Un jeune homme, à peu près du même âge qu’avait alors M. de Tocqueville, visite, à trente-trois ans d’intervalle, les mêmes contrées, le même empire transatlantique ; ce jeune homme a été élevé dans des conditions à peu près semblables à celles dans lesquelles l’avait été en son temps M. de Tocqueville, ou du moins il a été nourri dans un milieu fort approchant ; mais quelle manière différente d’aborder son sujet ! […] Le succès a toutes sortes de conditions qui lui sont en quelque sorte étrangères.
Ce n’est pas à une nation démocratiquement constituée comme la nôtre, et chez laquelle les vices naturels de la race ont une malheureuse coïncidence avec les vices naturels de l’état social, ce n’est pas à cette nation qu’on peut laisser prendre aisément l’habitude de sacrifier ce qu’elle croit sa grandeur à son repos, les grandes affaires aux petites ; ce n’est pas à une pareille nation qu’il est sain de laisser croire que sa place dans le monde est plus petite, qu’elle est déchue du rang où l’avaient mise ses pères, mais qu’il faut s’en consoler en faisant des chemins de fer et en faisant prospérer au sein de la paix, à quelque condition que cette paix soit obtenue, le bien-être de chaque particulier. […] Et quant à la religion, se rendait-il bien compte, au moment où il l’invoquait pour auxiliaire des conditions de l’alliance catholique et des conséquences qu’elle recélait ?
Lui remarquant un air qui me parut extraordinaire et un visage qui me faisoit voir que la paix et la sérénité de son cœur étoient grandes (il avoit soixante ans), je lui demandai s’il prenoit plaisir à l’occupation dans laquelle il passoit ses jours : il me répondit qu’il y trouvoit un repos profond, que ce lui étoit une si sensible consolation de conduire ces animaux simples et innocents, que les journées ne lui sembloient que des moments ; qu’il trouvoit tant de douceur dans sa condition qu’il la préféroit à toutes les choses du monde, que les rois n’étoient ni si heureux ni si contents que lui, que rien ne manquoit à son bonheur, et qu’il ne voudroit pas quitter la terre pour aller au ciel s’il ne croyoit y trouver des campagnes et des troupeaux à conduire. […] J’aimerois mieux un simple narré, tel que pouvoit faire Dom Le Nain, que l’éloquence affectée… » On avait proposé à Bossuet même de se charger de cette vie ; lui seul, aux conditions qu’il pose, était de force à l’exécuter, mais il ne le put à cause de sa plénitude d’occupations.
Son père, né à Flamicour, village près de Péronne, homme vif, mobile, probablement spirituel, d’une imagination entreprenante et peu régulière, assez de l’ancien régime par l’humeur et les défauts, aspira constamment, dans le cours d’une vie pleine d’aventures, à une condition plus relevée que celle dont il était sorti. […] Ce fut le temps où il se mêla de plus près à toutes les classes et à toutes les conditions de la vie, où il apprit à se sentir vraiment du peuple, à s’y confirmer et à contracter avec lui alliance éternelle ; ce fut le temps où, dépouillant sans retour le factice et le convenu de la société, il imposa à ses besoins des limites étroites qu’ils n’ont plus franchies, trouvant moyen d’y laisser place pour les naïves jouissances.
Cette indifférence du fond, il faut bien le dire, cette tolérance prompte, facile, aiguisée de plaisir, est une des conditions essentielles du génie critique, dont le propre, quand il est complet, consiste à courir au premier signe sur le terrain d’un chacun, à s’y trouver à l’aise, à s’y jouer en maître et à connaître de toutes choses. […] Une des conditions du génie critique dans la plénitude où Bayle nous le représente, c’est de n’avoir pas d’art à soi, de style : hâtons-nous d’expliquer notre pensée.
Parfois on oublie de nous marquer son rang, sa condition, sa fortune, s’il est gentilhomme ou bourgeois, provincial ou parisien373. […] Quand j’ai lu la série des romanciers anglais, Defoe, Richardson, Fielding, Smollett, Sterne et Goldsmith, jusqu’à Miss Burney et Miss Austen, je connais l’Angleterre du dix-huitième siècle ; j’ai vu des clergymen, des gentilshommes de campagne, des fermiers, des aubergistes, des marins, des gens de toute condition, haute et basse ; je sais le détail des fortunes et des carrières, ce qu’on gagne, ce qu’on dépense, comment l’on voyage, ce qu’on mange et ce qu’on boit ; j’ai en mains une file de biographies circonstanciées et précises, un tableau complet, à mille scènes, de la société tout entière, le plus ample amas de renseignements pour me guider quand je voudrai faire l’histoire de ce monde évanoui.