Nous restons seuls, toute la soirée, sans un coup de sonnette d’homme politique dans ce parlage d’art et de littérature. […] À l’amoureux d’art, la vue des choses d’art ne suffit pas, il sent le besoin d’être propriétaire d’un petit bout, d’un petit morceau de cet art, qu’il soit riche ou non. […] » * * * — Un symptôme bien positif de l’industrialisme de l’art dans ce moment, c’est que les dessinateurs ne demandent plus tel prix d’un dessin : ils se font payer comme les graveurs, tant le décimètre carré. […] Mon père, un soldat, n’a jamais acheté un objet d’art, mais aux choses qui servaient au ménage, il leur voulait une qualité, une perfection, un beau non ordinaire. […] Il ajoutait qu’au contraire, le peuple russe, qui est un peuple menteur, comme un peuple qui a été longtemps esclave, aimait dans l’art la vérité et la réalité.
— Il est rare, aujourd’hui, que les critiques parlent du style ; souvent même, ils s’oublient jusqu’à prôner des livres médiocrement écrits comme si l’art de l’écrivain n’était, avant tout, l’art de bien écrire. […] Pour l’instant, l’indépendance, le goût de l’art sans pédanterie, s’opposent heureusement, dans l’histoire et la critique littéraires, à l’exposé théorique, au dogmatisme universitaire. […] En effet, passez cinq ans, dix ans, à faire une œuvre pensée, méditée, intensément sentie, où vous aurez mis tout votre cœur, toute votre flamme, tout votre art, et vous aurez dix-neuf chances sur vingt de voir cette œuvre tomber dans un monde sourd et muet. […] L’art doit se placer au-dessus de pareilles classifications provisoires ; littérairement cela va de soi, j’entends conserver la faculté d’admirer, avec tout le bon et le mauvais que cela comporte, un Duhamel ou un Dorgelès malgré leurs amis ; de même — malgré leurs thuriféraires — un Charles Péguy ou un Paul Claudel. […] Deffoux, entre le dogmatisme universitaire et le goût de l’art indépendant que naît la meilleure critique.
La prétention de la Revue des Deux Mondes (et cette prétention avouée vient de conscience bien plutôt que d’orgueil) serait de relever, autant qu’il se peut, ce phare trop souvent éclipsé, et de maintenir publiquement certaines traditions d’art, de goût et d’études : tâche plus rude parfois et plus ingrate qu’il ne semblerait. […] La dignité même de l’art l’y excite, la gloire du dehors l’y pousse, l’inégalité de renom fait prestige autour de lui. […] Ce fut donc (nous revenons à notre petit récit) une époque vraiment critique pour la Revue des Deux Mondes que celle où l’élément judiciaire ou judicieux comme nça en effet à se dégager, à se poser avec indépendance à côté des essais d’art et de poésie qu’on insérait parallèlement. […] Or ce sens de vérité est précisément ce qui, dans tous les genres, dans l’art, dans la littérature d’imagination et, ce qui nous paraît plus grave, dans les jugements publics qu’on en porte, s’est le plus dépravé aujourd’hui. […] On en est venu dans un certain monde (et ce monde, par malheur, est de jour en jour plus étendu) à croire que l’esprit suffit à tout, qu’avec de l’esprit seulement on fait de la politique, de l’art, même de la critique, même de la considération.
Elle méprise ces poètes de cour, guidés, comme dit Du Bellay, Par le seul naturel, sans art et sans doctrine. Elle apporte, elle, un art savant, une exquise doctrine : l’art et la doctrine des Grecs et des Romains, des Italiens aussi, qui sont à l’égard de nos Français, comme on l’a déjà vu, la troisième littérature classique. […] Dans la réforme de Ronsard, la critique accompagna et même précéda l’inspiration : Du Bellay lança en 1549 sa Défense et Illustration de la langue française, qui est tout à la fois un pamphlet, un plaidoyer et un art poétique, œuvre brillante et facile, parfois même éloquente et chaleureuse, le premier ouvrage enfin de critique littéraire qui compte dans notre littérature, et le plus considérable jusqu’à Boileau. Ronsard, moins impatient que son ami, et plus artiste en ce sens qu’il s’efforça de réaliser, non de définir son idéal, a semé pourtant ses théories dans ses Préfaces des Odes et de la Franciade, ainsi que dans un Abrégé d’art poétique qu’il donna en 1565. […] Contre les ignorants, ils maintiennent la nécessité de l’étude, de l’art, du travail ; que la nature toute seule ne fait pas des chefs-d’œuvre, et que les anciens seuls nous enseignent la façon des chefs-d’œuvre.
Les efforts contradictoires de sa vie — vers la pureté et vers le plaisir — se coalisent en l’effort de sa pensée, quand sonne l’heure de lui donner la forme artistique, avec une intensité qui le met à part de tous les Modernes (à ce point de vue) et qu’il doit sans doute à sa naïve énergie de vivre… N’ayant que ses passions pour matière de son art, plus factice et plus lâche, il n’eût, comme la plupart de nos poètes français, accumulé que des rimes, sans unité d’ensemble : son instinct vital l’a sauvé, l’instinct triomphant qui n’a pas seulement soumis l’intelligence, mais qui, par un miracle, se l’est assimilée, se spiritualisant vers elle, la matérialisant vers lui, réalisant (au sens étymologique du mot) l’idéal, et puis, pour le conquérir, s’ingéniant, sans laisser jamais l’imagination se prendre à d’autres mirages que ceux de la vie elle-même, tels qu’ils sont peints par le hasard, sur le rideau de nos désirs. […] Mais ce qui était en lui d’essentiel, c’était la puissance de sentir, l’accent communicatif de ses douleurs, ses audaces très sûres à la française et ces beautés tendres et déchirantes qui n’ont d’analogue que, dans un autre art, « l’Embarquement pour Cythère ». […] À l’écart d’une troupe de virtuoses : les Parnassiens voués aux apparences, soucieux de sonorités verbales, exaltant de la même encre aujourd’hui le Bouddha et demain Apollon, dignitaires de cet empire du néant : l’Art pour l’Art, il écoutait la vie hurler, rire ou se plaindre dans son âme. […] Celui qui les a écrits est un maître, un père de notre art, et je l’aime comme je l’admire. […] Elles vivent d’un art inédit et spécial ; elles haussent celui qui les écrivit au-dessus des deux poètes dont nous avons parlé.
Et ici l’auteur doit remercier hautement toutes les personnes graves et indépendantes de la littérature et des arts qui lui ont donné dans cette occasion tant de preuves de sympathie et de cordialité. […] Il veut l’art chaste, et non l’art prude. […] C’est un artiste dévoué à l’art, qui n’a jamais cherché le succès par de pauvres moyens, qui s’est habitué toute sa vie a regarder le public fixement et en face. […] Des questions de libre pensée, d’intelligence et d’art sont tranchées impérialement par les visirs du roi des barricades. […] Vraiment, le pouvoir qui s’attaque à nous n’aura pas gagné grand’chose à ce que nous, hommes d’art, nous quittions notre tâche consciencieuse, tranquille, sincère, profonde, notre tâche sainte, notre tâche du passé et de l’avenir, pour aller nous mêler, indignes, offensés et sévères, à cet auditoire irrévérent et railleur qui, depuis quinze ans, regarde passer, avec des huées et des sifflets, quelques pauvres diables de gâcheurs politiques, lesquels s’imaginent qu’ils bâtissent un édifice social parce qu’ils vont tous les jours à grand’peine, suant et soufflant, brouetter des tas de projets de loi des Tuileries au Palais-Bourbon et du Palais-Bourbon au Luxembourg !