Voltaire, qui en avait pris connaissance dès l’année 1739, l’appelait un « ouvrage d’Aristide », et Rousseau, qui s’en autorisa plus tard dans son Contrat social, a dit : « Je n’ai pu me refuser au plaisir de citer quelquefois ce manuscrit, quoique non connu du public, pour rendre honneur à la mémoire d’un homme illustre et respectable qui avait conservé jusque dans le ministère le cœur d’un vrai citoyen, et des vues droites et saines sur le gouvernement de son pays. » M. d’Argenson n’était pas encore ministre lorsqu’il composa cet ouvrage, et il était sorti du ministère lorsqu’il le revit pour y mettre la dernière main. […] Présent à la victoire de Fontenoy, il en écrivit une relation à Voltaire, qui avait pour lors titre et fonction d’historiographe de France, et qui était son ancien ami de collège. Cette lettre, publiée par Voltaire, est devenue historique, et elle fait le plus grand honneur auprès de la postérité à l’esprit et à l’humanité de M. d’Argenson : « Vous m’avez écrit, monseigneur, lui répondait Voltaire, une lettre telle que Mme de Sévigné l’eût faite, si elle s’était trouvée au milieu d’une bataille. » Et cet éloge est mérité ; on a la description gaie, vive, émue, du combat, du danger, du succès plus qu’incertain à un moment, de la soudaine et complète victoire ; le principal honneur y est rapporté au roi : puis, après tout ce qu’un courtisan en veine de cœur et d’esprit eût pu dire, on lit les paroles d’un citoyen philosophe ou tout simplement d’un homme : Après cela, pour vous dire le mal comme le bien, j’ai remarqué une habitude trop tôt acquise de voir tranquillement sur le champ de bataille des morts nus, des ennemis agonisants, des plaies fumantes… J’observai bien nos jeunes héros ; je les trouvai trop indifférents sur cet article… Le triomphe est la plus belle chose du monde : les Vive le roi ! […] Ceux de ses écrits qui ont été publiés après sa mort n’ont pu que confirmer cette idée ; les Considérations sur le gouvernement de la France, qui parurent en 1764 dans, une édition très fautive, et dont on refit en 1784 une édition qui passe pour meilleure, justifièrent aux yeux du public les éloges de Rousseau et de Voltaire, et montrèrent M. d’Argenson comme le partisan éclairé et prudent d’une réforme au sein de la monarchie et par la monarchie, d’une réforme sans révolution.
Et il lui cite l’exemple de Voltaire ; ne croyez pas que ce soit comme une preuve éclatante et rare de la gloire littéraire ; il le lui cite pour lui montrer le néant de cette gloire contestée et troublée des grands écrivains : « Je songe quelquefois à Voltaire, dont le goût est si vif, si brillant, si étendu, et que je vois méprisé tous les jours par des hommes qui ne sont pas dignes de lire, je ne dis pas sa Henriade, mais les préfaces de ses tragédies. » Racine, Molière, « qui sont pourtant des hommes excellents », n’ont pas été plus heureux pendant leur vie ; ils n’ont pas joui plus paisiblement de la renommée due à leurs œuvres : « Et croyez-vous que la plupart des gens de lettres n’en eussent pas cherché une autre, si leur condition l’eût permis ? […] » — Sur Voltaire : « Vous avez vu mépriser Voltaire, dites-vous, par des gens qui ne le valent pas… Ceux qui méprisent Voltaire se rangeraient s’il passait, je l’ai vu souvent arriver ; ils n’auraient jamais connu M.
Elle est avec Voltaire, dans la prose, le classique le plus pur de cette époque, sans même en excepter aucun des grands écrivains. […] De tout temps amie de Voltaire, elle l’est aussi de Montesquieu, d’Alembert. […] Les hommes de lettres de son temps, quand ils s’appelaient Voltaire, Montesquieu ou d’Alembert, l’amusaient assez, mais il n’y avait dans aucun d’eux de quoi pleinement la satisfaire ; leurs atomes et les siens ne s’étaient jamais accrochés qu’à demi. […] Elle correspond avec Voltaire, dicte de charmantes lettres à son adresse, le contredit, n’est bigote ni pour lui ni pour personne, et se rit à la fois du clergé et des philosophes. […] Comme elle choisit dans Voltaire !
Quant aux lettres de Frédéric, on leur a rendu plus de justice ; en lisant dans la correspondance de Voltaire celles que le roi lui adressait, entremêlées à celles qu’il recevait en retour, on trouve que non seulement elles soutiennent très bien le voisinage, mais qu’à égalité d’esprit, elles ont encore pour elles une supériorité de vue et de sens qui tient à la force de l’âme et du caractère. […] « Il faut prendre l’esprit de son état », écrivait-il en riant à Voltaire du milieu de la guerre de Sept Ans. […] Il oubliait que lui-même, écrivant à Voltaire, lui avait dit : « Tout homme a une bête féroce en soi ; peu savent l’enchaîner, la plupart lui lâchent le frein lorsque la terreur des lois ne les retient pas. » Son neveu, Guillaume de Brunswick, se permit un jour de lui faire sentir l’inconséquence qu’il y avait à relâcher ainsi les liens religieux qui retiennent la bête féroce. […] Quelques sarcasmes jetés en passant, quelques sorties philosophiques dénotent l’élève de Voltaire ; mais ces plaisanteries sont rapides et ne dérogent pas ici au ton général. […] Si l’on joint à cette narration si noble et si unie les lettres qu’il écrivait à Voltaire durant le même temps, on assistera au plus beau moment de Frédéric, à la crise d’où il sortit avec la persévérance la plus héroïque et la plus glorieuse.
Et, par exemple, je ne trouve nulle part Voltaire nommé dans ses Œuvres, et je ne vois pas non plus qu’il ait nommé une seule fois Molière. Molière et Voltaire semblent avoir été pour lui comme non avenus et comme inconnus, avec tout ce que ces deux noms représentent. […] Le chancelier Voysin (à la fois secrétaire d’État de la Guerre) avait rédigé, à cet effet, une déclaration précise et rude, qu’il prétendait imposer au Parlement : mais d’Aguesseau, procureur général, et qui avait alors, dit Voltaire, ce courage d’esprit que donne la jeunesse 40, refusa absolument de s’en charger. […] Tandis qu’il favorisait les entreprises de collections purement historiques ou érudites, il refusait, par exemple, un privilège à Voltaire pour les Éléments de la philosophie de Newton : « Ce demi-savant et demi-citoyen d’Aguesseau, écrivait Voltaire à d’Alembert en un jour de rancune, était un tyran : il voulait empêcher la nation de penser. » On assure que le scrupuleux chancelier ne donna jamais de privilège pour l’impression d’aucun roman nouveau, et qu’il n’accordait même de permission tacite que sous des conditions expresses ; qu’il ne donna à l’abbé Prévost la permission d’imprimer les premiers volumes de Cleveland que sous la condition que le héros se ferait catholique à la fin.
Il fut, dès 1736, un des fidèles de ce petit monde de Remusberg, où l’on regrettait tant que M. de Suhm ne pût être plus souvent ; où l’on espérait Gresset ; où l’on possédait Algarotti pendant huit jours ; où Voltaire ne fit qu’une première et rapide apparition au début du règne. […] Du moment que Frédéric monte sur le trône, ces riens prennent de l’importance et du caractère : ainsi, dès les premiers jours du règne, à la fin d’un billet insignifiant : « Adieu, lui écrit Frédéric ; je vais écrire au roi de France, composer un solo, faire des vers à Voltaire, changer les règlements de l’armée, et faire encore cent autres choses de cette espèce. » Dans un court voyage au pays de Liège, Frédéric voit pour la première fois Voltaire qui vient le saluer au château de Meurs sur la Meuse ; le roi, avant d’arriver en Belgique, avait fait une pointe sur Strasbourg où le maréchal de Broglie l’avait reçu, l’avait reconnu à travers son incognito, et lui avait fait les honneurs de la place. À peine revenu à Potsdam, Frédéric écrit à Jordan : « Tu me trouveras bien bavard à mon retour ; mais souviens-toi que j’ai vu deux choses qui m’ont toujours beaucoup tenu à cœur, savoir : Voltaire et des troupes françaises. » Voilà, en effet, les deux passions de Frédéric, et qui se disputeront toute la première moitié de sa carrière de roi : la guerre et l’esprit ; être un grand poète, devenir un grand capitaine ! […] L’entreprise était délicate et audacieuse ; Frédéric sembla près d’y réussir ; mais, après quelques années d’essai et de jouissance, cette seconde société où les Maupertuis, les Algarotti, les d’Argens n’avaient fait que préparer les voies et qui atteignit tout son éclat en se couronnant de Voltaire, se brisa à l’instant le plus agréable et par le jeu même des amours-propres en présence.