Mais j’ai lu beaucoup La Rochefoucauld et un tout petit peu Molière. […] Molière, messieurs, a fait tort à ses successeurs. […] Si ce n’est plus Molière, c’est toute la mine de Molière. […] Un Molière renversé. […] Il est déjà dans Molière qui l’a reçu lui-même de la tradition.
Racine, Molière, La Fontaine, ces choix étaient un programme. […] Séduit outre mesure par les anciens, il a loué dans l’églogue précisément le manque de réalité : cédant trop complaisamment au goût mondain, il a préféré la « mignardise » de Térence au robuste naturel de Molière. […] Molière ne l’a pas satisfait : il a préféré Térence, plus par préjugé mondain que par superstition pédante. […] Il a eu conscience de ce qu’on pouvait faire en son temps, et il a aidé de plus grands génies que lui, La Fontaine, Racine, Molière, à en prendre conscience. […] Avec Furetière, Racine, La Fontaine, Molière, Chapelle, il hante les cabarets ; il est lié aussi avec des courtisans libertins, avec Ninon et la Champmeslé.
Et tout d’abord, à défaut d’un Shakspeare que nous n’avons pas, il disait de celui des nôtres qui en approche le plus, de notre grand Molière : « Molière est si grand, que chaque fois qu’on le relit on éprouve un nouvel étonnement. […] On craint de voir apparaître le vice dans sa vraie nature… Tous les ans je lis quelques pièces de Molière, de même que de temps en temps je contemple des gravures d’après de grands maîtres italiens. Car de petits êtres comme nous ne sont pas capables de garder en eux la grandeur de pareilles œuvres ; il faut que de temps en temps nous retournions vers elles pour rafraîchir nos impressions. » Combien ce jugement sur Molière diffère en largeur et en sympathie de celui de Guillaume Schlegel, homme de tant d’érudition et de mérites si divers, mais fermé à quelques égards, auquel il ne fallait pas demander ce que ses horizons ne comportaient pas, et de qui Gœthe disait finement après un entretien très-instructif qu’il venait d’avoir avec lui : « Il n’y a qu’à ne pas chercher des raisins sur les épines et des figues sur les chardons, et alors tout est parfait. » Schlegel, qui est tout raisin et toutes figues quand il nous parle de la Grèce, ne nous a guère offert à nous, Français, quand il a daigné s’occuper de nous et de notre grand siècle littéraire, que ses épines et ses chardons. […] À genoux devant Molière et La Fontaine, il admire Athalie, goûte Bérénice, sait par cœur les chansons de Béranger, et raconte parfaitement nos plus nouveaux vaudevilles. […] Et encore ne vous imaginez pas le Paris d’un siècle borné et fade, mais le Paris du xixe siècle, dans lequel, depuis trois âges d’hommes, des êtres comme Molière, Voltaire, Diderot et leurs pareils ont mis en circulation une abondance d’idées que nulle part ailleurs sur la terre on ne peut trouver ainsi réunies, et alors vous concevrez comment une tête bien faite, grandissant au milieu de cette richesse, peut être quelque chose à vingt-quatre ans. » Certes, de tels témoignages rendus avec cette magnificence, et venant de quelqu’un qui s’est toujours passé de Paris, ne sont pas humiliants pour cette noble tête de la France !
Eh bien, n’allez pas chercher dans un dévot à Molière les formules des jugements et des louanges qu’on peut appliquer à la pièce : lisez dans la Lettre à Dalembert la critique si fine et si fausse de J. […] Mais vous nierez que Molière ait conçu le dessein immoral de ridiculiser en général la vertu. Vous nierez que la sympathie, l’admiration dont on ne peut se défendre pour Alceste aillent contre le but de l’auteur, et vous reconnaîtrez au contraire que c’est un des plus merveilleux effets du génie de Molière, d’avoir su unir dans un même caractère la sympathie et le ridicule, comme il a su associer dans don Juan la souveraine grâce et l’odieux. Vous conclurez alors que Molière n’a voulu en somme que montrer combien le monde s’accommode peu de la parfaite vertu, qui le gêne, et dont il se venge par le ridicule, et combien aussi l’humaine faiblesse en est peu susceptible, puisque dans la plus belle âme elle s’exagère, s’aigrit et s’attache à des riens. […] Voilà ce que peut suggérer Rousseau, l’ennemi de Molière : en apprendrait-on autant chez les enthousiastes, qui débordent d’idolâtrie et de tendresse ?
De ce monde à part la comédie était à faire, et si Molière l’a tentée, il ne l’a pas faite ! Il n’a pas voulu… il n’eût pas osé dépasser les petits marquis, ce grain de sable, dont le roi avait dit à Molière : tu n’iras pas plus loin ! […] La comédie eût-elle inventé ce billet-là, du temps de Molière ? […] C’est cette même voix qui aujourd’hui encore, en songeant à cet accent plein, sonore et d’un si beau timbre, vous fait paraître plus charmants les plus beaux vers de Molière. […] adieu, pour jamais ; adieu à ce beau geste que j’aimais tant ; adieu à cet esprit si fin qui s’en va d’où il est venu, qui retourne à Molière !
Walewski, en voulant y être fidèle de ton, a précisément compromis sa pièce ; quand Molière a voulu faire rire aux dépens des précieuses, il a eu grand soin de charger. D’ailleurs, les restes de l’hôtel Rambouillet étaient encore menaçants du temps de Molière, et voilà pourquoi il en voulait, avant tout, déblayer la scène, afin d’y établir son franc-parler. […] La Motte, le premier, l’a très bien remarqué : « Molière est à la vérité un grand peintre, mais il lui est échappé de faux portraits.