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778. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre IV. La fin de l’âge classique — Chapitre I. Querelle des Anciens et des Modernes »

Il grognait, lâchait des épigrammes contre l’Académie des Topinamboux, contre Perrault et ses admirateurs, prenait encore Perrault à partie dans un discours sur l’Ode dont il taisait précéder sa misérable Ode sur la prise de Namur, entreprise pour justifier Pindare et en faire sentir la manière. […] Boileau le sentit et donna en 1694 ses neuf premières Réflexions sur Longin, œuvre de mauvaise humeur, d’ironie lourde et brutale, de critique mesquine et puérile. […] Boileau le sentait : car lorsqu’on l’eut réconcilié avec Perrault, il lui écrivit en 1700 une lettre excellente, où, reprenant à son compte la thèse de son adversaire en la limitant, il égalait le xviie  siècle non pas à toute l’antiquité, mais à n’importe quel siècle de l’antiquité.

779. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 23-38

Croiroit-on que, parmi ses détracteurs, le plus acharné soit précisément celui qui en eût dû le mieux sentir tout le mérite, M. de Voltaire ? […] Ne devoit-il pas craindre de soulever contre lui, non seulement ses Compatriotes, mais encore tous les Peuples éclairés de l’Europe, qui ne s’applaudissent de leurs progrès dans notre Langue, qu’à proportion qu’ils sentent mieux les beautés originales de ces mêmes Fables qu’il cherche à dépriser ? […] Nature du sujet, sagesse du plan, ordonnance des tableaux, fraîcheur du coloris, choix des ornemens, richesse des détails, naturel des descriptions, vérité des caracteres, finesse de morale, tout y fait sentir cette heureuse facilité inconnue avant lui.

780. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre second. Poésie dans ses rapports avec les hommes. Caractères. — Chapitre III. Suite des Époux. — Adam et Ève. »

Satan, caché sous la forme d’une de ces bêtes, contemple les deux époux, et se sent presque attendri par leur beauté, leur innocence, et par la pensée des maux qu’il va faire succéder à tant de bonheur : trait admirable. […] Adam, quoiqu’à peine né et sans expérience, est déjà le parfait modèle de l’homme : on sent qu’il n’est point sorti des entrailles infirmes d’une femme, mais des mains vivantes de Dieu. […] Ceux qui savent l’anglais sentiront combien la traduction de ce morceau est difficile.

781. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Mes pensées bizarres sur le dessin » pp. 11-18

Malgré l’ignorance des effets et des causes, et les règles de convention qui ont été les suites de cette ignorance, j’ai peine à douter qu’un artiste qui oserait négliger ces règles, pour s’assujettir à une imitation rigoureuse de la nature, ne fût souvent justifié de ses pieds trop gros, de ses jambes courtes, de ses genoux gonflés, de ses têtes lourdes et pesantes, par ce tact fin que nous tenons de l’observation continue des phénomènes, et qui nous ferait sentir une liaison secrète, un enchaînement nécessaire entre ces difformités. […] Ce n’est pas dans l’école qu’on apprend la conspiration générale des mouvements, conspiration qui se sent, qui se voit, qui s’étend et serpente de la tête aux pieds. […] C’en sera assez pour qu’il sente que les chairs sur les os et les chairs non appuyées ne se dessinent pas de la même manière, qu’ici le trait est rond, là comme anguleux ; et que s’il néglige ces finesses, le tout aura l’air d’une vessie soufflée ou d’une balle de coton.

782. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Mes petites idées sur la couleur » pp. 19-25

Mille peintres sont morts sans avoir senti la chair ; mille autres mourront sans l’avoir sentie. […] J’achève en une ligne ce que le peintre ébauche à peine en une semaine ; et son malheur, c’est qu’il sait, voit et sent comme moi, et qu’il ne peut rendre et se satisfaire ; c’est que ce sentiment le portant en avant, le trompe sur ce qu’il peut, et lui fait gâter un chef-d’œuvre : il était, sans s’en douter, sur la dernière limite de l’art.

783. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Napoléon »

Après l’homme senti, il doit y avoir l’homme jugé. […] Il y a dans le titre seul de cette histoire quelque chose de fastueux, d’étalé, de gonflé, qui sent son petit Tuffière historique en herbe, et qui dispose mal la critique en faveur d’un livre annonçant plus qu’il ne peut tenir. […] Bégin n’a pas senti cela.

784. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « J.-K. Huysmans »

Au bout de toutes les incroyables folies qu’il ose, l’auteur a senti le navrement de la déception. […] Le Révolté a senti son néant. […] On sent sa présence, comme une chaleur, derrière les plus belles pages que M. 

785. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Camille Jordan, et Madame de Staël »

En 1790, Camille avait fait le voyage de Paris en compagnie de sa mère ; il y avait été témoin des luttes oratoires de l’Assemblée constituante, et il avait dû sentir en son cœur un frémissement secret, comme le jeune coursier à l’appel du clairon. […] Si, comme je le crois, vous avez depuis senti combien les principes de la liberté sont supérieurs à tout cela, vous écrirez une fois de manière à vous faire connaître, et vous vous classerez quand vous le voudrez dans un parti qui recevra toujours le talent et le courage avec reconnaissance. […] Duvergier de Hauranne l’a bien senti, et il n’a eu garde d’en omettre la mention dans son Histoire du gouvernement parlementaire, à l’endroit où il signale le vote du consulat à vie. […] Un de mes amis que vous connaissez assez froid, du moins en apparence, m’a égalé dans mes impressions : il a jugé, il a senti de même ; je n’ai de plus que lui qu’une tendresse pour l’auteur qui sera désormais l’un des trésors de ma vie. […] Sa santé affaiblie, une affection organique incurable dont il se sentait miné lentement et qu’il supportait avec douceur et presque avec sourire, imprimait à ses discours un accent plus profond, plus pénétré.

786. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Jean-Jacques Ampère »

Dès qu’il se sentait un peu maître d’une étude et qu’il l’avait pénétrée par l’esprit, il passait à une autre, croyant pouvoir chasser plus d’un lièvre à la fois. […] Il n’est nullement étranger d’ailleurs à la science : s’il remarque en passant un pli géologique du sol, on sent à l’exactitude du signalement l’ami d’Élie de Beaumont ; s’il parle de la végétation, s’il rattache un pays, un degré de latitude à une plante, à une mousse, on sent l’ami d’Adrien de Jussieu ; s’il montre du doigt la tour de Tycho-Brahé, et s’il caractérise d’un mot « le ciel agrandi » que le patient observateur livra au génie et aux lois de Kepler, on sent le fils d’Ampère, nourri dans ces choses de science et qui parle naturellement la langue de sa maison. […] Était-ce donc d’une grammaire rentrée que mes adversaires se sentaient malades et souffrants ? […] Son esquisse générale était vraie ; la physionomie des lieux était délicatement sentie et rendue sous sa plume : le goût chez lui suppléait aux sens. […] Les âmes tendres ne sont pas toujours les plus faibles. » Voilà un éloge qui sent son anachronisme et auquel l’ombre de Tibulle ne se serait certes pas attendue.

787. (1910) Propos littéraires. Cinquième série

Elle se laissait vivre comme quelqu’un qui se sent mourir. […] Fouché le sentit, en homme de sens et d’expérience. […] Mais, en même temps, de sentir que l’armée française existait encore et se battait, et sans lui, cela le torturait. […] Le radicalisme et le féminisme sont peut-être des frères, mais ils sont des frères qui se sentent ennemis. […] L’homme ne se sent pas vieillir.

788. (1889) Derniers essais de critique et d’histoire

Quantité de nuances ne peuvent être senties que dans le silence et la solitude ; il les néglige. […] Comme, dès les premiers mots, on sent en elle la sœur des plus nobles statues grecques ! […] Où nous croyons sentir une élégance sobre et une noble retenue, d’autres trouveront qu’il y a indigence et nudité. […] Y aura-t-il un Français qui se sente engagé par ses engagements ? […] Ce trait est capital, et les conséquences qu’il entraîne se font sentir, en bien et en mal, dans toutes les parties de son talent.

789. (1910) Propos de théâtre. Cinquième série

Vous sentez-vous suggestionné ? […] On sent assez que Chrysale est comique et qu’il se sent comique, qu’il est ridicule et qu’il se sent ridicule. […] Ne sent-on pas vraiment ici le parti pris ? […] Cela sent le village et à peine idéalisé. […] Cela se sent.

790. (1949) La vie littéraire. Cinquième série

Faguet, de sentir comme moi la poésie. […] On y sent un idéal de forte vie. […] Sans doute, on y sent le procédé. […] Sentez-vous cela ? […] L’esprit ne sort jamais de lui-même : ce qu’il croit sentir au dehors de lui, c’est en lui qu’il le sent, c’est lui-même qui le produit.

791. (1866) Nouveaux essais de critique et d’histoire (2e éd.)

Ils sentent qu’il voit, qu’il sait, qu’il communique avec le monde invisible. […] Les lecteurs se sentaient glisser sur une nappe d’or. […] Il agit, il voit, il sent par son “intérieur“ ». […] Chez Racine, la vertu n’est point bruyante ; il faut la remarquer pour la sentir. […] À travers tous les respects de son langage, Mithridate sent cette résistance cachée, et s’en irrite.

792. (1805) Mélanges littéraires [posth.]

En un mot, sentez vivement et dites tout ce que vous voudrez ; voilà toutes les règles de l’éloquence proprement dite. […] Mais comme, pour être clair, il ne faut pas concevoir à demi, il ne faut pas non plus sentir à demi pour être éloquent. […] Je renvoie ceux qui en douteront encore, au paysan du Danube, s’ils sont capables de penser et de sentir ; car je ne parle point aux autres. […] Mais quelque harmonie qui se fasse sentir dans le discours, rien n’est plus opposé à l’éloquence qu’un style diffus, traînant et lâche. […] Le plaisir de l’auditeur ou du lecteur diminuera à mesure que le travail et la peine se feront sentir.

793. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE STAEL » pp. 81-164

A côté des succès traditionnels et déjà classiques de Mme du Deffand, de Mme de Beauvau, qu’elle eût continués à sa manière en les rompant avec originalité, elle ne sent pas moins l’énergie récente, le génie plébéien et la virilité des âmes républicaines. […] Ce sont des riens dont l’accent surtout nous frappe, comme par exemple : Dans cette vie qu’il faut passer plutôt que sentir, etc. […] Pour la comparaison de toutes ces manières diverses de sentir et de peindre Rome depuis que Rome a commencé d’être une ruine, on ne saurait rien lire de plus complet qu’un docte et ingénieux travail de M. […] Elle avait vu Louis XVIII en Angleterre : « Nous aurons, annonçait-elle alors à un ami, un roi très-favorable à la littérature. » Elle se sentait du goût pour ce prince, dont les opinions modérées lui rappelaient quelques-unes de celles de son père. […] Celui qui dans ta main sentit presser la sienne Pourrait-il du Destin désespérer jamais ?

794. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « M. de Fontanes »

Enfin, quelque chose de senti inspirait le tout. […] En déclarant le tort de M. de Fontanes, on sent le besoin de se l’expliquer. […] Napoléon le sentit avec colère, et dès lors il résolut d’éloigner Fontanes de la présidence. […] Fontanes sentait tout le prix du rhythme ; il le variait curieusement, il l’inventait. […] Mais il est aisé de sentir qu’il le loue plus qu’il ne l’adopte, et que, depuis la traduction des Géorgiques, il le juge en relâchement de goût.

795. (1869) Philosophie de l’art en Grèce par H. Taine, leçons professées à l’école des beaux-arts

Comparez un Napolitain ou un Provençal à un Breton, à un Hollandais, à un Indou, vous sentirez comment la douceur et la modération de la nature physique mettent dans l’âme la vivacité avec l’équilibre pour conduire l’esprit dispos et agile vers la pensée et vers l’action. […] On n’en sent point l’immensité solitaire ; toujours on voit la côte ou quelque île ; elle ne laisse pas d’impression sinistre, elle n’apparaît pas comme un être féroce et destructeur ; elle n’a pas de teinte blafarde, cadavéreuse ou plombée ; elle ne ravage pas ses bords et n’a point de marées qui la bordent de cailloux roulés et de boue. […] Rien de semblable aux gigantesques cathédrales qui abritaient sous leurs nefs toute la population d’une cité, que l’œil, même si elles étaient sur une hauteur, ne pourrait pas embrasser tout entières, dont les profils échappent, et dont l’harmonie totale ne peut être sentie que sur un plan. […] Encore aujourd’hui la discorde subsiste ; il y a en nous et autour de nous deux morales, deux idées de la nature et de la vie, et leur conflit incessant nous fait sentir l’aisance harmonieuse du jeune monde où les instincts naturels se déployaient intacts et droits sous une religion qui favorisait leur pousse au lieu de la réprimer. […] Lorsqu’un peuple sent la vie divine des choses naturelles, il n’a pas de peine à démêler le fond naturel d’où sortent les personnes divines.

796. (1932) Les deux sources de la morale et de la religion « La religion statique »

Il est rare que le primitif se sente dispensé par elle d’agir. […] Laissée à elle-même, elle constaterait simplement son ignorance ; l’homme se sentirait perdu dans l’immensité. […] Maintenant il y a, d’un autre côté, la partie de l’expérience sur laquelle l’homo faber ne se sent plus aucune prise. […] De même en Grèce, où Déméter se sentait spécialement chez elle à Éleusis, Athéné sur l’Acropole, Artémis en Arcadie. […] C’est le seul qui se sente sujet à la maladie, et le seul aussi qui sache qu’il doit mourir.

797. (1803) Littérature et critique pp. 133-288

Comment n’a-t-elle pas senti la nécessité d’apprendre les faits avant d’établir des systèmes ? […] Les beautés d’Atala, son premier essai, ont été vivement senties. […] Il se sent inquiet, agité, dans l’attente de quelque chose d’inconnu. […] Mais les beautés n’en peuvent être senties que par des lecteurs d’un âge plus avancé. […] Il sentit que, par de nouveaux efforts, il devait enfin la confondre, et justifier ses admirateurs.

798. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « La doctrine symboliste » pp. 115-119

Les uns et les autres sentaient le besoin de s’affranchir de formules surannées et de réformer la prosodie, mais les Décadents n’entendaient pas faire table rase du passé. […] Ils se sentaient plus d’affinités pour les légendes de l’Edda et des Niebelungen.

799. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre premier. Beaux-arts. — Chapitre II. Du Chant grégorien. »

Lorsque, arrêtée sur les plaines de Lens ou de Fontenoy, au milieu des foudres et du sang fumant encore, aux fanfares des clairons et des trompettes, une armée française, sillonnée des feux de la guerre, fléchissait le genou, et entonnait l’hymne au Dieu des batailles ; ou bien, lorsqu’au milieu des lampes, des masses d’or, des flambeaux, des parfums, aux soupirs de l’orgue, au balancement des cloches, au frémissement des serpents et des basses, cette hymne faisait résonner les vitraux, les souterrains et les dômes d’une basilique, alors il n’y avait point d’homme qui ne se sentît transporté, point d’homme qui n’éprouvât quelque mouvement de ce délire que faisait éclater Pindare aux bois d’Olympie, ou David au torrent de Cédron. Au reste, en ne parlant que des chants grecs de l’Église, on sent que nous n’employons pas tous nos moyens, puisque nous pourrions montrer les Ambroise, les Damase, les Léon, les Grégoire, travaillant eux-mêmes au rétablissement de l’art musical ; nous pourrions citer ces chefs-d’œuvre de la musique moderne, composés pour les fêtes chrétiennes, et tous ces grands maîtres enfin, les Vinci, les Leo, les Hasse, les Galuppi, les Durante, élevés, formés, ou protégés dans les oratoires de Venise, de Naples, de Rome, et à la cour des souverains pontifes.

800. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre troisième. Histoire. — Chapitre premier. Du Christianisme dans la manière d’écrire l’histoire. »

Quiconque voulait être raisonnable sentait en lui je ne sais quelle impuissance du bien ; quiconque étendait une main pacifique, voyait cette main subitement séchée : le drapeau rouge flotte aux remparts des cités ; la guerre est déclarée aux nations : alors s’accomplissent les paroles du prophète : Les os des rois de Juda, les os des prêtres, les os des habitants de Jérusalem, seront jetés hors de leur sépulcre 169. […] Ajoutez qu’on sent dans l’historien de foi un ton, nous dirions presque un goût d’honnête homme, qui fait qu’on est disposé à croire ce qu’il raconte.

801. (1914) Une année de critique

Et l’on sent que pour Rousseau de telles scènes offrent l’image parfaite du bonheur. […] Elle s’y donnait à mesure qu’elle le sentait plus chanceux et plus médiocre. […] Pourquoi, s’il se sent le cœur de les railler, n’a-t-il pas la franchise de les désavouer ? […] Il y a certaines manières de voir, de sentir, de vivre, que M.  […] Ils ne l’ont pas sentie !

802. (1902) Le problème du style. Questions d’art, de littérature et de grammaire

Le style, c’est de sentir, de voir, de penser, et rien de plus. […] C’est plus tard qu’il a senti « l’impérieux besoin d’avoir un style ». […] Elle est ce qu’elle est sentie. […] Nous le lirons comme un paysage, comme une cité, et nous y sentirons ce que nous pouvons y sentir. […] Ensuite, en art, s’il s’agit de comprendre, il s’agit surtout de sentir.

803. (1884) L’art de la mise en scène. Essai d’esthétique théâtrale

Il n’y a relativement qu’un petit nombre d’esprits délicats et cultivés qui soient capables de sentir la beauté sévère d’une œuvre d’art. […] Rien dans son costume ne doit sentir la parade. […] Cependant il y aura des hommes qui ne se sentiront outragés et qui ne se battront que s’ils ont reçu réellement le soufflet. […] La seconde conséquence se fait déjà sentir. […] Ainsi quand la voix passe du langage parlé au chant, l’auditeur passe d’états non persistants et très légèrement sentis à des états persistants et profondément sentis.

804. (1889) Les artistes littéraires : études sur le XIXe siècle

La maladie du siècle pour les hommes de notre époque et, pour Théophile Gautier, a une double origine, qu’il a très bien sentie et parfaitement exposée. […] C’est qu’alors l’artiste sent le besoin d’employer des secousses plus violentes pour frapper des cerveaux engourdis. […] Subitement, sans savoir pourquoi, il se sent pris à son égard d’une « haine aussi soudaine que despotique ». […] Littéralement, on peut dire qu’il séquestrait auprès de lui son imagination tant il la sentait indisciplinée et indisciplinable. […] Je suis devenu impuissant par ces effluves magnifiques que j’ai trop sentis bouillonner pour les voir jamais se déverser.

805. (1920) Impressions de théâtre. Onzième série

Le boiteux est furieux de se sentir solide sur ses jambes. […] Ce n’est donc pas impuissance à la sentir. […] Je ne sais, mais, du moins, on sent encore qu’elle a été extrêmement jeune. […] Bref, on sentait dans son jeu l’effort d’une intelligence. […] Elle paraît comprendre et sentir ce qu’elle dit, et elle est très vivante.

806. (1907) Le romantisme français. Essai sur la révolution dans les sentiments et dans les idées au XIXe siècle

Sous sa politesse humble, on sent une susceptibilité prête aux éclats. […] Il ne sentait jamais d’assez épais feuillages entre le monde et lui. […] Sentons cette témérité d’une âme élevée. […] Enfant, il sent à l’égard des siens, tout dévoués, comme il le doit. […] Au fond de nos âmes nous sentons déjà ce qui va être.

807. (1874) Premiers lundis. Tome II « L. Aimé Martin. De l’éducation des mères de famille, ou de la civilisation du genre humain par les femmes. »

L’auteur est ainsi amené à développer ses idées et ses réflexions sur l’âme, sur l’intelligence, sur les vérités senties et les vérités démontrables, sur la certitude. […] S’il en était ainsi, si ce principe de certitude et cette méthode pour arriver à la vérité demeuraient infaillibles, on sent que l’éducation de la mère de famille deviendrait facile, et que ce qu’elle aurait à enseigner à ses enfants serait également trouvé.

808. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre IV. Le développement général de l’esprit est nécessaire pour bien écrire, avant toute préparation particulière »

Il suffira de quelques conseils bien simples, bien évidents pour former le style ; quand l’esprit saisit bien, quand le cœur sent bien, quand on a échappé à la tyrannie paresseuse de la mémoire, on n’écrit jamais mal et l’on est tout près de bien écrire. […] Mais une âme fine et philosophique qui ait senti ce que la présence de l’homme met d’intérêt dans les choses inanimées, ce que l’indifférente sérénité de la nature a de navrant, quand disparaît ce bonhomme qui allait, venait, bêchait, taillait, introduisant le mouvement, la variété, la vie, peuplant ce désert à lui seul, âme de ce petit inonde ; une imagination imbue de poésie païenne, qui exprime la tristesse de cette impassibilité même, et mette en deuil pour le vieux jardinier les fleurs éternellement belles et souriantes, peuvent seules dicter cette brève parole, où l’on entend un écho d’Homère et de Virgile.

809. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre VI. Utilité possible de la conversation »

En formulant ses idées, on les précise ; ce qu’on a dit, on le sent mieux. […] Tâchez d’attraper l’art de tirer votre interlocuteur du lieu commun : faites-le parler de ce qu’il sait le mieux, de ce qu’il a pu sentir ; forcez-le d’évoquer son expérience personnelle : dépouillez-le.

810. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Sarah Bernhardt » pp. 14-18

On sent en elle le besoin de vêtir chaque jour une âme nouvelle, le désir d’écarter la Réalité navrante et de s’évader chaque soir Vers les horizons bleus dépassés le matin. […] On sent que sa mémoire leur est chère et l’emprise sur les cerveaux de ce génie, encore si contesté, et que les symbolistes brandiront comme un drapeau, s’avère chaque jour grandissante.

811. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 260-264

L’Oraison funebre du Prince de Conti sent le Rhéteur ; elle offroit cependant mille tableaux intéressans au grand Peintre. […] Il n’est jamais permis d’outrer les peintures, d’affoiblir les vertus, en faisant trop sentir qu’on veut les apprécier, & de passer d’une censure trop sévere à une admiration froide qui manque toujours son effet.

812. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre V. Caractère du vrai Dieu. »

Un silence subit et pénible, des images vagues et fantastiques, succèdent au tumulte des premiers mouvements : on sent, après le cri de Pluton, qu’on est entré dans la région de la mort ; les expressions d’Homère se décolorent ; elles deviennent froides, muettes et sourdes, et une multitude d’S sifflantes imitent le murmure de la voix inarticulée des ombres. […] Alors les eaux ont été dévoilées dans leurs sources ; les fondements de la terre ont paru à découvert, parce que vous les avez menacés, Seigneur, et qu’ils ont senti le souffle de votre colère. »   « Avouons-le, dit La Harpe, dont nous empruntons la traduction, il y a aussi loin de ce sublime à tout autre sublime, que de l’esprit de Dieu à l’esprit de l’homme.

813. (1861) La Fontaine et ses fables « Troisième partie — Chapitre I. De l’action »

On sent à chaque instant qu’en lui l’imagination va faire éruption pour se dépouiller de cette forme inerte. […] Vous ne sentez donc pas que cet homme souffre ? La Fontaine le sent.) […] Cet homme-là croit aux dieux, et il parle comme s’il les sentait derrière lui, dites mieux, en lui-même et dans son coeur. […] Les « parleurs » ont dû être stupéfaits de se sentir touchés ; cet homme a manqué à toutes les règles.

814. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXIe entretien. Socrate et Platon. Philosophie grecque (1re partie) » pp. 145-224

Cette opinion est naturelle à l’homme, qui ne peut pas comprendre l’existence du mal et qui la sent. […] Entre la vie et l’éternité, on se sent homme si on regarde Socrate, on se sent dieu quand on l’écoute. […] Ce dialogue n’a pas l’accent de la langue d’ici-bas ; la race humaine, dont une main d’homme a pu écrire ces lignes, est immortelle : Phédon le sent. […] « Les cygnes, quand ils sentent qu’ils vont mourir, chantent encore mieux ce jour-là qu’ils n’ont jamais fait, dans leur joie d’aller trouver le dieu qu’ils servent. […] Car, s’il y a quelque chose de surhumain dans l’humanité, ce n’est pas la mort d’un Dieu, sûr de revivre parce qu’il se sent Dieu même en mourant : c’est la mort d’un homme qui ne se sent qu’homme, mais en qui la raison, exercée pendant une longue vie de lutte avec son corps, triomphe de la nature et ressuscite en esprit avant qu’il soit mort, par la sainte évidence de sa foi !

815. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « VI »

Il ne sera certes ni aveugle ni sourd ; mais son esprit, par l’habituel fonctionnement de l’ordre abstrait, verra plus abstraitement, sentira plus abstraitement. […] Ainsi son langage s’agrandira, et en outre des élémentaires littératures, dans ses phrases il y aura, non des visions ni des musiques, mais le reflet, l’écho, la correspondance de toute cette vie ; son âme d’artiste comprendra la complétude de la sensation, mais son âme de littérateur la littérarisera, et c’est ainsi qu’il verra et sentira, comme il pense, littérairement. […] Ne sera-ce point le sommet du fictif, et de l’art — cette vie plus intense que la vie réelle créée dans la vie à côté de la réalité — et ne sera-ce point le suprême accomplissement de cet idéal d’intensification des sensations, cette réduction de la sensation à un mode de sentir unique ? […] Il sentait en l’âme de l’univers, sous les milliers des cris humains, la féroce aspiration à l’idéal ; et avec des hurlements intellectuels il vivait l’universelle aspiration. […] Et comment, artiste, sentait-il ces sensations ?

816. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Gustave Flaubert. Étude analytique » pp. 2-68

Et combien est nouvelle celle qui se livre avec une grâce presque mûre à son aimé, et comme on la sent, à travers ses cris de jeune maîtresse, la femme de maison, être déjà responsable et dénué d’enfantillages. […] On pourrait retracer de même les lentes phases du caractère de Frédéric Moreau et de Mme Arnoux, qui tous deux éprouvent aussi l’humiliation de se sentir transformés par le passage des jours, pétris et malléables au cours des passions et des incidents. […] Quand cet homme, qu’excède visiblement lespectacle du monde moderne, s’adonne à l’évocation d’époques que son esprit apercevait éclatantes et grandioses, il ne peut dépouiller son réalisme et se sent impérieusement forcé d’étayer sa fantaisie du positif des données archéologiques. […] Et la vie passe sur elles ; de petits incidents ont lieu : la bêtise d’une république succède à la niaiserie d’une royauté ; quelques années de vie de province s’écoulent en vides propos et minces occurences ; des entreprises sont tentées auprès d’elles, réussissent ou échouent sans qu’il leur importe, et dans ce plat chemin qui les conduit et tous à une formidable halte, elles ne sentent intensément que le malheur de songer à leur sort. […] Certaines émotions à peine senties des entrevues dernières de Mme Arnoux et de Frédéric, sont voilées sous des mots à demi-révélateurs et discrets qui ne laissent entrevoir les complications intimes d’âmes tristement généreuses, qu’à quelques initiés.

817. (1856) Cours familier de littérature. II « VIIIe entretien » pp. 87-159

Ceux qui pensaient ou qui sentaient un peu plus fortement que les autres ne savaient dans quelle langue parler. […] La beauté dans les œuvres de l’homme ne se mesure pas, elle se sent. […] Le Dieu n’était pas contenu dans le temple, mais il y était conclu et senti. […] La langue lui doit en précision sentie tout ce qu’il fait perdre de droits et de bon sens à la raison humaine. […] Tant de nuances concourent à former cette atmosphère qu’il est impossible à l’homme qui la sent de la décomposer ; il aime ou il n’aime pas, voilà toute son analyse ; le jugement n’est qu’une impression aussi rapide qu’un instinct, et aussi infaillible en nous que l’impression que nous ressentons en plongeant la main dans une eau brûlante, tiède ou froide.

818. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — I. Faculté des arts. Premier cours d’études. » pp. 453-488

Il n’y a pas un seul art qui n’en sente la nécessité. […] On étudierait donc à cinq ou six ans ce qu’on ne saurait bien apprendre, et ce qui ne. pourrait servir qu’à vingt-cinq ou trente, et peut-être plus tard, car à quel âge un médecin est-il en état de sentir la vérité ou la fausseté d’un aphorisme d’Hippocrats ? […] Les autres poètes font des vers et même de fort beaux, mais on y sent le travail et la composition. […] Mais à quel âge l’aije senti, en ai-je profité ? […] Celui qui ne sent ni la simplicité ni l’élégance des Hymnes de Callimaque ne sent rien.

819. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVIe entretien. Biographie de Voltaire »

Voltaire, bien qu’il fût violemment choqué par l’étrangeté quelquefois barbare de cette scène shakespearienne, en sentit néanmoins la moelle humaine, les proportions gigantesques, l’audace politique, la profondeur, l’élévation, l’étendue. […] On y sent le souffle mâle de la liberté respiré depuis deux ans en Angleterre. […] Voltaire sentit vivement l’injure. […] Il sentait vivement ce bonheur, et il en rendait grâce à sa destinée dans toutes ses conversations et dans toutes ses lettres. […] … » Comment la calomnie de l’esprit de parti religieux a-t-elle pu taxer d’athéisme l’homme qui a senti, pensé et gravé de pareilles lignes sur la face du firmament ?

820. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1876 » pp. 252-303

Tout le monde se sent coude à coude avec des sympathiques, et l’on mange mieux, entre talents qui s’estiment. […] Cette définition du talent de Fromentin l’amenait à parler de lui-même, avec sa parole lente et calme, où l’on sent dessous la ténacité tranquille et doucement entêtée du vieux Gavarni. […] À l’amoureux d’art, la vue des choses d’art ne suffit pas, il sent le besoin d’être propriétaire d’un petit bout, d’un petit morceau de cet art, qu’il soit riche ou non. […] Il est en moi le rêve de faire un livre, qui, sous la forme d’un journal, s’appellerait « Un an au Japon », et un livre encore plus senti que peint. […] Ici transporter toutes les douleurs morales que j’ai perçues chez mon frère, quand il a senti son cerveau incapable de ne plus produire.

821. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre II. La poésie lyrique » pp. 81-134

L’on sent dans tous ces vers cette compréhension spontanée et inquiète de la nature que l’on trouve chez tous les grands poètes, chez Musset comme chez Verlaine. […] … On sent qu’il n’y a pas dans les idées énoncées par M.  […] Ils ne le disent pas, mais on sent qu’ils ont conscience de continuer la vraie pensée de ces deux maîtres. […] « L’âme en démence a mal de se sentir pareille aux farouches marées. […] Mais on sent et espère en elle un poète voluptueux et tendre qui comptera parmi les meilleurs.

822. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Lamartine, Jocelyn (1836) »

Le grand poète lyrique, à cet âge de calme et de mélancolique puissance, s’il se dérobe un instant aux obsessions des affaires et du monde pour remettre le pied dans ses solitudes, sent donc aussitôt et à chaque pas déborder en lui des chants involontaires ; il les livre comme la nature fait ses germes, il ne les compte plus. […] Le besoin de recueillir dans une œuvre définitive tant de force féconde et tant de richesses nées du cœur se fait sentir et devient le rêve qui, comme l’ombre, s’accroît avec les années. […] Mais, à ce moment, le génie qui observe, noblement jaloux, se sent à l’étroit ; sourcilleux vers l’avenir, il dirait presque au pouvoir suzerain duquel il a reçu trop tôt sa limite, comme certains amants héroïques dans les fers de leurs cruelles : Ah ! […] Double triomphe, admirablement senti, perpétuellement vrai, de la jeunesse et de la nature, en face du désastre ardent de la société ! […] Mais ce genre de sentiments exceptionnels dans le christianisme et dans l’humanité sent déjà la secte.

823. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « LOUISE LABÉ. » pp. 1-38

elles ne le savent pas bien ; elles ont senti, elles ont chanté, elles ont fleuri à leur jour ; on ne les trouve que dans leur sentier et sur leur tige. […] Apollon y fait valoir Amour comme le précepteur de la grâce et du savoir-vivre dans la société ; la description qu’il trace de la vie sordide du misanthrope et du loug-garou, de celui qui n’aime que soi seul, est énergique, grotesque, et sent son Rabelais : « Ainsi entre les hommes, continue Apollon, Amour cause une connoissance de soi-mesme. […] avoir le cœur séparé de soi-mesme, estre maintenant en paix, ores en guerre, ores en trefve ; couvrir et cacher sa douleur ; changer visage mille fois le jour ; sentir le sang qui lui rougit la face, y montant, puis soudain s’enfuit, la laissant pâle, ainsi que honte, espérance ou peur nous gouvernent ; chercher ce qui nous tourmente, feignant le fuir, et néanmoins avoir crainte de le trouver ; n’avoir qu’un petit ris entre mille soupirs ; se tromper soi-mesme ; prusler de loin, geler de près ; un parler interrompu, un silence venant tout à coup, ne sont-ce tous signes d’un homme aliéné de son bon entendement ? […] Mais quand mes yeux je sentirai tarir, Ma voix cassée et ma main impuissante, Et mon esprit en ce mortel séjour Ne pouvant plus montrer signe d’amante, Prîrai la Mort noircir mon plus clair jour ! […] Ici le gratis pœnitens sent son fruit moderne.

824. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE KRÜDNER » pp. 382-410

Mais on sent ici, à travers le déguisement et l’idéal, une réalité particulière qui donne au récit une vie non empruntée. […] Le second volume offre quelques défauts qui tiennent au romanesque : je crois sentir que l’invention y commence. […] que je sentis bien alors tout mon néant, et tout ce qui nous séparait !  […] Mais d’autres émotions survinrent : elle n’y retourna pas ; et c’est dans ce peu de suite que, chez Mme de Krüdner, le manque de discipline, d’ordre fixe, et aussi de doctrine arrêtée, se fait surtout sentir. […] Dans l’expression de cette simple relation avec Bernardin de Saint-Pierre, on sent combien Mme de Krüdner était exaltée.

825. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXIIIe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou Le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (1re partie) » pp. 305-364

De quoi aurais-je souffert, puisque je me sentais plein de tout ce que je désirais contenir, en n’élevant jamais mes prétentions plus haut que ma stature ? De quoi Hugo pouvait-il souffrir, puisqu’il se sentait vaste comme la nature ? […] On peut différer d’idées, de goûts, de convictions même, pendant qu’on flotte, mais on ne peut s’empêcher de sentir une secrète tendresse pour ce qui flotte avec vous. […] Je me sentis, en les lisant, tout à la fois ébloui et alarmé. […] Je me sentis pressé d’écrire ce que je pensais de cette critique éloquente, passionnée, radicale, prolétaire, de la société.

826. (1863) Cours familier de littérature. XV « XCe entretien. De la littérature de l’âme. Journal intime d’une jeune personne. Mlle de Guérin (3e partie) » pp. 385-448

Augier, lui qui sent si bien et prend sitôt le beau dans son âme d’artiste. […] Cela ravive, fait du bien, tant à sentir qu’à jouir, qu’à admirer. […] Le frère, trop loué, ne faisait que déclamer ce que la sœur sentait et soupirait à demi-voix. […] Que l’on croie ou que l’on ne croie pas à la lettre les symboles de sa foi, on doit reconnaître qu’ils impriment à tout ce qu’elle sent, à tout ce qu’elle pense, à tout ce qu’elle écrit, un caractère de surnaturel et de sincérité qui en fait le charme. […] Nous avons vu souvent de grands peintres faire leur propre portrait en se contemplant devant une glace : mais la peinture ne peut rendre l’image du peintre que dans une seule expression, une seule attitude, tandis que la plume peint la nature morale dans toute sa mobilité, dans les mille émotions secrètes que la vie donne à ceux qui pensent, qui sentent, qui jouissent, qui souffrent, qui pleurent ou qui prient.

827. (1892) Boileau « Chapitre I. L’homme » pp. 5-43

D’abord sa liberté ne l’enivra pas : content de se sentir maître de sa volonté et de l’usage de son esprit, il continua de résider dans la maison de la cour du Palais qui avait passé à son frère Jérôme ; ce fut sans doute alors que, selon son expression, il « descendit au grenier », de l’étroite guérite sous le faîte du toit, où il avait logé jusque-là. […] Gilles, qui peut-être avait introduit son cadet dans le fameux réduit, sentit qu’il fallait faire un choix. […] Et puis il ne se sentait pas maître du terrain. […] Ils se consultent souvent sur leurs productions, défiants d’eux-mêmes, et difficiles à contenter ; car ils ont une idée très haute de la perfection, et ne se lassent point qu’ils ne sentent impossible de s’en approcher davantage : ils donnent et reçoivent des avis et des critiques avec une absolue candeur, et jamais l’amour-propre n’a été plus absent du commerce de deux poètes. […] Il avait senti dès 1662 une difficulté de respirer, puis il était devenu asthmatique, et enfin en 1687 il perdait la voix, cette précieuse voix qui lui était si nécessaire pour disputer à l’Académie des Inscriptions contre le suffisant Charpentier à la voix de tonnerre.

828. (1883) Souvenirs d’enfance et de jeunesse « Chapitre I. Le broyeur de lin  (1876) »

J’aspirais à revenir à ma vieille ville sombre, écrasée par sa cathédrale, mais où l’on sentait vivre une forte protestation contre tout ce qui est plat et banal. […] On sentait qu’il avait un cœur et des sens, mais qu’un principe plus élevé les dominait, ou plutôt que le cœur et les sens se transformaient chez lui en quelque chose de supérieur. […] Les femmes sentent cela bien vivement. […] pouvait-elle se dire, il est homme après tout ; peut-être au fond se sent-il touché et n’est-il retenu que par la discipline de son état… » Tous ces efforts rencontrèrent une barre de fer, un mur de glace. […] Un samedi soir, elle sentit venir sa fin.

829. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 février 1886. »

Donc si vous vous doutiez de quelque mauvais tour, si la mauvaise volonté se faisait trop sentir et qu’un succès vous semblât impossible, je vous autorise, comme mon fondé de pouvoir, à protester, et même, s’il était nécessaire, à faire interdire la représentation. […] Senta aimait le chasseur Erik ; à la voix de son fiancé, elle sent se réveiller la tendresse qu’elle croyait morte : elle n’a pas le courage de retirer à Erik la main qu’il a si souvent pressée ; c’est en vain que la noble ambition du sacrifice la dévore ; elle se sent émue, vaincue, et quand le Hollandais entre brusquement, elle va se laisser tomber dans les bras de celui qu’elle aimait. […]   Tel est, dans sa simplicité poignante, ce drame musical, et nous n’avons pas même tenté — connaissant l’insuffisance de notre parole — d’exprimer les beautés poétiques et musicales dont il abonde, il est enveloppé tout entier de ténèbres et de tempêtes ; il est lui-même comme un grand vaisseau battu sans fin par l’orage ; tous les vents de l’abîme soufflent, toutes les voix des profondeurs mugissent dans ses sauvages harmonies, et l’âme du spectateur se sent entraînée, roulée, dispersée dans les noires vagues de la mer. […] Or la Russie n’a pas besoin de ces artifices pour comprendre et pour sentir la musique. […] Mais il faut être Russe, il faut avoir vécu dans nos provinces du Midi et du Centre pour bien sentir la richesse inappréciable de ce trésor populaire3.

830. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre troisième. Le souvenir. Son rapport à l’appétit et au mouvement. — Chapitre premier. La sélection et la conservation des idées dans leur relation à l’appétit et au mouvement. »

La harpe vivante diffère des autres en ce qu’elle se sent elle-même résonner, en ce qu’elle jouit ou souffre de ses accords ou de ses discordances, en ce que ce sentiment de soi réagit sur elle-même : elle a un fond mental en même temps qu’une organisation physique ; sans ce fond, il n’y aurait point de souvenir véritable, pas plus qu’il n’y aurait de chaleur véritable, malgré les ondulations de l’éther en certaines directions, sans l’être qui sent ces ondulations sous forme de chaleur. […] Enfin, si je pense fortement à toutes ces circonstances, je finis par sentir d’une manière plus ou moins sourde le rudiment même de l’élancement. […] J’ai senti la chaleur, le battement du sang, le mouvement qui traverse de part en part comme un trait, enfin un léger élancement douloureux, à tel point que je me suis demandé si j’avais découvert un mal de dents sourd qui préexistait ou si j’avais moi-même réveillé la douleur endormie. […] « Je ne puis penser, dit Spencer, à voir frotter une ardoise avec une éponge rude, sans sentir le même frisson qui se produirait si cela se passait en réalité. » Spencer aurait pu remarquer que le frisson est un mode de mouvement assez aisément représentable. […] « Un enfant tombe d’un mur, dit Abercrombie ; revenu à lui, il sent que sa tête est blessée, mais ne soupçonne pas comment il a reçu la blessure.

831. (1857) Cours familier de littérature. III « XVe entretien. Épisode » pp. 161-239

Ou l’impression qui console L’agneau tondu hors de saison, Quand il sent sur sa laine folle Repousser sa chaude toison ! […] Ce matin, je me sentais mieux ; j’avais à faire un voyage obligé à quelques lieues de ma demeure temporaire, une course dans cette vallée reculée de Saint-Point, dont vous connaissez la route. […] Les anciens avaient senti et exprimé ce mystère. […] Je ne l’ai jamais mieux entendue et sentie que ce matin. […] J’y retrouvais toutes les heures au soleil ou à l’ombre que j’y avais passées, toutes les poésies de mes livres et de mon cœur que j’y avais senties, écrites ou seulement rêvées, pendant les plus fécondes et les plus splendides années de mon été d’homme.

832. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Chateaubriand — Chateaubriand, Vie de Rancé »

malheur à qui, avec les instincts infinis et le besoin de croire aux consolations éternelles, a senti trop amoureusement cet idéal d’humaine beauté, ce paganisme immortel qu’on appelle la Grèce !  […] Il s’y sentait bien de la répugnance dans les premiers temps ; il gardait de ses préjugés de mondain et d’homme de qualité contre le froc. […] Ces âmes-là, une fois prises, n’ont que faire d’un doux et faux bonheur, au sein duquel elles se sentiraient éternellement désolées.  […] Si celui qui entreprendra un si grand ouvrage ne se sent pas assez fort pour ne point avoir besoin de conseil, le mélange sera à craindre, et par ce mélange une espèce de dégradation dans l’ouvrage… La simplicité en doit être le seul ornement. […] L’illustre biographe qui vient d’aborder l’homme sous le saint l’a bien senti : il a jeté tout d’abord un coup d’œil de connaissance sur cette haine passionnée de la vie, sur cet amour amer de la mort : le côté fixe et glorieux de l’éternité y a un peu faibli.

833. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Béranger — Béranger en 1832 »

Molière et La Fontaine faisaient sa perpétuelle étude ; il savourait leurs moindres détails d’observation, de vers, de style, et arrivait par eux à se deviner, à se sentir. […] Horace, en présence de guerres insensées, ne sentit pas autrement. […] Étienne, en nombreuse et spirituelle compagnie, on le pressa au dessert de chanter, selon l’usage ; il commença cette fois d’une voix un peu tremblante, mais l’applaudissement fut immense, et le poëte sentit à cet instant-là, en tressaillant, qu’il pouvait rester simple chansonnier et devenir tout à fait lui-même. […] On y sent réunis et mélangés le contemporain des conquêtes, le républicain de l’avenir, et le successeur du Parisien Villon. […] Bref, la chanson de Béranger se sentait un peu la protégée des genres académiques ; depuis la réforme littéraire, elle est devenue légitimement l’égale, la concitoyenne de toute poésie.

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