Ses Mémoires nous le peignent à ravir durant les quinze dernières années de l’ancienne monarchie jusqu’à l’heure où éclata la Révolution de 89. […] Elle manifestait son adoption des idées nouvelles par toutes sortes d’indices plus ou moins frivoles, par l’anglomanie dans les modes, par la simplicité du frac et des costumes : « Consacrant tout notre temps, dit M. de Ségur, à la société, aux fêtes, aux plaisirs, aux devoirs peu assujettissants de la cour et des garnisons, nous jouissions à la fois avec incurie, et des avantages que nous avaient transmis les anciennes institutions, et de la liberté que nous apportaient les nouvelles mœurs : ainsi ces deux régimes flattaient également, l’un notre vanité, l’autre nos penchants pour les plaisirs. « Retrouvant dans nos châteaux, avec nos paysans, nos gardes et nos baillis, quelques vestiges de notre ancien pouvoir féodal, jouissant à la cour et à la ville des distinctions de la naissance, élevés par notre nom seul aux grades supérieurs dans les camps, et libres désormais de nous mêler sans faste et sans entraves à tous nos concitoyens pour goûter les douceurs de l’égalité plébéienne, nous voyions s’écouler ces courtes années de notre printemps dans un cercle d’illusions et dans une sorte de bonheur qui, je crois, en aucun temps, n’avait été destiné qu’à nous. […] Les principaux chefs et agents de la diplomatie secrète que Louis XV entretenait à l’insu de son ministère étaient très-opposés à cette alliance, selon eux décevante et inféconde, avec le cabinet de Vienne, et ils ne cessaient de conseiller le retour aux anciennes traditions où la France avait puisé si longtemps gloire et influence. […] S’il est vrai, comme on l’a dit, que plus tard, les circonstances européennes étant changées, Catherine, pour mieux déjouer la mission de M. de Ségur à Berlin, ait envoyé au roi de Prusse les billets confidentiels dans lesquels l’ambassadeur de France avait autrefois raillé les amours de ce neveu du grand Frédéric, elle ne fit en cela sans doute que suivre les pratiques constantes d’une politique peu scrupuleuse ; mais elle put bien y mêler aussi tout bas le plaisir de se venger d’un ancien dédain.
Des hommes studieux qui avaient achevé l’ancien cycle d’études se remettaient à l’école. […] Il a consigné plus tard dans un colloque (ΊὙθυοφαΥία) ses souvenirs de Montaigu : l’ascétisme imbécile et inélégant, la nourriture sordide, l’écœurante malpropreté, les manières brutales ; et de telles rancunes exprimées après vingt ans attestent bien qu’avec l’étude des anciens se développe une conception absolument nouvelle de l’ordre général de la vie. […] En 1500 paraissent à Paris les Adages d’Érasme ; c’est toute la lumière de l’antiquité qui se répand à flots sur le monde : dans ce petit livre est ramassée la quintessence de la sagesse ancienne, la fleur de la raison d’Athènes et de Rome, tout ce que la pensée humaine suivant sa droite et naturelle voie peut trouver de meilleur et de plus substantiel, avec cette forme exquise et simple qui s’était perdue depuis tant de siècles. […] Budé avait renouvelé le droit en 1508 par ses notes sur les Pandectes ; son traité des Monnaies et Mesures anciennes (1544) tournait l’humanisme vers l’exacte érudition. […] On sent des souffles d’Italie, dans l’Heptaméron issu du culte de Boccace, et les anciens sont de moitié avec l’Italie dans le platonisme, qui concourt, avec la théorie courtoise et la tendresse mystique, à former l’idéal amoureux de la reine, dans la mythologie qui ne séduit plus par l’absurdité merveilleuse des faits, mais par son beau naturalisme et par sa vérité pathétique, dans une aisance enfin de la pensée, du sentiment, de tout l’être, qui soulève, anime, illumine la raideur rebelle des formes surannées.
L’esprit français s’attachant ainsi à l’esprit ancien, c’est Dante conduit par Virgile, son doux maître, dans les cercles mystérieux de la Divine Comédie. Pendant un certain temps, toute l’ardeur propre à l’esprit français se tourna vers l’étude des langues anciennes. […] Les traducteurs y sont des hommes de génie, parce qu’ils égalent la langue française aux conceptions exprimées dans les langues anciennes. […] « Jugeant, dit-il39, ses inventions trop basses pour un prince de hault esprit, il les a laissées reposer, et a jeté l’oeil sur les livres latins, dont la gravité des sentences, ajoute-t-il, et le plaisir de la lecture (si peu que je y comprins) m’ont espris mes esprits, mené ma main, et amusé ma muse. » Marot, comme on le voit, n’est pas guéri du goût des pointes ; mais il indique du doigt le genre de beauté que notre littérature allait puiser au trésor des littératures anciennes ; à savoir, cette gravité des sentences que nous appelons les vérités générales. Il dit plus loin qu’« en suivant et en contrefaisant la veine du noble poète Ovide, il a voulu faire sçavoir à ceux qui n’ont la langue latine, de quelle sorte Ovide escrivoit, et quelle différence peut estre entre les anciens et les modernes. » Où il ne croyait faire voir que des différences, sa traduction trahit l’infériorité des modernes à cette époque.
L’abbé Maury a été l’un de nos orateurs les plus célèbres, et il est encore un de nos rhéteurs les plus judicieux et les plus utiles, à prendre ce mot de rhéteur dans le sens favorable des anciens. […] Chamfort déclara nettement toutes ses idées, toutes ses espérances de nivellement de l’Ancien Régime et de renouvellement complet de la société. […] Mais il est certainement dans le bon sens, lorsque dans la séance du soir du 19 juin (1790), une suite de motions étourdies s’étant succédé coup sur coup contre la statue de Louis XIV de la place des Victoires, contre les titres de noblesse et les simples noms de terres, et tout cela de la part des Noailles, des Montmorency, de tous ceux qui en feront depuis leur mea culpa solennel, lui, l’abbé Maury, monte à la tribune, venge ingénieusement Louis XIV, et répond à toute cette noblesse ambitieuse de s’abolir, par ce mot d’un ancien à un philosophe orgueilleux : « Tu foules à tes pieds le faste, mais avec plus de faste encore. […] Certes, ce n’était pas au cardinal Maury, héros de l’Ancien Régime, et par suite comblé des récompenses du Saint-Siège, d’aller servir d’instrument au pouvoir nouveau, et de faire œuvre d’évêque à demi constitutionnel, pendant la captivité et l’oppression du pontife. […] Le style s’y anime convenablement des citations des anciens sans trop s’en surcharger.
Marmontel s’était senti éloquent sur l’heure en parlant à M. de Choiseul, et il croyait l’être de nouveau en donnant de souvenir ce qu’il appelait une « esquisse légère » de son ancien discours, tandis qu’il n’en donnait qu’une charge. […] Lorsqu’en germinal an V (avril 1797) Marmontel, retiré à son hameau d’Abloville, fut nommé membre du Conseil des Anciens par le département de l’Eure, il fut expressément chargé par ses commettants de défendre dans l’Assemblée nationale la cause de la religion catholique, alors proscrite et persécutée, et il composa à cet effet un discours qu’on peut lire, sur le libre exercice des cultes. […] L’Ancien Régime avait fini par l’adopter complètement et par le combler de bienfaits : il ne fut point ingrat. […] Menacé de ruine à son tour et voyant sa fortune crouler avec l’ancien ordre de choses, il songea à s’abriter dans quelque asile champêtre pour continuer d’y vaquer à l’éducation de ses enfants. […] J’ai dit qu’au réveil de la société, les électeurs de l’Eure le portèrent au Conseil des Anciens ; le 18 Fructidor annula son élection, sans le frapper d’ailleurs.
Volney, parmi tous les auteurs de l’Antiquité, a fait choix pour son auteur favori d’Hérodote ; c’est qu’il voit en lui « le plus consciencieux des voyageurs anciens ». […] Les Grecs et les Romains aussi le préoccupent beaucoup ; il leur en veut de l’imitation violente qu’on en a faite, de ce soudain fanatisme qui a saisi toute une génération et qui tend à reproduire les haines farouches des anciennes nationalités. […] cessons d’admirer les anciens qui nous ont peu appris en morale et rien en économie politique, seuls résultats vraiment utiles de l’histoire. » Il définit le gouvernement « une banque d’assurance, à la conservation de laquelle chacun est intéressé, en raison des actions qu’il y possède, et que ceux qui n’y en ont aucune peuvent désirer naturellement de briser ». […] Bien qu’il ne se fît pas plus d’illusion comme observateur dans le Nouveau Monde que dans l’Ancien, et qu’il vît les hommes tels qu’ils étaient, il songeait pourtant par moments à s’établir sur quelque point de cette contrée hospitalière, lorsque des difficultés imprévues l’avertirent que l’Europe était encore pour lui une patrie plus sûre et meilleure. […] Je parlerai peu de ses derniers travaux, consacrés presque uniquement à l’ancienne chronologie, et à une méthode de simplification pour l’étude des langues orientales.