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373. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Montaigne en voyage »

Sur ce dernier, on n’a plus à attendre de découvertes proprement dites ; on en est depuis longtemps aux infiniment petits détails : il n’en est aucun pourtant qui soit indifférent, aucun qui n’ait son intérêt, s’il ajoute un seul trait à la physionomie et à l’exacte ressemblance de celui qui a voulu se montrer à nous dans la familiarité la plus intime. […] Ajoutez que pour Montaigne philosophe le voyage n’était qu’une réfutation perpétuelle, en action et en tableau, des préjugés de clocher dont il avait le mépris et le secret dégoût. […] L’air de Rome lui allait ; il le trouvait « très plaisant et sain. » Surtout il ne s’y ennuyait pas un seul instant : « Je n’ai rien, disait-il, si ennemi à ma santé que l’ennui et oisiveté : là j’avais toujours quelque occupation, sinon si plaisante que j’eusse pu désirer, au moins suffisante à me désennuyer », Et il les énumère : à défaut d’antiquités, aller voir les Vignes « qui sont des jardins et lieux de plaisir de beauté singulière, où j’ai appris, ajoute-t-il, combien l’art se pouvait servir bien à point d’un lieu bossu, montueux et inégal » à d’autres jours, à défaut de promenades, aller entendre des sermons, des thèses, ou faire la conversation chez les dames : il mêle tout cela. […] Il ajouta que bien des livres de cardinaux et religieux avaient été censurés de même pour telles imperfections de détail qui ne touchaient en rien la réputation de l’auteur ni de l’œuvre en gros.

374. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Marie-Antoinette (suite et fin.) »

Necker ; des manifestations populaires entouraient son hôtel, et lorsqu’il offrait sa démission le jour même, le roi dut insister pour qu’il restât à son poste ; la reine, qui pour la première fois entendait de près ces sortes de clameurs, déjà menaçantes, ajouta que « la sûreté personnelle du roi y était intéressée. » Necker céda aux royales instances ; et aussitôt après, dès le lendemain, on recommençait le même jeu ; la cabale du comte d’Artois reprenait le dessus ; on faisait un rassemblement de troupes ; on menaçait l’Assemblée nationale. […] Les honnêtes gens dont parle la reine écrivant à la duchesse de Polignac, ce sont messieurs de la Noblesse à qui elle demande de soutenir le roi, sans toutefois s’exposer inutilement ; mais, en bonne souveraine, elle ajoute qu’il y a d’honnêtes gens ailleurs, dans toutes les classes d’hommes, c’est-à-dire même dans le Tiers-État, et que le roi et elle ne veulent que du bien aux bons, dans quelque condition qu’ils soient. […] Mirabeau a été mis d’abord en rapport avec le comte de Mercy, qui m’a dit en avoir été complètement satisfait, et a même ajouté que depuis longtemps Mirabeau, dégoûté de la marche des affaires, se sentait en disposition de s’entendre avec la Cour et s’attendait à des ouvertures de ce genre ; qu’on pouvait voir d’ailleurs, par ses travaux dans l’Assemblée, qu’au fond il avait toujours été l’homme des principes monarchiques. […] Elle ajoutait dans tout le feu de son indignation et l’ardeur profonde de son mépris : « Je ne vous charge pas de faire mon apologie ; vous connaissez depuis longtemps le fond de toute mon âme, et jamais le malheur n’y pourra faire entrer la moindre idée vile ni basse ; mais aussi ce n’est que pour la gloire du roi et de son fils que je veux me livrer en entier, car tout le reste que je vois ici m’est en horreur, et il n’y en a pas un, dans aucun parti, dans aucune classe, qui mérite qu’on fasse la moindre chose pour lui. » Voilà les accents du cœur, l’âme même qui déborde.

375. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les fondateurs de l’astronomie moderne, par M. Joseph Bertrand de l’académie des sciences. »

Il a lu, —  ce qui s’appelle lu, — les savants ouvrages des La Place et des La Grange, les mémoires des Clairaut, des d’Alembert, des Poinsot ; il y a ajouté peut-être sur quelques points, et il sait par cœur Voltaire et Alfred de Musset. […] Flammarion ajoute : « Nous regrettons de dire que l’on sent de temps en temps dans tout Fontenelle des assertions blâmables comme celle-là, qui déparent son récit et en affaiblissent l’autorité. » Entendons-nous bien. […] Le bon goût seul, ajoute le pieux et affectueux critique, eût dû en introduire quelque chose à la place des puérilités dont l’auteur n’a pas cru pouvoir se dispenser. » Il est vrai que Fontenelle est à cent lieues du Psalmiste et qu’il s’est gardé du Cœli enarrant gloriam Dei comme d’un lieu commun. […] Il est dans le vrai encore et dans la ligne de la science lorsque, rappelant combien les conditions de la vie ont varié sur cette terre depuis la première apparition des êtres organisés et des espèces vivantes, il ajoute qu’il n’y a pas lieu de les circonscrire, de les limiter à une seule sphère, et que cette différence de conditions et de formes qui a éclaté successivement (comme la géologie l’atteste) sur notre globe terrestre, peut varier et se diversifier à plus forte raison de globe à globe, de planète à planète.

376. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par M. A. Chéruel »

et tout historien, fût-ce même le plus régulier et le plus froid) « sujet à erreur », il ajoute : « Ces réserves faites, on ne peut méconnaître dans Saint-Simon une étude personnelle et persévérante des principaux personnages de la Cour de Louis XIV, et un talent merveilleux pour les peindre. » On ne peut méconnaître… mais véritablement quelle grâce on nous fait là ! […] dit Louis XIV à Maréchal : c’est un fanfaron de crimes. » — « À ce récit de Maréchal, ajoute Saint-Simon, je fus dans le dernier étonnement d’un si grand coup de pinceau. » Ce coup de pinceau, Louis XIV l’avait trouvé à force de bon sens et de justesse. […] ajouta-t-il ; puis en se remettant tout d’un coup, il reprit : “Allez, mon fils, laissez-moi, je deviendrai ce qu’il plaira à Dieu ; remontez à cheval ; je vous le commande, le temps presse ; allez faire votre devoir ; et je ne désire plus de vie qu’autant qu’il m’en faudra pour apprendre que vous vous en serez bien acquitté.” […] La Bruyère, grand peintre, est abstrait à côté de Saint-Simon : j’ajouterai qu’il l’est moins depuis que celui-ci a parlé.

377. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « UN FACTUM contre ANDRÉ CHÉNIER. » pp. 301-324

remy a depuis éprouvé moins de joie que de regret chaque fois qu’un zèle curieux est venu ajouter au premier recueil du poëte quelques pièces nouvelles : on a pu craindre, dit-il, d’en voir le nombre s’accroître indéfiniment ; il trouvait qu’il y en avait bien assez sans cela. […] remy ; et il voit déjà dans ce choix l’indice d’un goût peu sûr : « car, ajoute-t-il en style étrange, l’Oaristys s’éloigne sous plus d’un point de ces sujets naturels et simples où l’on sent à peine l’effort de l’art. » J’avoue que, lorsque je vois un critique aborder sur ce ton des œuvres toutes de grâce et d’élégance, j’entre aussitôt en une méfiance extrême, et je me demande si l’écrivain de cette prose est bien un maître-juré en telle expertise de poésie (arbiter elegantiarum). […] « Une expression d’un goût aussi moderne que celle de l’héréditaire éclat suffit sans doute, ajoute-t-il, pour détruire toute l’harmonie de la couleur antique. » Et il continue de raisonner en ce sens. […] Tout au milieu, il y a mêlé l’Iris odorant de Nossis, sur les tablettes de laquelle Amour lui-même enduisit la cire ; il y a mis la marjolaine de Rhianus qui exhale l’agrément, et le jaune safran d’Érinne aux couleurs virginales…, et Damagète, cette violette noire, et le doux myrte de Callimaque, toujours plein d’un miel épais… Il a cueilli, pour y ajouter, la grappe enivrante d’Hégésippe…, et la pomme mûre des rameaux de Diotime, et la grenade à peine en fleur de Ménécrate… La ronce d’Archiloque aux dards sanglants et quelques gouttes de son amertume y relèvent la chanson de nectar et les mille brins d’élégie d’Anacréon… Le bluet foncé de Polyclète… et le jeune troëne d’Antipater n’y manquent pas…, ni surtout la branche d’or du toujours divin Platon, où tous les fruits de talent resplendissent.

378. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXVIIIe entretien. Tacite (1re partie) » pp. 57-103

Il faut qu’il soit moraliste, sinon de cœur, au moins d’esprit : car, s’il caresse les perversités dont l’histoire est pleine, s’il donne toujours raison à la fortune, s’il exalte le vainqueur coupable et qu’il écrase le vaincu innocent, s’il foule aux pieds les victimes, s’il ajoute la sanction de sa propre immoralité et l’autorité de son amnistie à tous les scandales d’iniquité qui attristent les annales des peuples, l’historien n’est plus un juge ; c’est un complice abject ou intéressé de la fortune, qui montre sans cesse le droit violé par la force, et la vertu déjouée par le succès. […] Ajoutons que ces chefs-d’œuvre mêmes ne sont pas absolus, mais relatifs à l’état social et à l’âge plus ou moins avancé des peuples pour lesquels l’historien a écrit son histoire. […] Telles étaient à Rome, ajoute-t-il, les dispositions d’esprit de cette immense multitude. » Il fait ensuite le tableau des provinces, des légions, le portrait des principaux généraux qui les commandent. […] XXV « Vous auriez cru voir, ajoute aussitôt Tacite, un autre sénat, un autre peuple.

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