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911. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Bernardin de Saint-Pierre »

Mais La Fontaine, après Racan, La Fontaine surtout la sentit, l’aima, la peignit, et en fit son bien. […] Pour comprendre et pour aimer la nature, il ne faut pas être tendu constamment vers le bien ou le mal du dedans, sans cesse occupé du salut, de la règle, du retranchement. […] Bernardin de Saint-Pierre était donc foncièrement bon, j’aime à le croire ; mais il était devenu, par la fâcheuse expérience des hommes, irritable, méfiant et susceptible. […] Heureux qui revoit les lieux où tout fut aimé, où tout parut aimable, et la prairie où il courut, et le verger qu’il ravagea !  […] On ne saurait croire combien il sert, jusque dans les créations les plus idéales, de se donner ainsi quelques instants d’appui sur des souvenirs aimés, sur des branches légères.

912. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre premier. De la première époque de la littérature des Grecs » pp. 71-94

Quand on aime véritablement la musique, il est rare qu’on écoute les paroles des beaux airs. […] Tous les hommes, sans doute, ont connu les douleurs de l’âme, et l’on en voit l’énergique peinture dans Homère ; mais la puissance d’aimer semble s’être accrue avec les autres progrès de l’esprit humain, et surtout par les mœurs nouvelles qui ont appelé les femmes au partage de la destinée de l’homme. […] L’amour, tel qu’ils le peignaient, est une maladie, un sort jeté par les dieux, un genre de délire, qui ne suppose aucune qualité morale dans l’objet aimé. […] Néanmoins les Athéniens aimaient et cultivaient les beaux-arts, et ne se renfermaient point dans les intérêts politiques de leur pays ; ils voulaient conserver leur premier rang de nation éclairée ; la haine, le mépris pour les Barbares, fortifiaient en eux le goût des arts et des belles-lettres. […] Il aimait la liberté, comme assurant à tous les genres de plaisirs la plus grande indépendance ; mais il n’avait pas cette haine profonde de la tyrannie, qu’une certaine dignité de caractère gravait dans l’âme des Romains.

913. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre VII. Induction et déduction. — Diverses causes des faux raisonnements »

Nous interprétons à mal toutes les actions des gens que nous n’aimons pas, à bien toutes celles des gens que nous aimons. […] On a une grande facilité à admettre l’évidence des choses qu’on croit ou qu’on aime : on se persuade sans peine qu’elles n’ont pas besoin de preuve. […] Maximes évidemment fausses : car tout le monde peut réclamer le privilège par le premier axiome, et la défense absolue devient une tolérance générale ; et comme en général on ne sollicite que pour ceux qu’on aime, le chagrin du refus serait le même pour tous, et tous ont même droit d’obtenir, en vertu du second axiome. […] Il y a là, si l’on veut, une sorte de contradiction nécessaire et innocente, qui fait que le pessimiste, épris du néant, a droit de vivre, de jouir, d’aimer les bonnes et belles choses ; que le déterministe délibère tout comme le croyant au libre arbitre, et accepte devant les hommes la responsabilité de ses actes : tout comme on se sert dans le langage de mots et d’images qui impliquent mille croyances et une conception de l’univers que nos pères des antiques tribus aryennes s’étaient faites, et que nous avons réformées depuis des siècles.

914. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Barbey d’Aurevilly. »

Je pourrai les admirer ; ils me communiqueront peut-être ou me suggéreront des idées des sentiments que je n’aurais pas eus sans eux ; mais j’ai, du premier coup, la certitude que je ne les aimerai jamais, que je n’aurai jamais avec eux aucune intimité, aucun abandon, et qu’ils seront éternellement pour moi des étrangers. […] L’abbé Sombreval, le prêtre athée et marié, qui feint de se convertir pour que sa fille ne meure pas ; l’orgueilleux, farouche et impassible abbé de la Croix-Jugan, effroyable sous les cicatrices de son suicide manqué ; le chevalier de Mesnilgrand, le truculent et flamboyant athée…, il les voit immenses, il les aime, il bouillonne d’admiration autour d’eux. […] Mais, si peut-être un peu de tremblement se mêle à son ingénue et violente sympathie pour les damnés, c’est avec pleine sécurité et c’est d’un amour sans mélange qu’il aime, qu’il glorifie les grands mondains, les illustres dandys, les viveurs profonds, les insondables dons Juans : Ryno de Marigny, le baron de Brassard, Ravila de Ravilès, et combien d’autres ! […] » Et il lui revient, tout en continuant d’aimer IHermengarde. […] Il me semble même que celui qui, croyant au diable, l’aimerait par enfantillage et romantique bravade, ne serait pas, après tout, un être si diabolique ; car il resterait un croyant, il aurait de l’univers une conception très ferme et très décidée : il ne serait qu’un manichéen qui s’amuse à faire un mauvais choix.

915. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Gautier, Théophile (1811-1872) »

Quand je me remets à feuilleter et à parcourir en tous sens, comme je viens de le faire, ce recueil de vers de Gautier, qui mériterait, à lui seul, une étude à part, je m’étonne encore une fois qu’un tel poète n’ait pas encore reçu de tous, à ce titre, son entière louange et son renom… J’aime infiniment mieux M.  […] Celui qui dort dans ce tombeau Aima d’un noble amour les vierges et les roses. […] Aimer ? […] Un homme dépourvu d’idées, de sensibilité, d’imagination, et qui n’aime pas le lieu commun, se mêle d’écrire, et écrit toute sa vie : cela n’est pas très rare ; mais il y réussit : cela est extraordinaire, ne s’est produit peut-être qu’une fois dans l’histoire de l’art, est infiniment curieux à étudier. […] Il y a très longtemps qu’elles n’existent plus… C’était un homme admirablement doué pour le style et à qui il n’a manqué que le fond… Les hommes qui aiment les idées ont, à son endroit, une espèce d’horreur.

916. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Lamartine, Alphonse de (1790-1869) »

Car lorsqu’on chante comme vous savez chanter, produire c’est charmer, et lorsqu’on écoute comme je sais écouter, admirer c’est aimer. […] Il restera une foule de ces vers admirables qui n’empêchent pas les poèmes d’être médiocres, et qui sont les dernières fleurs dont se parent les poésies mourantes ; il restera le souvenir de grandes facultés poétiques, supérieures à ce qui en sera sorti ; il restera le nom harmonieux et sonore d’un poète auquel son siècle aura été trop doux et la gloire trop facile, et en qui ses contemporains auront trop aimé leurs propres défauts. […] Or, Lamartine n’a guère aimé. […] Les femmes aiment la spiritualité, la douceur ; elles n’ont pas besoin de revêtir leurs émotions d’un caractère exceptionnel, leur cœur étant très accessible à la poésie des sentiments communs ; par là et par d’autres traits, il semble que l’âme du grand poète, qui avait exprimé ces choses avec tant de puissance, appartienne elle-même au type féminin, si l’on ajoute à ce type la force qui s’y joint pour former la figure de l’ange. […] Nous avons du moins la confiance que s’il apparaît parfois, dans son extrême complexité, un peu différent de celui auquel on s’était accoutumé, il n’en sera ni moins grand, ni moins attrayant, ni moins digne d’être aimé.

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