textes »

Les bons effets s’en feront sentir également à celui qui lira pour réunir les matériaux d’un travail de critique ou d’histoire littéraire, et à celui qui lira pour se cultiver. […] Là, synthèse, analyse ici ; là, effort de création ; ici, essai de critique ; là, développement de ce que l’on a en soi ; ici, pénétration d’une pensée étrangère : les deux exercices sont complémentaires et font ensemble une culture. […] Ce sens permanent et commun, quand il s’agira des textes fameux que toutes les générations des critiques et des lecteurs ont maniés, pourra faire l’effet d’être un peu gros et banal : il sera pourtant bon de ne pas dédaigner d’y revenir, et d’y rattacher toutes les variations nuancées dont les diverses époques et les esprits l’ont enrichi. […] Dans une étude récente sur la Vie morale selon les Essais de Montaigne (Revue des Deux Mondes, 1er-15 février 1924), j’ai essayé de distinguer nettement la pensée de Montaigne, telle qu’elle peut apparaître quand on l’étudie historiquement selon les règles d’une exacte critique, et l’interprétation qu’une conscience d’aujourd’hui, se plaçant dans une attitude analogue à celle de Montaigne, mais développant sans embarras ou dépassant selon les besoins et selon les lumières du temps présent les indications des Essais, pourrait en tirer pour l’usage présent de la vie.

764. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Barbey d’Aurevilly. »

Et est-ce sa critique, croyez-vous, qui lui vaudra le paradis ? Je comprends et il me plaît que la critique d’un écrivain catholique soit intolérante à l’endroit des ennemis de la foi. Mais la critique de M. d’Aurevilly est d’uni incroyable férocité. […] Sa critique est aussi étroite pour le moins et aussi impitoyable que celle de Louis Veuillot.

765. (1761) Apologie de l’étude

Mais si on avait, comme je le suppose, un désir sincère de les convertir en les effrayant, on pouvait, ce me semble, faire agir un intérêt plus puissant et plus sûr, celui de leur vanité et de leur amour-propre ; les représenter courant sans cesse après des chimères ou des chagrins ; leur montrer d’une part le néant des connaissances humaines, la futilité de quelques-unes, l’incertitude de presque toutes ; de l’autre, la haine et l’envie poursuivant jusqu’au tombeau les écrivains célèbres, honorés après leur mort comme les premiers des hommes, et traités comme les derniers pendant leur vie ; Homère et Milton, pauvres et malheureux ; Aristote et Descartes, fuyant la persécution ; le Tasse, mourant sans avoir joui de sa gloire ; Corneille, dégoûté du théâtre, et n’y rentrant que pour s’y traîner avec de nouveaux dégoûts ; Racine, désespéré par ses critiques ; Quinault, victime de la satire ; tous enfin se reprochant d’avoir perdu leur repos pour courir après la renommée. […] J’ai été traité d’écrivain dangereux par les intéressés, et d’étourdi par les indifférents ; les critiques m’ont assailli de toutes parts ; et au lieu d’un peu de fumée sur quoi je comptais, je n’ai recueilli que des chagrins et des ridicules. […] Vous vous plaignez des critiques ; mais savez-vous que se faire imprimer, est une manière tacite et modeste d’annoncer aux autres hommes, souvent très mal à propos, qu’on croit avoir plus d’esprit qu’eux ; et deviez-vous vous flatter de ne point essuyer là-dessus de contradiction ? Si la critique est juste et pleine d’égards, vous lui devez des remerciements et de la déférence ; si elle est juste sans égards, de la déférence sans remerciements ; si elle est outrageante et injuste, le silence et l’oubli.

766. (1854) Préface à Antoine Furetière, Le Roman bourgeois pp. 5-22

Tels sont, en dernière analyse, les véritables termes de la question ; et c’est ainsi que nous aurions voulu la voir présenter dans le discours préliminaire du secrétaire perpétuel de l’Académie française Et maintenant, comment l’auteur d’un travail aussi important, comment cet homme assez érudit, et en même temps assez intelligent, pour concevoir et conduire à fin, seul, une entreprise de cette taille, le premier répertoire complet du langage français ; ce savant qui à la qualité d’érudit intelligent et laborieux réunissait à un haut degré la verve originale du romancier, le goût dans la critique, la vivacité d’esprit du pamphlétaire ; comment cet homme a-t-il pu descendre dans un aussi complet oubli ? […] L’Académie n’a jamais pardonné à Furetière d’avoir prouvé que, pour exécuter un monument de critique et de vaste érudition, un seul cerveau bien organisé valait mieux qu’une réunion d’esprits inégaux de savoir et d’aptitude. […] Certains critiques l’ont représenté comme une longue allégorie dont la clef serait perdue pour nous. Nous pouvons affirmer que ces critiques ne l’avoient pas lu.

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