Les langues de récente formation ont hérité en grande partie de cette abondante provision de métaphores, qui est allée sans cesse s’enrichissant depuis les temps anciens, et elles y ont encore ajouté. […] Quelle exubérante fantaisie, quelle richesse d’inventions grotesques et imprévues le langage vulgaire fournirait, si l’on voulait rappeler à leur sens propre toutes les métaphores qu’on fait sans cesse sans s’en douter et sans pouvoir faire autrement ! […] L’incohérence des métaphores n’est guère choquante que quand les mots qui les expriment sont étroitement subordonnés entre eux par des rapports de dépendance grammaticale, et cesse de provoquer les objections, dès qu’elles sont contenues dans des expressions juxtaposées et des propositions parallèles ; alors l’esprit voit sans chagrin défiler devant lui les images les plus différentes, dont chacune brille un moment, s’éclipse et fait place aux autres, et il n’y a à craindre de sa part que la fatigue et l’éblouissement de tant d’éclairs successifs, non la révolte du goût offensé.
Puis les souvenirs des expériences morales consignées dans les livres lui reviennent sans cesse ; il y compare, malgré lui, ou cherche à y conformer sa propre aventure. […] Il aime sans aimer, il aime exprès : et c’est pourquoi il cesse d’aimer dès qu’arrive l’heure des résolutions suprêmes, du jour où son amour, en se prolongeant, risquerait de compliquer irrémédiablement sa vie, cesserait d’être un exercice agréable et ingénieux, une occasion d’expériences et de vérifications morales.
Mme Du Deffand eut cela de particulier du moins, entre les esprits forts de son siècle, de n’y point mettre de bravade, de sentir que la philosophie qu’on affiche cesse d’être de la philosophie, et elle se contenta de rester en parfaite sincérité avec elle-même. […] Mme Du Deffand était plus aguerrie : « On s’est moqué de nous, dites-vous ; mais ici on se moque de tout, et l’on n’y pense pas l’instant d’après. » Cette crainte de Walpole revient sans cesse ; il modère le plus qu’il peut sa vieille amie ; il la raille d’être romanesque, sentimentale ; il la pique en la taxant de métaphysique, ce qu’elle abhorre le plus. […] Elle est ingénieuse à revenir sans cesse sur ce qu’il lui défend, sur cette pensée constante qui n’est que vers lui.
Il fallait effort pour cesser de le regarder… Quand on a une fois peint un homme de cette sorte et qu’on l’a montré doué de cette puissance d’attrait, on ne saurait jamais être accusé ensuite de l’avoir calomnié, même lorsqu’on l’aurait méconnu par quelques endroits. […] Qu’on lise ce qu’il dit si admirablement du duc de Bourgogne, cet élève chéri de Fénelon, et que le prélat ne cessa de diriger de loin, jusque dans son exil de Cambrai, par le canal des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse. […] Laissons la part due à tout ce que vous voudrez reconnaître de mystérieux et d’invisible dans ces opérations du dedans, même à ce qu’on appelle la grâce ; laissons sa part au vénérable duc de Beauvilliers, gouverneur excellent ; mais, entre les instruments humains, à qui donc fera-t-on plus large part qu’à Fénelon, à celui qui, de près comme de loin, ne cessa d’influer directement sur son élève, de lui inculquer, de lui insinuer cette maxime de père de la patrie, « qu’un roi est fait pour le peuple », et tout ce qui en dépend ?
Saint-Simon, qui nous l’a peinte à ravir dans sa première forme, nous la montre encore dans le plein de sa beauté et dans la grandeur de sa représentation, qu’elle sut soutenir à travers toutes les fortunes : C’était une femme plutôt grande que petite, brune avec des yeux bleus qui disaient sans cesse tout ce qui lui plaisait, avec une taille parfaite, une belle gorge, et un visage qui, sans beauté, était charmant ; l’air extrêmement noble, quelque chose de majestueux en tout son maintien, et des grâces si naturelles et si continuelles en tout, jusque dans les choses les plus petites et les plus indifférentes, que je n’ai jamais vu personne en approcher, soit dans le corps, soit dans l’esprit, dont elle avait infiniment et de toutes les sortes ; flatteuse, caressante, insinuante, mesurée, voulant plaire pour plaire, et avec des charmes dont il n’était pas possible de se défendre quand elle voulait gagner et séduire ; avec cela un air qui, avec de la grandeur, attirait au lieu d’effaroucher ; une conversation délicieuse, intarissable, et d’ailleurs fort amusante par tout ce qu’elle avait vu et connu de pays et de personnes ; une voix et un parler extrêmement agréables, avec un air de douceur ; elle avait aussi beaucoup lu, et elle était personne à beaucoup de réflexion. […] Trouvant de la résistance à son rappel dans l’esprit de son petit-fils et de la jeune reine, il leur écrivit en père et en roi : Vous me demandez mes conseils, disait-il à Philippe V (20 août 1704), je vous écris ce que je pense ; mais les meilleurs deviennent inutiles, lorsqu’on attend à les demander et à les suivre que le mal soit arrivé… Vous avez donné jusqu’à présent votre confiance à des gens incapables ou intéressés… (Et parlant du rappel d’Orry et d’un autre agent :) Il semble cependant que l’intérêt de ces particuliers vous occupe tout entier, et, dans le temps que vous ne le devriez être que de grandes vues, vous le rabaissez aux cabales de la princesse des Ursins, dont on ne cesse de me fatiguer. […] Il s’était attendu, d’après tous les rapports, à trouver dans Mme des Ursins une femme de la Fronde, qui venait trop tard : au lieu de cela, il trouvait quelqu’un qui avait peu à faire pour être naturellement une personne d’autorité et de gouvernement, et qui ne cessait pas d’être de la plus agréable société dans le plus grand air.
Dans un admirable portrait de Wallenstein, ce glorieux généralissime de l’Empire assassiné par ordre de son maître, Richelieu, qui se reporte à sa propre situation de ministre calomnié et sans cesse menacé de ruine, trouve de magnifiques paroles pour caractériser l’infidélité et l’ingratitude des hommes ; et, après avoir raconté la vie de ce grand guerrier, après nous l’avoir montré avec vérité dans sa personne et dans son habitude ordinaire, il ajoute en une langue que Bossuet ne surpassera point : Tel le blâma après sa mort, qui l’eût loué s’il eût vécu : on accuse facilement ceux qui ne sont pas en état de se défendre. […] Dans les instructions à M. de Schomberg, ambassadeur en Allemagne, dans les lettres écrites au nom du roi à M. de Béthune, ambassadeur en Italie, il ne cesse de revendiquer cette gloire et presque cette fonction qui appartient de droit à la France comme étant le cœur de tous les États chrétiens. […] C’est alors que les amis actifs de Richelieu, le père Joseph, Bouthillier, se remuent, et font songer à lui comme au négociateur le plus propre pour ramener et adoucir l’esprit de la reine, à laquelle il n’avait cessé d’être agréable.