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511. (1900) Le rire. Essai sur la signification du comique « Chapitre II. Le comique de situation et le comique de mots »

Réunissez même ces deux hommes en un seul, faites que votre personnage hésite entre une franchise qui blesse et une politesse qui trompe, cette lutte de deux sentiments contraires ne sera pas encore comique, elle paraîtra sérieuse, si les deux sentiments arrivent à s’organiser par leur contrariété même, à progresser ensemble, à créer un état d’âme composite, enfin à adopter un modus vivendi qui nous donne purement et simplement l’impression complexe de la vie. […] Il s’agit toujours, au fond, d’une interversion de rôles, et d’une situation qui se retourne contre celui qui la crée. […] C’est pourquoi l’idée ne serait pas venue de l’exagérer, de l’ériger en système, de créer un art pour elle, si le rire n’était un plaisir et si l’humanité ne saisissait au vol la moindre occasion de le faire naître. […] Mais il faut distinguer entre le comique que le langage exprime et celui que le langage crée.

512. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville (suite et fin.) »

Vous savez quel goût j’ai pour les grands événements, et combien je suis las de notre petit pot-au-feu démocratique et bourgeois. » Lorsque ensuite, après s’être avancé, on recule, et que la nation se croit, à tort ou à raison, profondément humiliée et déchue du rang qu’elle tenait en Europe ; lorsqu’elle commence à en vouloir au Gouvernement de son choix et au prince qu’elle accuse personnellement de lui avoir créé cette situation indigne d’elle, Tocqueville est des premiers à sentir que le péril de l’avenir est là, non ailleurs, et tout le talent de parole dont fait œuvre le ministère de M.  […] Louis de Kergorlay, sa disposition intérieure, son hésitation entre plusieurs projets et le plan final auquel il s’arrête, est, pour moi, des plus essentielles : elle dispenserait, au besoin, de tout autre document sur Tocqueville ; elle est le portrait le plus parfait, le miroir fidèle de son esprit : « … Au milieu de toutes ces belles choses, lui dit-il (15 décembre 1850), je ne tarderais cependant pas à m’ennuyer si je ne parvenais à me créer une forte occupation d’esprit. […] Nous ne sommes d’ailleurs pas au bout de cette sorte de confession intellectuelle, la plus curieuse et la plus détaillée que je connaisse : « A cette première manière d’envisager le sujet, poursuis l’auteur, en a succédé dans mon esprit une autre que voici : il ne s’agirait plus d’un long ouvrage, mais d’un livre assez court, un volume peut-être ; je ne ferais plus, à proprement parler, l’histoire de l’Empire, mais un ensemble de réflexions et de jugements sur cette histoire ; j’indiquerais les faits sans doute et j’en suivrais le fil, mais ma principale affaire ne serait pas de les raconter ; j’aurais, surtout, à faire comprendre les principaux, à faire voir les causes diverses qui en sont sorties ; comment l’Empire est venu, comment il a pu s’établir au milieu de la société créée par la Révolution ; quels ont été les moyens dont il s’est servi ; quelle était la nature vraie de l’homme qui l’a fondé ; ce qui a fait son succès, ce qui a fait ses revers ; l’influence passagère et l’influence durable qu’il a exercée sur les destinées du monde, et en particulier sur celles de la France.

513. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Béranger — Béranger en 1832 »

La postérité, elle, a moins d’embarras et se crée moins de soucis. […] Dans son enthousiasme pour Jean-Jacques, ce représentant imagina un institut d’enfants d’après les maximes du citoyen-philosophe : plusieurs villes de France en créaient alors de semblables. […] En s’enfuyant, la tempête qui gronde, Purifiée, attiédie et féconde, Dépose un feu, crée un être en ce monde, S’émaille en fleurs ou voltige en essaim !

514. (1895) La musique et les lettres pp. 1-84

Le domaine public, où un laps révolu de cinquante ans précipite la propriété des ouvrages de l’esprit, en désaccord avec l’hérédité vulgaire, ne peut pas avoir été créé, au profit particulier d’un corps, le plus honorable, de spéculateurs.. […] Je ne repousse pas cette coutume, elle crée, contre — j’aimerais que ce fût pour — la Littérature, une exception qui convient. […] À l’égal de créer : la notion d’un objet, échappant qui fait défaut.

515. (1921) Enquête sur la critique (Les Marges)

Mais d’ailleurs un critique un peu complet doit être à la fois dogmatique, parce qu’il n’y a pas de personnalité qui compte sans une doctrine, explicite ou implicite, — impressionniste parce qu’il n’y a aucune possibilité d’appliquer une doctrine sans recevoir des œuvres des impressions directes, vrais et nettes, — indépendant, parce que s’il dépendait d’autre chose que de la vérité ou de ce qu’il croit tel, ce ne serait pas un critique, mais un mercenaire, — artiste enfin, ou à tout le moins capable de contempler d’un œil pur et de recréer en soi l’œuvre d’art qu’il est incapable de créer. […] Marcel Ballot ou Philippe Gille, ses prédécesseurs ; Le Gaulois possède Abel Hermant, les Débats Pierrefeu et Narsy, Le Journal Descaves, Excelsior Brousson, etc… D’autre part de grandes revues ont créé des feuilletons littéraires qui naguère n’existaient point : Fernand Vandérem et Henry Bidou y tiennent au courant leurs lecteurs ; peut-être que la Revue des deux mondes, elle-même, jugeant le système bon, y viendra dans vingt ou vingt-cinq ans… Tout est donc parfait, et il semble, en somme, que les amateurs de littérature — ceux-là seuls importent — soient très suffisamment renseignés. […] René Gillouin ne se borne pas à exprimer son éclectisme : « … Tous les genres de critique sont bons » ; il en donne très fermement les motifs : « … Un critique un peu complet doit être à la fois dogmatique, parce qu’il n’y a pas de personnalité qui compte sans une doctrine explicite ou implicite, — impressionniste parce qu’il n’y a aucune possibilité d’appliquer une doctrine sans recevoir des œuvres des impressions directes, vraies et nettes, — indépendant, parce que s’il dépendait d’autre chose que de la vérité ou de ce qu’il croit tel, ce ne serait pas un critique, mais un mercenaire, — artiste enfin, ou à tout le moins capable de contempler d’un œil pur et de recréer en soi l’œuvre d’art qu’il est incapable de créer. » Et si M. 

516. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre douzième »

Aussi, quel ne fut pas le soulagement de tous ceux que n’avait pas atteints la propagande encyclopédique, à la lecture d’un livre qui faisait rentrer la Providence dans le monde, et l’âme dans la nature redevenue le théâtre de la création intelligente, où chaque chose raconte la fin pour laquelle elle a été créée ! […] Un magistrat préside chaque école, et l’inspection générale de toutes les écoles est confiée, à titre gratuit, à un grand seigneur « des plus qualifiés. » Pour inciter la jeunesse à la vertu, Bernardin de Saint-Pierre voudrait qu’un Élysée fût créé dans une des îles de la Seine, plantée d’arbres exotiques. […] Il néglige les détails qui n’intéresseraient que la curiosité du lecteur, et détourneraient son esprit des grands desseins du Créateur par trop d’attention donnée aux propriétés des choses créées.

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