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419. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXX. Saint Anselme de Cantorbéry »

c’est moins l’auteur et la force de son esprit qui créent le succès que les circonstances. […] Robinson intellectuel d’un désert qu’il a fait autour de sa propre pensée, il a voulu créer tout, dans le vide qu’il avait creusé.

420. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Lacordaire. Conférences de Notre-Dame de Paris » pp. 313-328

Un sentiment moins noble, moins désintéressé que ces spontanéités enflammées de nos ânes se produisant à la voix d’un grand orateur, a, sinon créé, au moins agrandi le succès du P.  […] Comme tous les hommes d’un talent marqué, qui obéissent toujours plus ou moins à une vocation intellectuelle, il les tenait d’une organisation spéciale, mais il les devait aussi aux fonctions de ce merveilleux sacerdoce qui crée réellement des facultés dans l’esprit des hommes, à la confusion de la métaphysique étonnée.

421. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Xavier Aubryet et Albéric Second » pp. 255-270

Mais Albéric Second n’a pas craint de jouter dans son livre avec cette difficulté qu’il s’est créée à plaisir et qu’il a vaincue, avec cette terrible première impression qui presque toujours décide de tout en amour. […] sa grande vie dans l’avenir et sa grande gloire, ce sera d’avoir créé des caractères et fouillé l’âme qui est infinie jusque dans ses dernières profondeurs, et cela sans petite couleur locale de temps et d’espace, et dans des langages immortels comme l’esprit humain !

422. (1868) Curiosités esthétiques « VIII. Quelques caricaturistes étrangers » pp. 421-436

Le grand mérite de Goya consiste à créer le monstrueux vraisemblable. […] Je voudrais que l’on créât un néologisme, que l’on fabriquât un mot destiné à flétrir ce genre de poncif, le poncif dans l’allure et la conduite, qui s’introduit dans la vie des artistes comme dans leurs œuvres.

423. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXI. De Mascaron et de Bossuet. »

Ce jugement paraîtra sans doute extraordinaire ; mais si l’éloquence consiste à s’emparer fortement d’un sujet, à en connaître les ressources, à en mesurer l’étendue, à enchaîner toutes les parties, à faire succéder avec impétuosité les idées aux idées, et les sentiments aux sentiments, à être poussé par une force irrésistible qui vous entraîne, et à communiquer ce mouvement rapide et involontaire aux autres ; si elle consiste à peindre avec des images vives, à agrandir l’âme, à l’étonner, à répandre dans le discours un sentiment qui se mêle à chaque idée, et lui donne la vie ; si elle consiste à créer des expressions profondes et vastes qui enrichissent les langues, à enchanter l’oreille par une harmonie majestueuse, à n’avoir ni un ton, ni une manière fixe, mais à prendre toujours et le ton et la loi du moment, à marcher quelquefois avec une grandeur imposante et calme, puis tout à coup à s’élancer, à s’élever, à descendre, s’élever encore, imitant la nature, qui est irrégulière et grande, et qui embellit quelquefois l’ordre de l’univers par le désordre même ; si tel est le caractère de la sublime éloquence, qui parmi nous a jamais été aussi éloquent que Bossuet ? […] Comme le style n’est que la représentation des mouvements de l’âme, son élocution est rapide et forte : il crée ses expressions comme ses idées ; il force impérieusement la langue à le suivre, et, au lieu de se plier à elle, il la domine et l’entraîne ; elle devient l’esclave de son génie, mais c’est pour acquérir de la grandeur.

424. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXVI. Des éloges académiques ; des éloges des savants, par M. de Fontenelle, et de quelques autres. »

Tous les objets dont on s’y occupe sont grands, et en même temps sont utiles ; c’est l’empire des connaissances humaines ; c’est là que vous voyez paraître tour à tour la géométrie qui analyse les grandeurs, et ouvre à la physique les portes de la nature ; l’algèbre, espèce de langue qui représente, par un signe, une suite innombrable de pensées, espèce de guide, qui marche un bandeau sur les yeux, et qui, à travers les nuages, poursuit et atteint ce qu’il ne connaît pas ; l’astronomie, qui mesure le soleil, compte les mondes, et de cent soixante-cinq millions de lieues, tire des lignes de communication avec l’homme ; la géographie, qui connaît la terre par les cieux ; la navigation, qui demande sa route aux satellites de Jupiter, et que ces astres guident en s’éclipsant ; la manœuvre, qui, par le calcul des résistances et des forces, apprend à marcher sur les mers ; la science des eaux, qui mesure, sépare, unit, fait voyager, fait monter, fait descendre les fleuves, et les travaille, pour ainsi dire, de la main de l’homme ; le génie qui sert dans les combats ; la mécanique qui multiplie les forces par le mouvement, et les arts par l’industrie, et sous des mains stupides crée des prodiges ; l’optique qui donne à l’homme un nouveau sens, comme la mécanique lui donne de nouveaux bras ; enfin les sciences qui s’occupent uniquement de notre conservation ; l’anatomie par l’étude des corps organisés et sensibles ; la botanique par celle des végétaux ; la chimie par la décomposition des liqueurs, des minéraux et des plantes ; et la science, aussi dangereuse que sublime, qui naît des trois ensemble, et qui applique leurs lumières réunies aux maux physiques qui nous désolent. […] Il consiste presque toujours dans des allusions fines, ou à des traits d’histoire connus, ou à des préjugés d’état et de rang, ou aux mœurs publiques, ou au caractère de la nation, ou à des faiblesses secrètes de l’homme, à des misères qu’on se déguise, à des prétentions qu’on ne s’avoue pas ; il indique d’un mot toute la logique d’une passion ; il met une vertu en contraste avec une faiblesse qui quelquefois paraît y toucher, mais qu’il en détache ; il joint presque toujours à un éloge fin une critique déliée ; il a l’air de contredire une vérité, et il l’établit en paraissant la combattre ; il fait voir ou qu’une chose dont on s’étonne était commune, ou qu’une dont on ne s’étonne pas était rare ; il crée des ressemblances qu’on n’avait point vues ; il saisit des différences qui avaient échappé ; enfin, presque tout son art est de surprendre, et il réussit presque toujours.

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