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1601. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « L’abbé Galiani. » pp. 421-442

Les deux contemporains avec qui il était le plus en intimité, le plus en rapport de cœur et d’intelligence, Grimm et Diderot l’ont jugé tout à fait avec admiration, avec enthousiasme, et ils parlent de lui comme d’un vrai génie. […] « Il est bon à faire des mémoires, des journaux, des dictionnaires, ajoutait-il, à occuper les libraires et les imprimeurs, à amuser les oisifs ; mais il ne vaut rien pour gouverner. » Un homme d’État, selon lui, ne devait pas seulement connaître à fond les matières spéciales, mais aussi connaître la matière par excellence sur laquelle il a à opérer, c’est-à-dire le cœur humain. […] Ce n’est pas l’absence ; ce n’est pas que mon cœur ait changé ou qu’il se soit endurci : c’est qu’on n’a d’attachement à la vie d’autrui que dans la mesure de l’attachement qu’on a à la sienne, et on n’est attaché à la vie qu’en proportion des plaisirs qu’elle nous procure. […] Cette théorie, très vraie peut-être, se trouve en défaut par rapport à lui dès qu’il est en présence d’une perte vive et qui lui tient réellement au cœur ; il n’en est pas venu encore à l’insensibilité qu’il suppose : « Le temps, remarque-t-il, efface les petits sillons, mais les profondes gravures restent.

1602. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Biographie de Camille Desmoulins, par M. Éd. Fleury. (1850.) » pp. 98-122

Camille Desmoulins a laissé un nom qui, de loin, excite l’intérêt : le souvenir de son dernier acte, de ces feuilles du Vieux Cordelier où il osa, le premier sous la Terreur et jusque-là presque terroriste lui-même, prononcer le mot de clémence, les colères qui excita chez les tyrans, l’immolation sanglante qui s’ensuivit, l’ont consacré dans l’histoire comme une espèce de martyr de l’humanité, et on ne se le représente volontiers que dans ce dernier mouvement de cœur et dans cette suprême attitude. […] On y trouve moins un cœur réellement échauffé qu’une cervelle en ébullition ; on dirait que l’écrivain a dans la tête une braise allumée qui tournoie sans cesse et ne lui laisse point de repos. […] Je suis certain, au contraire, que la liberté serait consolidée, et l’Europe vaincue, si vous aviez un Comité de clémence. » Le mot est lâché ; il essaiera ensuite de l’expliquer, de l’affaiblir, de le diminuer : mais le cri des cœurs y a répondu, et la colère des tyrans n’y répondra pas moins. […] Mais il n’a pas d’effort à faire pour s’y conformer ; sauf l’élévation qui, à un ou deux endroits, lui sort du cœur, et la verve qui, en trois ou quatre passages, est excellente, il est dans Le Vieux Cordelier ce qu’il était dans ses précédents écrits, incohérent, indécent, accouplant à satiété les images et les noms les plus disparates, accolant Moïse à Ronsin, profanant à plaisir des noms révérés, disant le sans-culotte Jésus en même temps qu’il a l’air de s’élever contre l’indigne mascarade de l’évêque apostat Gobel ; en un mot, il parle dans Le Vieux Cordelier l’argot du temps ; il a le style débraillé, sans dignité, sans ce respect de soi-même et des autres qui est le propre des époques régulières et la loi des âmes saines, même dans les extrémités morales où elles peuvent être jetées.

1603. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « La duchesse du Maine. » pp. 206-228

Le Grand Condé n’avait au fond de l’âme rien moins que cette bonté naturelle dont l’a loué Bossuet ; mais son grand esprit et son vaillant cœur couvraient bien des choses. […] Les Mémoires de Mme de Staal (de Launay) nous font voir M. de Malezieu sous un jour moins favorable : cérémonieux, démonstratif et plat, sans beaucoup de discernement au fond, quand ce discernement lui était inutile, et que l’esprit avait besoin de s’y aider d’un peu de cœur. […] Elle avait pris à son service, dans l’automne de 1711, à titre de femme de chambre, une personne de mérite qui n’eût été au-dessous d’aucun rang, faite pour être l’égale et la rivale des plus distinguées d’alors par l’esprit, unissant le sérieux à l’enjouement, et d’un cœur qui garda encore de son prix, même lorsqu’il se fut desséché. […] Je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous, et leurs flatteurs : mais je leur envie le bonheur d’avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l’esprit, et qui les passent quelquefois.

1604. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Œuvres de Condorcet, nouvelle édition, avec l’éloge de Condorcet, par M. Arago. (12 vol. — 1847-1849.) » pp. 336-359

Encore une fois, ce n’est pas l’idée même que nous soyons à un âge de maturité, à une époque d’égalité et même de nivellement, et qu’il faille tirer le meilleur parti de la société moderne en ce sens-là, ce n’est pas cette idée qui est la fausse vue de Condorcet ; son erreur propre, c’est de croire qu’on n’a qu’à vouloir et que tout est désormais pour le mieux, qu’en changeant les institutions on va changer les mobiles du cœur humain, que chaque citoyen deviendra insensiblement un philosophe raisonnable et rationnel, et qu’on n’aura plus besoin, dans les travaux de l’esprit, par exemple, d’être excité ni par l’espoir des récompenses ni par l’amour de la gloire. Refaire le cœur humain à neuf, telle est la prétention exorbitante de cette école finale du xviiie  siècle, issue de l’Encyclopédie, et dont Condorcet, je l’ai dit, est le produit extrême et comme le cerveau monstrueux. […] On entrevoit assez comment et en quel sens Condorcet, malgré ses mérites, a été un grand esprit faux, et n’a pas toujours été un cœur droit. […] Condorcet restera, quoi qu’on fasse, le plus manifeste exemple de ce que peuvent engendrer de funeste un coin d’esprit faux et d’esprit de système opiniâtrement logé au sein des plus vastes connaissances et de ce qu’on appelle lumières, un germe de fanatisme et de malignité développé au cœur d’une nature primitivement bienveillante, l’application indiscrète et outrée des méthodes mathématiques transportées dans les sciences sociales et morales, l’abus de l’analyse et une crédulité, une superstition abstraite, d’un genre tout nouveau chez ceux même qui se proclament le plus affranchis de toute illusion et de toute croyance.

1605. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mademoiselle de Scudéry. » pp. 121-143

Tout apprendre, tout savoir, depuis les propriétés des simples et la confection des confitures, jusqu’à l’anatomie du cœur humain, être de bonne heure sur le pied d’une perfection et d’une merveille, tirer de tout ce qui passe dans la société matière à roman, à portrait, à dissertation morale, à compliment et à leçon, unir un fonds de pédantisme à une extrême finesse d’observation et à un parfait usage du monde, ce sont des traits qui leur sont assez communs à toutes les deux ; les différences pourtant ne sont pas moins essentielles à noter. […] Suit alors l’énumération de ses talents, vers, prose, chansons improvisées : Elle exprime même si délicatement les sentiments les plus difficiles à exprimer, et elle sait si bien faire l’anatomie d’un cœur amoureux, s’il est permis de parler ainsi, qu’elle en sait décrire exactement toutes les jalousies, toutes les inquiétudes, toutes les impatiences, toutes les joies, tous les dégoûts, tous les murmures, tous les désespoirs, toutes les espérances, toutes les révoltes, et tous ces sentiments tumultueux qui ne sont jamais bien connus que de ceux qui les sentent ou qui les ont sentis. […] Ne la prenez pas pour un bel esprit de profession, elle s’en défend tout d’abord : « Il n’y a rien de plus incommode, pense-t-elle, que d’être bel esprit ou d’être traitée comme l’étant, quand on a le cœur noble et qu’on a quelque naissance. » Elle sent mieux que personne tous les inconvénients d’un bel esprit (surtout femme), qui est reçu par le monde sur ce pied-là, et elle les expose en fille de bon sens et en demoiselle de qualité qui en a souffert. […] Ce sont là des remarques fines, et qui sentent l’expérience du monde et presque celle du cœur.

1606. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Le maréchal Marmont, duc de Raguse. — II. (Suite.) » pp. 23-46

Sa conduite pleine de cœur en 1815, après la condamnation de Lavalette, mérite un souvenir. […] Laffitte, celui même qui avait parlé si vivement pour les Bourbons le soir du 30 mars 1814 dans le salon du maréchal, rue Paradis-Poissonnière, s’adressant à lui encore, lui dit : « Monsieur le maréchal, nous venons nous adresser à un général qui a le cœur français, pour lui demander de faire cesser l’effusion du sang. » Le maréchal répondit qu’il était prêta arrêter le feu des troupes si les hostilités cessaient du côté des habitants. […] Le maréchal Marmont, voué par la force des circonstances à une cause qui était celle de son devoir bien plus que de son cœur, en accepta sans murmure toutes les conséquences. […] Ce prince bienveillant et faible, et qui appréciait avec cœur des services dont il n’avait pas su profiter, lui fit cadeau de l’épée qu’il portait, en lui disant : « Monsieur le maréchal, je vous remets, en témoignage de haute estime, l’épée que je portais quand je voyais les troupes françaises. » Parole qui fait sourire, mais qui est touchante d’intention dans sa modestie même et sa faiblesse.

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