Ce mélange de réel et d’impossible, qui était presque inévitable dans un roman-poëme, déconcerte un peu et nuit à la suite de l’émotion. […] Mais il y a bien des passages dans Lélia où toutes les grâces du talent ne sont employées qu’à nuancer et à revêtir les sentiments les plus éprouvés, les émotions les plus présentes.
Mais il est cependant certain que pour qu’un auteur soit éloquent, il faut qu’il exprime ses propres sentiments ; ce n’est pas son intérêt, mais son émotion ; ce n’est pas son amour-propre, mais son caractère, qui doivent animer ses écrits ; et faire abstraction en écrivant de ce qu’on éprouve soi-même, ce serait aussi faire abstraction de ce qu’éprouve le lecteur. […] On applique en Angleterre l’esprit des affaires aux principes de la littérature ; et l’on interdit dans les ouvrages raison nés tout appel à l’émotion, tout ce qui pourrait influencer le moins du monde le libre exercice du jugement.
S’il vous est arrivé jamais de concevoir l’idée d’un enfantillage, d’une équipée, d’une folie, pure fantaisie de l’esprit inquiet et désœuvré, et de passer à l’exécution sans autre raison que l’idée conçue, sans entraînement, sans plaisir, mais fatalement, sans pouvoir résister ; — si vous avez repoussé parfois de toutes les forces de votre volonté une tentation vive, si vous en avez triomphé, et si vous avez succombé à l’instant précis où la tentation semblait s’évanouir de l’âme, où l’apaisement des désirs tumultueux se faisait, où la volonté, sans ennemi, désarmait ; — si vous avez cru, après une émotion vive, ou un acte important, être transformé, régénéré, naître à une vie nouvelle, et si vous vous êtes attristé bientôt de vous sentir le même et de continuer l’ancienne vie ; — si par un mouvement de générosité spontanée ou d’affection vous avez pardonné une offense, et si vous avez par orgueil persisté dans le pardon en vous efforçant de l’exercer comme une vengeance ; — si vous avez pu remarquer que les bonnes actions dont on vous louait n’avaient pas toujours de très louables motifs, que la médiocrité continue dans le bien est moins aisée que la perfection d’un moment, et qu’un grand sacrifice s’accomplit mieux par orgueil qu’un petit devoir par conscience, qu’il coûte moins de donner que de rendre, qu’on aime mieux ses obligés que ses bienfaiteurs, et ses protégés que ses protecteurs ; — si vous avez trouvé que dans toute amitié il y a celle qui aime et celle qui est aimée, et que la réciprocité parfaite est rare, que beaucoup d’amitiés ont de tout autres causes que l’amitié, et sont des ligues d’intérêts, de vanité, d’antipathie, de coquetterie ; que les ressemblances d’humeur facilitent la camaraderie, et les différences l’intimité ; — si vous avez senti qu’un grand désir n’est guère satisfait sans désenchantement, et que le plaisir possédé n’atteint jamais le plaisir rêvé ; — si vous avez parfois, dans les plus vives émotions, au milieu des plus sincères douleurs, senti le plaisir d’être un personnage et de soutenir tous les regards du public ; — si vous avez parfois brouillé votre existence pour la conformer à un rêve, si vous avez souffert d’avoir voulu jouer dans la réalité le personnage que vous désiriez être, si vous avez voulu dramatiser vos affections, et mettre dans la paisible égalité de votre cœur les agitations des livres, si vous avez agrandi votre geste, mouillé votre voix, concerté vos attitudes, débité des phrases livresques, faussé votre sentiment, votre volonté, vos actes par l’imitation d’un idéal étranger et déraisonnable ; — si enfin vous avez pu noter que vous étiez parfois content de vous, indulgent aux autres, affectueux, gai, ou rude, sévère, jaloux, colère, mélancolique, sans savoir pourquoi, sans autre cause que l’état du temps et la hauteur du baromètre ; — si tout cela, et que d’autres choses encore !
Et la femme retirée, toute sanglotante après avoir jeté un regard d’ineffable tendresse sur l’apparent dormeur, — Kuranosuké se lève, sans aucune trace d’ivresse dans les manières et avec des traits exprimant la plus vive émotion. […] L’émotion subite rend souvent malade un homme robuste. ».
Ce que je demande, avant tout, c’est l’émotion, la sincérité : elles vibrent dans ces poèmes.
Et, en outre, le sens émotionnel des mélodies est d’une très grande précision ; avec cette réserve, toutefois, que les émotions à peindre sont toujours assez générales. […] Il existe une corrélation étroite entre ces thèmes et les passions ou émotions qui dominent les personnages du drame. […] Ou bien, dans une situation moins marquée, la mention d’un mot, ou d’un nom, fait naître des émotions vives ou flottantes dans le cœur d’un personnage (souvenirs, espoirs, craintes) ; et de nouveau c’est la musique qui nous révèle ces émotions passagères. […] Puisque c’est la musique qui nous traduit toutes les émotions, il faut que la phrase soit réduite à sa plus simple expression et qu’elle ne contienne que des mots essentiels. […] Nous voulons qu’ils étudient les écrits de Wagner ; qu’ils apprennent à voir en lui plus qu’un simple musicien, un profond penseur ; qu’ils subissent ainsi l’influence de cet homme dont l’effort principal (quoique peu connu) a été de montrer que l’art est la chose la plus sainte, et le théâtre un lieu où peuvent vivre de la vie intense de l’art les plus profondes passions et les émotions les plus cachées, Y a-t-il au monde quoi que ce soit qui puisse influencer plus salutairement un artiste que le spectacle de cette vie virile tout entière vouée à un idéal, et de ce prodigieux effort vers la réalisation de cet idéal ?