Aveuglant leur jugement, il les met en posture de prendre le change sur eux-mêmes et de s’identifier à leur propre vue avec l’image qu’ils ont substituée à leur personne. […] Or, si elle parvient en effet à prendre le change sur elle-même, son pouvoir de déformation n’atteint pas le monde extérieur et elle ne peut faire que les choses deviennent en réalité autres qu’elles ne sont. […] L’homme peut en effet tour à tour prendre le change sur la nature et le degré de sensibilité, de son intelligence ou de sa volonté. […] Il apparaît en effet, que le drame de Flaubert, en ce qu’il a de psychologiquement essentiel, ne sera pas changé si l’on en intervertit les circonstances et la donnée. […] Mais le pouvoir de prendre le change sur soi-même apparaît chez eux dégagé de tout autre mélange et réduit à ses mobiles les plus élémentaires.
La philosophie omet les détails de l’objet complexe, et ainsi le change en chose abstraite ; elle ne prend dans l’objet particulier que ce qu’il a de commun avec les autres, et ainsi le change en un être général ; elle ne l’observe complexe et particulier que pour l’apercevoir général et abstrait ; elle n’agit que pour altérer, dénaturer, transformer ; elle est un raisonnement continu, où les faits ne comptent que parce qu’ils prouvent des lois, où les êtres n’entrent que pour se résoudre en qualités, où les événements ne sont reçus que pour se fondre en formules ; elle ne part de la connaissance primitive que pour s’en écarter. […] Pour qu’ils se changent en arguments, il faut qu’ils ne soient plus des êtres : un portrait vivant pourrait attirer l’attention, et le spectateur oublierait l’instruction pour le plaisir ; une peinture détaillée pourrait égarer l’interprétation, et le spectateur laisserait la bonne conclusion pour la mauvaise ; si le Renard a trop d’esprit, on ne songera qu’à lui, ou qui pis est, il sera le héros. […] La poésie défait donc l’oeuvre de la science ; elle reconstruit ce que l’autre avait décomposé ; elle rend à l’objet abstrait ses détails, et, ainsi, le change en chose complexe ; elle rend à l’être général ce qui lui appartient en propre, et ainsi le change en être particulier. […] Puisqu’il y a dans l’apologue la maxime qui conclut, et le récit qui prouve, il faudra changer à la fois le récit et la maxime.
Le spectateur, content de voir que l’auteur n’a point péché par ignorance, prend le change et impute tout à la difficulté du sujet. […] Tout est changé, ton frère est trop heureux. […] On dit seulement qu’Hippolyte a été attaqué par un monstre et déchiré par ses chevaux, parce que, si on eût voulu représenter cet événement plutôt que le raconter, il y aurait eu une infinité de petites circonstances qui auraient trahi l’art et changé la pitié en risée. […] La fable à révolution composée ou double, doit avoir deux personnages principaux, bons, mauvais ou mixtes, et la même révolution doit les faire changer de fortune en sens contraire. […] Si c’est l’homme de bien qu’on nous retrace dans le malheur et la disgrâce, son malheur, à la vérité, nous afflige et nous épouvante, mais comme ce malheur ne change par aucune révolution, il nous attriste, nous décourage, et finit par nous révolter.
Mais voici que la scène change. […] Nous ne devons pas, sans doute, renoncer pour cela à la conservation de l’énergie, mais nous voyons sous nos yeux tantôt le mouvement se transformer en chaleur par le frottement, tantôt la chaleur se changer inversement en mouvement, et cela sans que rien ne se perde, puisque le mouvement dure toujours. […] Les forces, quelle que soit leur origine, la pesanteur comme l’élasticité, seraient réduites dans une certaine proportion, dans un monde animé d’une translation uniforme, ou plutôt c’est ce qui arriverait pour les composantes perpendiculaires à la translation : les composantes parallèles ne changeraient pas. […] Voilà qui nous force à changer la définition de la masse ; nous ne pouvons plus distinguer la masse mécanique et la masse électro-dynamique, parce qu’alors la première s’évanouirait ; il n’y a pas d’autre masse que l’inertie électro-dynamique ; mais dans ce cas la masse ne peut plus être constante, elle augmente avec la vitesse ; et même, elle dépend de la direction, et un corps animé d’une vitesse notable n’opposera pas la même inertie aux forces qui tendent à le dévier de sa route, et à celles qui tendent à accélérer ou à retarder sa marche. […] La scène changea lorsque Curie s’avisa de mettre le radium dans un calorimètre ; alors on vit que la quantité de chaleur incessamment créée était très notable.
Pour les uns, en effet, ces lettres, exhumées d’une correspondance de famille, étaient une occasion excellente de reclasser à nouveau, sans le changer de place, un livre (Werther qui fut l’engouement de toute une époque, et dont, selon nous, le succès fut plus le fils des circonstances que du génie). […] Or, tout le monde n’a pas les vices du cardinal de Retz à dix-huit ans… Lorsqu’on se renferme dans les données d’une passion qui ne pouvait pas aliéner un cerveau de la force de celui de Goethe au point de le lui faire brûler d’un coup de pistolet, y a-t-il donc réellement, dans son action honorable et prudente, de quoi changer subitement en posthume héros de moralité sensible un homme dont le cœur même fut littéraire, et auquel, cet amour passé qui dura le temps d’une bluette, la plus incroyable prospérité vint donner bientôt toute la dureté d’un caillou ? […] Il n’y a pas de mot plus terrible sur ce singulier et tout-puissant Midas littéraire, qui n’avait pas d’oreilles d’âne, mais qui, devenu pierre lui-même, a changé en pierre tout ce qu’il a touché ! […] Qu’elle soit ignorante ou cultivée, passionnée ou vertueuse, la femme, chez lui, ce n’est jamais que l’éternelle candeur allemande, — cette candeur qui nous plaît, à nous autres Français, parce qu’elle nous change et contraste avec nos faiseuses d’addition et de soustraction en amour ! La femme allemande, dans sa simplicité, dans son éternelle facilité à croire, la femme allemande, née plus séduite que les autres femmes, et qui se rencontre aussi bien dans les ridicules romans d’Auguste Lafontaine que dans les romans et les drames du grand Goethe, voilà en une seule toutes les femmes de Goethe, dont Paul de Saint-Victor a fait, lui, des femmes différentes, en exécutant sur le motif monotone de Goethe de ces prodigieuses variations à faire prendre le change aux plus habiles et leur faire croire que Goethe a mis dans ses femmes ce que lui, Saint-Victor, seul, y a vu !
Une autre fois, voulant réfuter l’objection que les astres ne changent pas, parce que de mémoire d’homme on ne les a vus changer, Fontenelle proposait l’analogie que voici : Si les roses qui ne durent qu’un jour faisaient des histoires et se laissaient des mémoires les unes aux autres, les premières auraient fait le portrait de leur jardinier d’une certaine façon, et de plus de quinze mille âges de roses, les autres qui l’auraient encore laissé à celles qui les devaient suivre, n’y auraient rien changé. Sur cela elles diraient : « Nous avons vu toujours le même jardinier ; de mémoire de rose on n’a vu que lui ; il a toujours été fait comme il est : assurément il ne meurt pas comme nous, il ne change seulement pas. » Le raisonnement des roses serait-il bon ?