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1152. (1924) Intérieurs : Baudelaire, Fromentin, Amiel

Mais on conçoit fort bien que la crainte de Dieu se tourne, dans un tempérament comme celui de Lucrèce ou de Nietzsche, en la haine de Dieu, qui en est à la fois le développement et le contraire. […] Il n’a pas de mots pour s’exprimer, pas de lit normal où couler, pas de bonne conscience où il puisse se satisfaire, À la façon dont il l’a connue enfant, on conçoit que Baudelaire ait horreur de penser à la jalousie. […] C’est même sous cette forme que Baudelaire a conçu l’amour, sa madone répondant à sa notion de paradis et sa négresse à sa notion de péché. […] « En France, toute toile qui n’a pas son titre et qui par conséquent ne contient pas un sujet risque fort de ne pas être comptée pour une œuvre ni conçue ni sérieuse. […] Le jour où l’Europe formerait une unité réelle, comporterait un centre, on concevrait assez bien ce Sainte-Beuve genevois.

1153. (1864) Physiologie des écrivains et des artistes ou Essai de critique naturelle

En fait d’art, chaque siècle voit différemment les choses et conçoit la beauté à sa façon ; et, dans chaque siècle, cinquante artistes ou poètes imaginent cent sortes de beautés diverses, qui toutes cependant rentrent visiblement dans cette physionomie générale de l’époque, que l’on reconnaît tout d’abord et qu’on désigne clairement d’un seul mot : style Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI. […] Voulez-vous concevoir un peu à quel point le siècle contribue à déterminer le caractère de l’homme et de son œuvre ? […] Un sentiment de puissance physique et intellectuelle élève son audace au niveau de son ambition, lui fait concevoir les projets les plus gigantesques ; projets, du reste, aussi facilement abandonnés que conçus ; transforme ses désirs, les rêves de son imagination, en convictions délirantes… Pauvre, souffreteux, inconnu, il vit dans une perpétuelle attente de richesses, de santé, de réputation, d’honneurs. […] On eût pu concevoir dès lors l’idée d’un livre qui ne vint que beaucoup plus tard, le Génie du Christianisme ; c’est-à-dire en réalité : « De l’emploi du christianisme dans les arts » ; en d’autres termes : « Du néo-paganisme institué par les papes. » A la Renaissance, ce qui renaît, entre autres choses, c’est le paganisme sous le nom de catholicisme : Jupiter Olympien devient Jésus-Christ, Apollon devient saint Jean, Vénus devient la Madeleine ou la Vierge. […] En voyant ces idoles efflanquées et sans mamelles, on croit au miracle de l’Incarnation ; car il est impossible qu’une telle femme conçoive et enfante par voie naturelle.

1154. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Notes et pensées » pp. 441-535

Il a une idée, il conçoit un poème : le voilà parti pour l’accomplir et l’exécuter. […] Dupin doit l’adorer ; car Vatout, c’est l’esprit de basoche qui se fait élégant : il doit être l’homme du monde idéal pour Dupin. — Un fonds d’idées très commun, mais en très belle humeur. — Il a tout l’esprit que peut comporter et concevoir la femme de l’agent de change ; c’est l’Hercule-Farnèse, l’Hercule-Boufflers de la finance, de la rue Laffitte, de la place Saint-Georges. […] CLXVIII Après une conversation avec l’aimable Doudan, je conçois qu’on pourrait faire un joli essai dont le sujet serait : N’entre-t-il pas une certaine part de grossièreté dans tous les personnages puissants qui ont la faculté d’entraîner les masses, et même dans les talents littéraires ? […] CXC Le bonheur moral et la vérité sous trois formes : Platon au Sunium (l’humanité un jour de jeunesse et de soleil), — Lucrèce ou Épicure sur le promontoire de la sagesse (un grand naufrage dont, tôt ou tard, on fera soi-même partie) : « Edita doctrina, etc. » — Saint Paul ou Jésus, le sermon sur la montagne (circoncision des cœurs, — médiocrité de la forme, beauté rentrée et du fond). — Une quatrième forme, le scepticisme qui comprend tout, qui se métamorphose tour à tour en chacun, et qui conçoit la pensée humaine comme le rêve de tout et comme créant l’objet de son rêve (Montaigne, Hume)… CXCI (Du temps que j’étais bibliothécaire). — À la Mazarine, j’ai sous les yeux deux sortes d’objets qui me font continuellement l’effet d’un memento mori : cette multitude de livres morts et qu’on ne lit plus, vrai cimetière qui nous attend ; et cet énorme globe terrestre où l’Europe et la France font une mine si chétive en regard de ces immenses espaces de l’Afrique et de l’Asie, et de cette bien plus immense étendue d’eau qui couvre presque tout un hémisphère. […] On n’est pas impoli parce qu’on ferme sa porte le matin et que l’on ne peut recevoir une personne qui se présente à l’improviste : l’indiscrétion est de vouloir forcer la porte et de dire au domestique : « Sachez que, quand on verra que c’est moi, j’entrerai. » Je n’ai jamais conçu la nécessité que l’esprit, le talent, même le génie, fussent revêtus et comme enduits d’une légère couche luisante de sottise.

1155. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre V. Les contemporains. — Chapitre IV. La philosophie et l’histoire. Carlyle. »

III De cette aptitude à concevoir les ensembles une seule idée pouvait naître, celle des ensembles. […] Si on l’applique à l’homme, on arrive à considérer les sentiments et les pensées comme des produits naturels et nécessaires, enchaînés entre eux comme les transformations d’un animal ou d’une plante ; ce qui conduit à concevoir les religions, les philosophies, les littératures, toutes les conceptions et toutes les émotions humaines comme les suites obligées d’un état d’esprit qui les emporte en s’en allant, qui, s’il revient, les ramène, et qui, si nous pouvons le reproduire, nous donne par contre-coup le moyen de les reproduire à volonté. […] Il conçoit par l’exaltation, par la rêverie douloureuse, par le sentiment confus de l’entrelacement des êtres, cette unité de la nature qu’ils démêlent à force de raisonnements et d’abstractions. […] Mais cet être, tel qu’il le conçoit, est un abrégé du reste. […] —  Voilà l’idée originelle qui a fait les puritains, et par eux la révolution d’Angleterre. « Le sentiment de la différence qu’il y a entre le bien et le mal avait rempli pour eux tout le temps et tout l’espace, et s’était incarné et exprimé pour eux par un ciel et un enfer. » Ils ont été frappés de l’idée du devoir ; ils se sont examinés à cette lumière, sans pitié et sans relâche ; ils ont conçu le modèle sublime de la vertu infaillible et accomplie ; ils s’en sont imbus ; ils ont englouti dans cette pensée absorbante toutes les préoccupations mondaines et toutes les inclinations sensibles ; ils ont pris en horreur jusqu’aux fautes imperceptibles qu’un honnête homme se pardonne ; ils ont exigé d’eux-mêmes la perfection absolue et continue, et ils se sont lancés dans la vie avec la fixe résolution de tout souffrir et de tout faire plutôt que d’en dévier d’un pas.

1156. (1824) Ébauches d’une poétique dramatique « Conduite de l’action dramatique. » pp. 110-232

De mille soins jaloux jusqu’alors agitée, Il est vrai, je n’ai pu concevoir sans effroi Que Bajazet pût vivre et n’être plus à moi ; Et lorsque quelquefois, de ma rivale heureuse Je me représentais l’image douloureuse, Votre mort (pardonnez aux fureurs des amans) Ne me paraissait pas le plus grand des tourmens. […] Racine, avant qu’il eût perfectionné l’idée qu’il avait de la vraie tragédie, avait développé, dans Andromaque, quelques-uns de ces mouvements ; mais il conçut bientôt après qu’il devait les abandonner à Molière. […] Pour bien concevoir ces deux révolutions, supposez, sur le théâtre, une reine de Phénicie, qui, par ses grâces et sa beauté, ait attendri, intéressé pour elle les chefs les plus vaillants de l’armée de Godefroi, qui en ait même attiré quelques-uns dans sa cour, y ait donné asyle au fier Renaud dans sa disgrâce, l’ait aimé, ait tout fait pour lui, et qu’elle voie s’arracher aux plaisirs pour suivre les pas de la gloire : voilà le sujet d’Armide en tragédie. […] Mais l’homme de génie ne se borna pas longtemps à ces chansons, enfants de la simple nature ; il conçut un projet plus noble et plus hardi, celui de faire du chant un instrument d’imitation. […] Le musicien n’a besoin d’aucun secours pour exprimer la douleur, le désespoir, le délire d’une femme menacée d’un grand malheur ; mais son poète nous dit : Cette femme éplorée que vous voyez, est une mère qui redoute quelque catastrophe funeste pour un fils unique ; … cette mère est Sara, qui ne voyant pas revenir son fils du sacrifice, se rappelle le mystère avec lequel ce sacrifice a été préparé, et le soin avec lequel elle en a été écartée ; elle se porte à questionner les compagnons de son fils, conçoit de l’effroi de leur embarras et de leur silence, et monte ainsi, par degrés, des soupçons à l’inquiétude, de l’inquiétude à la terreur, jusqu’à en perdre la raison.

1157. (1814) Cours de littérature dramatique. Tome II

La duchesse de Bouillon et le duc de Nevers sont peut-être moins coupables, parce qu’ils étaient étrangers d’origine ; mais comment concevoir que des Français conspirent contre l’honneur de leur patrie ? […] On conçoit qu’un iroquois tel que l’Hippolyte d’Euripide n’est pas homme à bonnes fortunes, et ne doit pas recevoir galamment une déclaration d’amour de la part d’une femme, et surtout de sa belle-mère. […] M. de La Harpe ne peut concevoir qu’Aman soit malheureux parce qu’un homme refuse de se prosterner devant lui. M. de La Harpe ne connaissait donc guère le cœur humain : sans doute il ne concevait pas comment Alexandre, infiniment plus grand qu’Aman, a pu faire mourir un philosophe grec qui refusait de l’adorer comme un dieu. […] Conçoit-on la négligence et l’infidélité des éditeurs du théâtre de La Fontaine ?

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