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588. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Histoire littéraire de la France. Ouvrage commencé par les Bénédictins et continué par des membres de l’Institut. (Tome XII, 1853.) » pp. 273-290

Qu’on me permette encore un retour d’un moment sur ce premier fondateur et sur sa noble pensée. […] Il sentit donc, sans être très avancé en âge, les premières atteintes du mal qui devait l’emporter : « Un gros rhume dont il fut attaqué vers la fin de l’année 1748, nous dit son biographe, le força de prendre une chambre à feu : c’est le seul adoucissement qu’il se permît. » Ainsi, jusque-là, il avait vécu, travaillé, étudié, comme le moins délicat de nous ne consentirait pas à vivre, même un seul hiver. — Sachons-le bien, quand l’encre venait à geler dans une de ces froides bibliothèques de bénédictins, le savant religieux était obligé, pour s’en servir, de l’aller faire dégeler un moment au feu de l’infirmerie ou de la cuisine. […] Fauriel, plus circonspect, dit également : « Il y eut, à ce qu’il paraît, entre le milieu du xiie  siècle et les commencements du xiiie , un grand mouvement dans la littérature française. » Ce fut le beau moment des trouvères. […] Ici scène dramatique qui rappelle plus au sérieux le moment où l’intimé, dans Les Plaideurs de Racine, produit la famille du chien Citron : ……………………… Venez, famille désolée, Venez, pauvres enfants qu’on veut rendre orphelins ! […] Du moment que le bruit se répand qu’elle est bienheureuse et martyre, le Loup, tout bête qu’il est, mais bien conseillé par Rooniax (le gros Chien) fait semblant d’avoir mal à l’oreille et veut dormir aussi sur le tombeau, après quoi il se dit guéri : le tout pour empirer le cas de Renart, dont les victimes sont des saintes.

589. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Geoffroy de Villehardouin. — I. » pp. 381-397

C’est alors que, sur la proposition de Villehardouin, qui paraît avoir été l’homme de conseil et de ressource en ce moment critique, on s’adressa à Boniface, marquis de Montferrat, lequel accepta l’honneur et le fardeau. […] Il manquait encore, malgré tout, une énorme somme : « Et de cela furent extrêmement joyeux, nous dit Villehardouin, ceux qui ne voulaient rien y mettre ; car maintenant ils pensaient bien que l’armée devrait se rompre. » Le fait est qu’à tout moment on aperçoit dans le récit de Villehardouin le regret d’une partie des croisés de s’être engagés si légèrement dans une si rude entreprise et le désir de la faire échouer. […] Et je suis un vieil homme et faible de corps et infirme, partant j’aurais dorénavant besoin de me reposer ; mais je ne vois, pour le moment, aucun homme parmi nous qui, plus que moi, sût vous conduire ni guerroyer. […] je franchis pour le moment les intervalles ; écoutons l’héroïque récit. […] [NdA] Ne pas oublier que ces articles paraissaient au Moniteur dam le moment même de l’expédition d’Orient.

590. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Bossuet. Lettres sur Bossuet à un homme d’État, par M. Poujoulat, 1854. — Portrait de Bossuet, par M. de Lamartine, dans Le Civilisateur, 1854. — I. » pp. 180-197

Mais moralement il retrouve ses avantages ; il s’efforce à tout moment de rendre son commentaire utile en l’appliquant à notre temps, à nous-mêmes, aux vices de la société et à la maladie de nos cœurs : « Bossuet est surtout l’homme de l’âge où nous sommes », pense-t-il ; et il en donne les raisons, qui sont plutôt de sa part d’honorables désirs que des faits manifestes et concluants pour tous. […] Il montra que ces sermons, si bien appréciés par l’abbé Maury au premier moment de leur publication (1772), n’avaient point d’ailleurs été donnés alors, ni réimprimés depuis, avec toute l’exactitude qu’on aurait pu exiger. […] Il a couru après d’une course précipitée, sautant les montagnes, c’est-à-dire les ordres des anges, il a couru comme un géant à grands pas et démesurés, passant en un moment du ciel en la terre… Là il a atteint cette fugitive nature ; il l’a saisie, il l’a appréhendée au corps et en l’âme. […] Après avoir, dans la première partie de ce discours, déroulé et comme épuisé toutes les tendresses et les compassions de Jésus-Christ fait à l’image de l’homme, après s’être écrié : « Il nous a plaints, ce bon frère, comme ses compagnons de fortune, comme ayant eu à passer par les mêmes misères que nous », il nous le peint, dans sa seconde partie, se retournant et se courrouçant à la fin contre les endurcissements qu’il éprouve dans l’homme : Mais comme il n’y a point de fontaine dont la course soit si tranquille, à laquelle on ne fasse prendre par la résistance la rapidité d’un torrent : de même le Sauveur, irrité par tous ces obstacles que les Juifs aveugles opposent à sa bonté, semble déposer en un moment toute cette humeur pacifique. […] Il n’est que l’homme du Très-Haut en ces moments.

591. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Léopold Robert. Sa Vie, ses Œuvres et sa Correspondance, par M. F. Feuillet de Conches. — II. (Fin.) » pp. 427-443

Ce moment me fournirait des épisodes, et l’idée m’en paraît philosophique ; car c’est dans l’automne de la vie qu’on peut espérer de jouir du repos. […] Léopold Robert n’était certes pas pour le système que préconisaient la plupart des classiques en peinture comme en littérature, lesquels recommandaient toujours les maîtres, les grands maîtres, et semblaient les proposer pour uniques modèles, lorsqu’il écrivait de Venise, en novembre 1830 : Il y a dans ce moment à Venise plusieurs artistes étrangers qui y sont venus pour étudier l’école vénitienne. […] Il y a un moment où, dans son désir de s’élever au beau et au sévère grandiose, il semble près de sortir de sa théorie et d’en adopter une autre, celle d’un idéal qu’on puise en soi-même et que l’artiste, pareil à Phidias, fait descendre comme d’un Olympe pour agrandir ou ennoblir la réalité. […] En ces moments, il s’en faut de bien peu que Léopold Robert ne sorte de sa théorie, qui consiste à copier obstinément la nature, et qu’il ne s’élève à l’idée pure et dominante qu’une imagination grandiose peut trouver dans sa conception même ou dans celle des génies créateurs, dans Homère, par exemple, ou dans les Prophètes. […] Un moment viendra où il sera possible, je le crois, à M. 

592. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « La Divine Comédie de Dante. traduite par M. Mesnard, premier vice-président du Sénat et président à la Cour de cassation. » pp. 198-214

Mesnard et en voyant un magistrat éminent et un homme politique aussi distingué profiter de quelques moments de loisir pour traduire Dante comme autrefois l’on traduisait Horace, ma première pensée a été de me dire qu’il avait dû se passer en France toute une révolution littéraire, et qu’un grand travail s’était fait dans les portions les plus sérieuses de la culture intellectuelle et du goût. […] Dans une langue qui ne savait guère encore, comme il le dit, que bégayer papa et maman, il trouva moyen d’exprimer le fond de l’univers et la cime des subtilités divines. — Pour nous il a fait plus : il a fait entrer dans le langage du genre humain nombre de ces paroles décisives qui marquent les grands moments de la vie et de la destinée, ou qui fixent la note inimitable de la passion, et qui se répéteront telles qu’il les a dites, tant qu’il y aura des hommes. […] L’hymne d’amour dès ce moment a commencé, et l’on nage déjà dans l’allégresse. […] Mais nous autres que la philosophie du Moyen Âge intéresse moins que ce qui y perce d’imagination gracieuse et d’éternelle sensibilité humaine, ce sera toujours à un point de vue plus réel et plus ému que nous nous plairons, au milieu de toutes les difficultés et des énigmes du voyage, à noter des endroits comme ceux-ci, où le poète, guidé par Béatrix dans les cercles du ciel, et approchant de la dernière béatitude, se montre ingénument suspendu à son regard, et nous la montre, elle, dans l’attitude de la vigilance et de la plus tendre maternité : Comme l’oiseau, au-dedans de son feuillage chéri, posé sur le nid de ses doux nouveau-nés, la nuit, quand toutes choses se dérobent ; qui, pour voir l’aspect des lieux désirés, et pour trouver la nourriture qu’il y va chercher pour les siens et qui le paiera de toutes ses peines, prévient le moment sur la branche entr’ouverte, et d’une ardente affection attend le soleil, regardant fixement jusqu’à ce que l’aube paraisse : ainsi ma dame se tenait droite et attentive, tournée vers l’horizon, etc., etc. […] Pope, s’entretenant avec ses amis, racontait combien de cruels moments il avait passés dans les premiers temps qu’il avait entrepris de traduire Homère : il se sentait effrayé de son engagement ; c’était une inquiétude qui le poursuivait partout, c’était pour lui un cauchemar dont il aurait désiré qu’on le délivrât, disait-il, même au prix de la vie.

593. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — I » pp. 39-56

Villars débuta auprès de Louis XIV par être un des pages de la grande écurie : « Avec une figure avantageuse, une physionomie noble, et de la vivacité qui relevait encore un extérieur prévenant par lui-même, il se fit bientôt connaître et distinguer du roi parmi ses camarades. » À un moment il aurait pu suivre à l’armée son cousin germain le maréchal de Bellefonds ; mais, pressentant la disgrâce de ce général et guidé par son étoile, il se détermina « à se tenir le plus près du roi qu’il lui serait possible. » S’attacher au roi, lui persuader qu’il ne dépendait et ne voulait dépendre que de lui, ce fut toute sa politique au dedans. […] Ce que Villars n’avait fait jusque-là que par instinct et pour trouver des occasions, il le fit dès lors avec le désir de s’instruire : Il passait souvent trois et quatre jours de suite dans les partis avec les plus estimés dans cet art : c’était alors les deux frères de Saint-Clars, dont l’un, qui était brigadier, fut une fois six jours hors de l’armée, toujours à la portée du canon de celle des ennemis, poussant leurs gardes à tout moment à la faveur d’un grand bois dans lequel il se retirait, faisant des prisonniers, et donnant à toute heure au vicomte de Turenne des nouvelles des mouvements des ennemis. […] Il s’est senti à la fête, et il a eu le mot du moment, qui résume toute la poésie de son art. […] Le maréchal de Schomberg, chargé de secourir Maastricht en 1676, eut à contenir l’ardeur de Villars qui avait bien envie, à un certain moment, qu’on attaquât l’armée du prince d’Orange en train de se retirer, et qu’on engageât une affaire en tombant au moins sur l’arrière-garde. […] Villars est plein de verve et d’ardeur, il se dévore ; il conçoit à tous moments des plans, des possibilités d’entreprise là où d’autres jugent qu’il n’y a rien à faire.

594. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Guillaume Favre de Genève ou l’étude pour l’étude » pp. 231-248

Guillaume Favre, appelé dans sa jeunesse Favre-Cayla, et aussi depuis son mariage Favre-Bertrand, mort le 14 février 1851 à quatre-vingts ans passés, était un de ces Genevois de la belle époque, qui avaient trente ans en 1800 ; qui, après les années de la domination française, assistèrent à la restauration cantonale en 1814 ; qui, dès ce moment surtout, vécurent au bord de leur lac à côté d’Étienne Dumont, l’ami de Mirabeau, du libre publiciste d’Ivernois, du spirituel observateur Châteauvieux, de l’illustre naturaliste de Candolle, du Bernois le plus naturellement français et voltairien Bonstetten, de l’historien Sismondi, et de Rossi plus tard, des Pictet, des de La Rive, des Diodati. […] Favre, à ce moment, entra dans le salon, et Mme de Staël le lança dare-dare, comme arbitre, au milieu de la querelle. […] On marche, on s’arrête à tout moment ; on n’est porté par rien, on ne va nulle part. […] J’aurais voulu que l’auteur, à de certains moments, nous eût montré la notion d’Alexandre telle qu'elle était chez les diverses nations contemporaines, plus exacte ici, moins exacte là, déjà fabuleuse ailleurs ; j’aurais voulu pouvoir considérer d’un coup d’œil et à chaque siècle les différentes nuances et les teintes de cette erreur en voie de progrès, de cette illusion naissante ou déjà régnante. […] je m’aperçois que je demande en ce moment à Guillaume Favre de faire ce qu’eût fait en sa place, sur un tel sujet, Ernest Renan, c’est-à-dire un savant doublé d’un artiste-écrivain. — Mais il aurait fallu pour cela dominer ses matériaux, les soumettre : Favre se borne à rassembler de merveilleux documents ; la maîtresse main s’y fait désirer.

595. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — II » pp. 268-284

C’était le moment où Virgile, de son côté, travaillait à L’Énéide. […] Pour moi, ce dernier mot d’un esprit, même quand je serais parvenu à réunir et à épuiser sur son compte toutes les informations biographiques de race et de famille, d’éducation et de développement, à saisir l’individu dans ses moments décisifs et ses crises de formation intellectuelle, à le suivre dans toutes ses variations jusqu’au bout de sa carrière, à posséder et à lire tous ses ouvrages, — ce dernier mot, je le chercherais encore, je le laisserais à deviner plutôt que de me décider à l’écrire ; je ne le risquerais qu’à la dernière extrémité. […] On vient de publier en ce moment des Pensées de Maine de Biran44, confessions naturelles et même naïves, d’une modestie, d’une bonhomie touchante, d’une religieuse élévation, et qui montrent tout l’intérieur de ce penseur homme de bien. […] Il écrivait dans son journal intime à la date de janvier de cette année 1817, et confessait ingénument de la sorte son peu de capacité à se produire au dehors : 15 janvier. — J’ai eu, ces deux jours, de ces moments heureux d’expansion interne et de lucidité d’idées qui ne m’arrivent que quand je suis seul, en présence de mes idées. […] Il se croyait par moments, et à ses mauvais jours, dans un état de diminution et de décadence intérieure ; cette faculté de réflexion qu’il portait en lui, et qu’il s’appliquait constamment, lui nuisait à force de subtilité ou de clairvoyance : J’assiste comme témoin à la dégradation, à la perte successive des facultés par lesquelles je valais quelque chose à mes propres yeux.

596. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — I » pp. 417-434

Bonstetten, disons-le bien vite pour nos Français qui savent si bien ignorer et sitôt oublier (quand ils l’ont su un moment) tout ce qui ne figure pas chez eux, sous leurs yeux et sur leur théâtre, était un aimable Français du dehors, un Bernois aussi peu Bernois que possible, qui avait fini par adopter Genève pour résidence et pour patrie, esprit cosmopolite, européen, qui écrivait et surtout causait agréablement en français, et qui semblait n’avoir tant vécu, n’avoir tant vu d’hommes et de choses que pour être plus en veine de conter et de se souvenir. […] On put craindre par moments qu’il n’attentât à ses jours, et il paraît y avoir en effet songé. […] Le moment de l’éveil de sa volonté est un moment critique qu’il faut suivre avec attention. […] Au moment du départ de son jeune ami pour la France, il écrit à leur ami commun Nicholls : C’est pour le coup que mes soirées solitaires vont me paraître moins légères à passer qu’avant de l’avoir connu.

597. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mémoires pour servir a l’histoire de mon temps. Par M. Guizot »

pourquoi, en présence des collègues ou des rivaux politiques tout occupés de l’intérêt ou du péril du moment, ne s’être pas dit : Je pense, moi, à l’avenir, au lendemain ; je le conjure, je le prépare ; je viens de temps en temps à la tribune donner mon coup de main à la politique générale, mais mon principal souci est ailleurs, et je serai content de ma part d’action si je puis être le grand maître perpétuel, non seulement de l’Université, mais des jeunes générations survenantes ? […] Il a peu gardé de son calvinisme primitif dans tout ce qui tient au dogme ou à l’histoire ; on s’en aperçoit assez évidemment aujourd’hui ; la singulière brochure qu’il vient de lancer en ce moment même, sans aucune nécessité, pour sa propre satisfaction, et qui n’est autre qu’un manifeste de fusion protestante avec Rome, le dit assez haut, et ses coreligionnaires ont tout droit de lui en vouloir14. […] Molé sans garanties suffisantes), à mes impressions personnelles, à l’insistance du roi, à l’urgence de la situation, et aussi à une disposition de ma nature qui est d’avoir trop de facilite à accepter ce qui coupe court aux difficultés du moment, trop peu d’exigence quant aux moyens et trop de confiance dans le succès. » Il est curieux, en le lisant, de remarquer comme ces formes de phrases se reproduisent involontairement sous sa plume : « J’ai la confiance de croire, etc. […] Guizot, à un moment, confesse son tort, ou du moins il est bien près de le confesser : « La personnalité est habile à se glisser, dit-il, au sein du patriotisme le plus sincère ; et je n’affirmerai pas que le souvenir de ma rupture avec M.  […] J’en ai les principaux moments très présents et, en le voulant bien, je crois que je retrouverais, notées par moi avec curiosité et sur le temps même, ces diverses phases de sa parole publique.

598. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « La Grèce en 1863 par M. A. Grenier. »

Les nations, comme les hommes, n’ont que d’illustres moments ; aux jours de gloire et de grandeur morale qui méritent et obtiennent le triomphe, succèdent des journées monotones que le bon sens et une juste politique pratique doivent, sous peine de déchet, occuper tout entières et remplir. […] N’ayant point apporté là d’idée préconçue ni de lieu commun d’aucun genre, il n’a éprouvé « ni déception ni dégoût. » Il a prévu pourtant qu’un moment viendra où les Grecs se lèveront contre les Turcs. […] , tous ses maîtres lui avaient dit et répété bien des fois, avant de partir, ce que Pline le Jeune disait à un de ses amis qui était envoyé de Rome pour être quelque chose comme préfet à Sparte ou à Athènes : « Souviens-toi bien et ne perds pas un moment de vue que c’est en Grèce que tu vas, et au cœur de la plus pure Grèce, là où d’abord la civilisation, les lettres, toute culture, celle même du blé, passent pour être nées… Respecte les dieux fondateurs et instituteurs de toutes ces belles choses, et jusqu’au nom des dieux. […] Cette expression protestante et de jargon me paraît détonner dans de tels lieux, et à tout moment ce livre de Mme de Gasparin, qui pourtant m’instruit, m’impatiente. […] L’Europe est distraite, elle l’est de bien d’autres qu’elle en ce moment : l’Europe ne peut avoir dans l’esprit qu’un seul grand intérêt à la fois.

599. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Le général Jomini. [I] »

Les premières guerres de la Révolution, nées d’un sublime élan, enfantées des entrailles du sol pour le défendre, pour repousser l’agression des rois, nous reportèrent un moment aux beaux jours de l’héroïsme antique ; elles dégénérèrent vite, même en se perfectionnant, mais aussi en s’agrandissant outre mesure au gré du génie et de l’ambition du plus prodigieux comme du plus immodéré capitaine des temps modernes. […] On peut prévoir le moment où, au nom du travail et de l’industrie, la société tout entière se retournera pour marcher résolument dans cette direction unique ; mais la conversion, dont on a mieux que le pressentiment, n’est pas faite encore. En attendant, la guerre est un de ces grands faits historiques qu’il faut reconnaître et savoir étudier dans le passé : du moment qu’elle cesse d’être une pure dévastation et un brigandage, c’est un art, une science, et digne, à ce titre, de toute l’attention des esprits éclairés. […] Jomini, qui semble venu tout exprès pour concevoir et pour exposer la science stratégique à son moment le plus mûr et le plus avancé, est un des plus frappants exemples des vocations premières et des qualités spéciales que la nature dépose en germe dans un cerveau, toutes prêtes à éclore et à se développer au premier souffle des circonstances. […] Il y rentra un moment dans les affaires commerciales, comme intéressé dans une maison d’équipements militaires ; puis, poussé par ses impérieux instincts, il chercha du service actif dans l’armée.

600. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. EDGAR QUINET.— Napoléon, poëme. — » pp. 307-326

— Un moi mystérieux Nous pousse ; alors on prend la vie au sérieux : Plus de jeux dans les prés, plus de frais sous le saule, Le soir plus de moments perdus en doux propos ; Il faut douze combats, et puis, pour le repos, La peau de lion sur l’épaule ! […] » Cette concurrence, qui fait peut-être le prix des thèmes et poésies populaires, est médiocrement favorable, nous le croyons, aux monuments des génies individuels, vastes et consommés ; dans tous les cas, elle cesse du moment qu’un de ces génies a pris possession de l’œuvre et l’a consacrée de son sceau. […] Mais, malgré ces simples et graves moments, le Napoléon de M. […] Antiquaire par son érudition allemande, poëte et philosophe par ses vues profondes et intimes sur l’histoire de l’humanité, familier avec les idées des Niebühr et des Gœrres, épris de l’imagination pittoresque de l’auteur de l’Itinéraire, il aborde la Grèce et l’interroge par tous les points, sur son antiquité, sur ses races, sur la nature de ses ruines, sur les vicissitudes de ses États, sur ses formes de végétation éternelle ; il saisit, il entend, il compose tous ces objets épars ; il les enchaîne et les anime dans un récit vivant, fidèle, expressif, philosophique ou lyrique par moments, selon qu’il s’élève aux plus hautes considérations de l’histoire des peuples, ou selon qu’il retombe sur lui-même et sur ses propres émotions ; c’est une œuvre d’art que ce récit de voyage : le sens historique et le sens des lieux y respirent et s’y aident d’un l’autre ; l’harmonie y règne ; le souffle du dieu Pan y domine ; l’interprétation du passé, depuis les époques cyclopéennes et homériques jusqu’à la féodalité latine, y est d’un merveilleux sentiment, et elle pénètre de toutes parts dans l’âme du lecteur, sinon toujours par voie claire et directe, du moins à la longue par mille sensations réelles et continues, comme il arriverait à la vue des ruines mêmes et sous l’influence du génie des lieux. […] En vain, des races se sont mêlées ou renouvelées ; sitôt qu’elle retombe dans la solitude, elle reprend, comme si rien ne s’était passé, le début de son ancien poëme, et recompose incessamment le premier tableau de l’épopée. » Or c’est précisément ce début de l’ancien poëme pélasgique, ce tableau si obscurci de l’épopée primitive dont on retrouve à tout moment les vestiges confus, mais certains, et les débris parlants, si l’on suit le voyageur au mont Ithôme, au mont Lycée, à Tyrinthe.

601. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre quatrième. Les conditions physiques des événements moraux — Chapitre III. La personne humaine et l’individu physiologique » pp. 337-356

Au premier moment, comme l’a très bien vu Condillac, il n’est rien que la sensation de saveur ; au second moment, rien que la souffrance ; au troisième moment, rien que le souvenir du concert. — Non qu’il soit un simple total ; car le verbe est, qui joint le sujet à l’attribut, énonce non seulement que l’attribut est inclus dans le sujet comme une portion dans un tout, mais encore que l’existence du tout précède sa division. […] Si on le considère à un moment donné, il n’est rien qu’une tranche interceptée dans la trame, c’est-à-dire un groupe d’événements simultanés, en train de se faire et de se défaire, telle sensation saillante parmi d’autres moins saillantes, telle image prépondérante parmi d’autres qui vont s’affaiblissant. À tout autre moment, la tranche est analogue ; il n’est donc rien d’autre ni de plus Que maintenant on classe ces divers événements, sensations, images, idées, résolutions ; qu’à chaque classe on impose un nom, sensibilité, imagination, entendement, volonté ; qu’on attribue au moi divers pouvoirs, celui de sentir, celui d’imaginer, celui de penser, celui de vouloir ; cela est permis et utile.

602. (1785) De la vie et des poëmes de Dante pp. 19-42

Je vais parler un moment de sa personne et de ses ouvrages, et présenter ensuite son poëme de l’Enfer, la plus extraordinaire de ses productions. […] Le dessin, la musique et la poésie le consolèrent et partagèrent ses moments, jusqu’à ce qu’il devint homme public, en 1300 : c’est là l’époque de tous ses malheurs. […] Dans son malheur, il s’attacha aux Gibelins ; et comme en ce moment Henri de Luxembourg était venu se faire couronner à Rome, ce parti avait repris vigueur, et l’Italie était dans l’attente de quelque grande révolution : si bien que Dante conçut le projet de se faire ouvrir par les armes les portes de Florence. […] Dante, à la fois guerrier, négociateur et poëte, eut sans doute des succès et quelques beaux moments ; mais pour avoir passé la moitié de sa vie dans l’exil et l’indigence, il doit augmenter la liste des grands hommes malheureux. […] C’est un des grands défauts du poëme, d’être fait un peu trop pour le moment : de là vient que l’auteur, ne s’attachant qu’à présenter sans cesse les nouvelles tortures qu’il invente, court toujours en avant, et ne fait qu’indiquer les aventures.

603. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — I. La métaphysique spiritualiste au xixe  siècle — Chapitre I : Principe de la métaphysique spiritualiste »

Cousin publia les œuvres de Maine de Biran, il semble que le moment était déjà passé où le germe philosophique déposé dans ces œuvres eût pu fructifier. […] C’était le moment où de toutes parts commençait à éclater un évident besoin d’émancipation à l’égard de la philosophie régnante. […] Si nous remontons encore plus loin dans cette vie obscure et parasite qui précède la naissance, ce n’est plus par le témoignage des hommes, c’est par l’induction et l’analogie que nous sommes autorisés à croire que la sensibilité n’a jamais été complètement absente, et que les premiers instincts accompagnés d’une conscience confuse ont dû coïncider avec l’éclosion même de l’être nouveau ; mais enfin à ce dernier moment ou plutôt à ce point initial où a dû commencer, s’il a commencé, l’être qui plus tard dira je ou moi, à ce moment tout fil conducteur nous fait défaut : la conscience, le souvenir, le témoignage, l’induction, l’analogie, tout vient à nous manquer, et l’œil se perd dans un immense inconnu. […] Dans quel réservoir vont se cacher ces pensées latentes, ces sentiments endormis, cette volonté suspendue, ce moi enfin qui vivait avant, qui revit après, et dont les tronçons, coupés et séparés, se rejoignent et se retrouvent au moment du réveil, comme si un lien inaperçu n’eût cessé de les rattacher l’un à l’autre dans ce vide apparent ?

604. (1888) Portraits de maîtres

Quant à l’Italie, il a par moments la grâce sévère de certains maîtres de ce pays. […] Il a compris et rendu toutes les races, toutes les civilisations, tous les moments de l’humanité. […] À tout moment la pensée déborde l’expression. […] Il y eut un moment de trêve pour lui. […] Pour moi ce moment est l’éternité !

605. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre quatrième. La connaissance des choses générales — Chapitre II. Les couples de caractères généraux et les propositions générales » pp. 297-385

En ce moment, les mots de liaison, d’attache, d’entraînement, de provocation, d’exigence, ne sont pour nous que des métaphores abréviatives. […] Qu’il soit donné dans tel ou tel individu, avec tel ou tel groupe d’autres caractères, en tel ou tel lieu ou moment, cela est indifférent ; la propriété qu’il a ne dépend ni des circonstances, ni de l’individu, ni du groupe environnant des autres caractères, ni du lieu, ni du moment ; pris à part et en soi, isolé par l’abstraction, extrait des divers milieux où on le rencontre, il possède cette propriété. […] Ainsi nous n’avions pas à prouver que le point peut se mouvoir, ni qu’il peut se mouvoir, pendant tous les moments de son mouvement, vers un seul et unique autre point. […] Même raisonnement pour le quatrième, le cinquième moment, et ainsi de suite à l’infini. […] Par rapport à un moment donné, la durée est infinie en avant et en arrière, et on peut la figurer par une droite qui, des deux côtés d’un point donné, est infinie.

606. (1774) Correspondance générale

Je puis donc compter deux moments doux dans ma vie. […] Son moment vient, et la tombe se trouve ouverte. […] le moment est favorable. […] Je tremble pour le moment où cet ouvrage sera connu. […] Je le fais ; et si j’ai jamais désiré d’être utile, c’est dans ce moment.

607. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des recueils poétiques — Préface et poème liminaire des « Châtiments » (1853-1870) — Au moment de rentrer en France. — 31 août 1870 »

Qui peut en ce moment où Dieu peut-être échoue,                                Deviner Si c’est du côté sombre ou joyeux que la roue                                Va tourner ? […] Puisque c’est le moment où les lâches reculent,                                J’accourrai.

608. (1907) L’évolution créatrice « Chapitre II. Les directions divergentes de l’évolution de la vie. Torpeur, intelligence, instinct. »

Cette connaissance devient relative, du moment que l’intelligence est une espèce d’absolu. […] Pour le moment, le problème qui nous préoccupe est d’ordre psychologique. […] Mais ce qui nous importe, c’est de savoir où le mobile va, où il est à un moment quelconque de son trajet. […] Mais ce point ne nous arrêtera pas pour le moment. […] L’homme, au contraire, est capable d’évoquer le souvenir à son gré, à n’importe quel moment, indépendamment de la perception actuelle.

609. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Marivaux. — I. » pp. 342-363

Les contemporains de Marivaux ont dit de lui à peu près tout ce qu’on en peut dire : si l’on prend la peine de recueillir ce qu’ont écrit à son sujet Voltaire, Grimm, Collé, Marmontel, La Harpe, et surtout d’Alembert dans une excellente notice, on a de quoi se former un jugement précis et d’une entière exactitude : et pourtant il vaut mieux, même au risque de quelque hasard, oublier un moment ces témoignages voisins et concordants, et se donner soi-même l’impression directe d’une lecture à travers Marivaux. […] Arrêtons-nous un moment à l’écouter sur ce point, et recueillons ses doctrines littéraires qu’il sut mettre en parfait accord avec la nature et la saveur de ses productions. […] Il y a un moment où l’invention, la création en tout genre, ce qu’on appelle génie, héroïsme, commence ; les hommes, dans leur instinct, ne s’y trompent pas ; ils s’inclinent, ils s’écrient d’admiration et saluent. […] L’esprit humain, à un moment donné, est le produit de tout ce qui reste de l’esprit des âges antérieurs accumulé comme une sorte de terre végétale, et qui devient ainsi le point de départ et l’excitant à demi artificiel d’une façon légèrement nouvelle de penser et de sentir. […] Jouir d’une mine qu’on a jugée la plus avantageuse, qu’on ne voudrait pas changer pour une autre, et voir devant ses yeux un maudit visage qui vient chercher noise à la bonne opinion que vous avez du vôtre, qui vous présente hardiment le combat, et qui vous jette dans la confusion de douter un moment de la victoire ; qui voudrait enfin accuser d’abus le plaisir qu’on a de croire sa physionomie sans reproche et sans pair : ces moments-là sont périlleux ; je lisais tout l’embarras du visage insulté : mais cet embarras ne faisait que passer.

610. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sénac de Meilhan. — II. (Fin.) » pp. 109-130

Estimant avec tout son siècle que le règne des idées religieuses est passé, il ajoute : Celui de la liberté paraît renaître : mais chez les anciens, remarque-t-il, l’amour de la liberté avait sa racine dans le cœur, c’était une passion ; celui qui éclate en ce moment a sa racine dans l’esprit, il est raisonné et systématique. […] Il vient un moment pourtant où, dans l’intérêt et pour le salut de la société, les ânes, même les meilleurs, ne suffisent pas, et où il faut recourir dans le péril au coursier généreux. […] Il le montre jaloux de son autorité, sentant le danger de la laisser attaquer, et capable, à cette seule idée, de violents mouvements de colère qui avaient des suites ; il cite une lettre vigoureuse de ce roi au duc de Richelieu sur les envahissements de pouvoir du Parlement : Cette lettre, dit-il, doit prouver que Louis XV aurait employé la force pour arrêter, dès les premiers moments, les entreprises des révolutionnaires. […] Ils me sont indifférents, et j’ai supérieurement le don de l’intérêt du moment, sans fausseté et sans effort. […] Le prince de Ligne, dans une lettre détaillée, achève et complète à merveille ce portrait de M. de Meilhan ; il le confirme ou le corrige sur les points essentiels : Sans en avoir l’air, lui dit-il, vous êtes plus occupé des autres que de vous ; vous ne vous aimez qu’un moment ; vous êtes fou de ce que vous avez écrit le matin, et le soir vous n’y pensez plus.

611. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — III » pp. 81-102

Villars, malgré son vif désir, n’osa prendre sur lui l’événement contre l’avis de ses officiers généraux, qui, la plupart, lui firent et pour la seconde fois, au moment même de commencer l’attaque, dans la nuit du 23 avril (1703), de très fortes et obstinées représentations. […] Au moment d’entreprendre ce passage, il en marquait les difficultés : « Ceci n’est pas une jonction, écrivait-il au roi ; pour cela il faut qu’une armée vienne au-devant de l’autre : c’est celle de Votre Majesté qui marche en Allemagne, pendant que celle de M. l’électeur est vers Passau, c’est-à-dire à près de cent cinquante lieues d’ici. » Enfin l’opération se fit et réussit parfaitement. […] Mais en évitant de faire la seule grande chose, on arrivait à n’en pas faire même de médiocres ; « À la guerre, Sire, écrivait Villars, il n’y a que de certains moments à prendre et la diligence, sans quoi, au lieu d’avantages, il faut craindre des revers. » Les premiers et faciles succès que l’électeur était allé chercher dans le Tyrol se perdaient six semaines après dans une insurrection générale des paysans. […] Nous ne croyons pas à tout ce qu’il dit, et il va un peu loin à sa louange lorsqu’en un moment d’effusion il croit faire son portrait en deux mots : « Je n’ai pas l’honneur d’être encore bien connu de Sa Majesté. […] Il rêvait mieux, même dans son état de faiblesse ; il avait conçu cette fois l’idée du siège de Landau, qu’il savait, à un moment, dégarni d’artillerie et qu’il comptait prendre en dix jours, lorsque la nouvelle du désastre de Ramillies vint tout arrêter.

612. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Histoire de la Restauration par M. Louis de Viel-Castel. Tomes IV et V. (suite et fin) »

J’ai présents à la mémoire en ce moment nombre de ces mots salés et d’une belle amertume, et qui ne demandent qu’à sortir ; il n’est pas temps encore de les donner ; presque tous ses amis politiques y passent ; il ne se gênait avec personne : d’un tour, d’un trait, sans y viser, il emportait la pièce. […] Royer-Collard que j’entends parler en ce moment) ne sont pas les meilleurs conseillers, tant s’en faut, dans les situations critiques, et ils l’ont bien prouvé à des reprises différentes. […] Il savait, en chaque discussion, les raisons appropriées qui pouvaient agir le plus sur les adversaires, et il les employait au bon moment. […] Royer-Collard, ses Discours et ses Écrits (2 vol. in-80, Didier, 1861), a donné tous les détails désirables sur ce Conseil royal secret qu’avait Louis XVIII en France, et dont, à un moment, M.  […] Le moment politique était des plus critiques à cette heure ; on était la veille de l’avènement du parti déjà tout-puissant, et la philosophie ainsi que l’université n’avaient guère faveur, comme on sait, auprès des royalistes : une pareille conduite connue et dénoncée compromettait l’Université au plus haut degré.

613. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Don Carlos et Philippe II par M. Gachard Don Carlos et Philippe II par M. Charles de Mouy »

Après la messe pontificalement célébrée, au moment du baisemain, on remarqua les moindres circonstances. […] C’est bien peu après ce dernier et court moment d’illusion que la conduite de don Carlos vint derechef affliger son père, et lui mettre au cœur une de ces épines que les pères ambitieux ressentent peut-être encore plus vivement que les autres. […] Le physique revient à la fin et nécessairement puisqu’il peut être question, d’un moment à l’autre, de marier avec une archiduchesse ce riche héritier de tant de royaumes. […] Le projet de fuite clandestine qu’il machina dès qu’il vit le voyage de Bruxelles manqué, projet aussi imprudent, que coupable, dont le roi fut informé dès l’origine et à tous les moments, combla la mesure : il n’était pas possible qu’on laissât l’héritier de la monarchie s’insurger au dehors contre son père et contre l’État. Remarquez qu’au moment même où il se préparait à s’enfuir, don Carlos, ce séditieux d’un nouveau genre, se rendit au monastère de Saint-Jérôme près Madrid (27 décembre 1567) pour s’y confesser, y communier le lendemain et gagner le jubilé que le pape avait accordé à toute la chrétienté pour ce jour-là, qui était celui des Saints-Innocents.

614. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Théophile Gautier. »

Rioult était un peintre de l’école de Prud’hon ; il avait fait notamment un Eudore et Cymodocèe, un Roger enlevant Angélique sur l’hippogriffe, et un autre tableau encore, emprunté de la chevalerie, dont Théophile Gautier a donné la description dans une de ses plus anciennes pièces de vers : c’est dans une causerie du soir avec un ami, pour l’engager à rester quelques moments de plus et à prolonger la veillée au coin du feu. […] Il publiait en 1830, le 28 juillet (le moment était bien choisi !) […] Je n’irai pas chercher dans les œuvres en prose, dans les romans de Théophile Gautier, son autobiographie précise : il pourrait la récuser, et trop d’art s’y mêle à tout moment à la réalité pour qu’on ose se servir sans beaucoup de précaution de cette clef-là. […] Un jeune beau de la ville de Leyde, un jeune peintre qui croit posséder la plus ravissante maîtresse de la ville, se trouve, minuit sonnant, au moment suprême, n’avoir entre ses bras qu’une horrible vieille, une sorcière infâme. […] Mais, en ce moment, je pense surtout au parrain de la bande, à Murger.

615. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Maurice comte de Saxe et Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France. »

Lui, qui sera si heureux, il aime peu à s’en remettre aux faveurs de la fortune « qui quelquefois est bien inconstante. » Vainqueur à Fontenoy, au moment le plus désespéré, non par son flegme seulement, mais par un de « ces traits de lumière qui caractérisent les grands capitaines », il dira à Louis XV dont il vient d’illustrer les armes, et à travers toutes les effusions du dévouement : « Vous voyez, Sire, à quoi tiennent les batailles !  […] Il l’écrit au comte de Bruhl dès le premier jour (12 novembre 1740) : « Si le grand événement qui vient d’arriver nous conduit à la guerre et que le roi (de Pologne) me juge capable de le servir, je supplie Votre Excellence de l’assurer de mon zèle et de ma fidélité ; mais, si la chose se passe paisiblement, le roi n’a pas besoin de moi, et je pourrai lui être utile ici. » Sans prétendre, dit-il, se mêler de politique et même en ayant l’air de s’en défendre, Maurice, à partir de ce moment, ne fait autre chose que d’en traiter dans toutes ses lettres, et avec supériorité. […] Mais il n’y a pas un moment à perdre. » Prendre et garder, ou ne rendre que le moins possible : Maurice, on le voit, était de la race des gros mangeurs, et dans la politique de ce temps-là où la force était tout, et où le droit, de chaque côté, ne venait qu’en auxiliaire à la suite, ce n’était pas le plus sot rôle. […] Il eut beau écrire jusqu’au dernier moment au comte de Bruhl : « Prenez de mes idées ce qu’il vous plaira…, mais livrez-vous entièrement à la France, car les choses à demi faites ne valent rien » ; le roi de Pologne n’entra qu’à demi et d’un pied boiteux dans l’alliance française ; ses troupes assemblées se concertèrent plus volontiers avec Frédéric qu’avec nos généraux. […] Son mari Favart se dérobait dans le même moment pour échapper à une pareille lettre de cachet.

616. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Le Général Franceschi-Delonne : Souvenirs militaires, par le général baron de Saint-Joseph. »

Auguste Colbert, dont M. le marquis de Colbert-Chabanais, son fils, publie en ce moment les Traditions et Souvenir. […] Franceschi, distingué par d’aussi méritoires services, illustré un moment dans la gloire même d’Austerlitz à laquelle il contribuait, se voyait bientôt rejeté par le sort dans des tâches lointaines, ingrates, aux extrémités de la lutte. […] Il aimait sa jeune femme, qui devait elle-même mourir de sa mort. « Je ne souffre que pour elle » : c’étaient par moments les seuls mots qu’il pût prononcer. […] « Les Espagnols, qui se montraient de temps à autre dans notre prison, témoignèrent le désir de voir le général, à ses derniers moments, approcher des sacrements, et comme ils insistaient sur ce point, disant qu’en cas de refus les autres prisonniers pourraient en être plus maltraités, j’en parlai amicalement à notre malade. […] Ses derniers moments furent, comme sa vie entière, dignes en tout d’admiration.

617. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Victor Hugo en 1831 »

En 1816, après la seconde Restauration, Victor composa, dans ses moments de loisir, une tragédie classique de circonstance sur le retour de Louis XVIII, avec des noms égyptiens : elle avait pour titre Irtamène. […] Si l’on se reporte par la pensée vers l’année 1823, à cette brillante ivresse du parti royaliste, dont les gens d’honneur ne s’étaient pas encore séparés, au triomphe récent de la guerre d’Espagne, au désarmement du carbonarisme à l’intérieur, à l’union décevante des habiles et des éloquents, de M. de Chateaubriand et de M. de Villèle ; si, faisant la part des passions, des fanatismes et des prestiges, oubliant le sang généreux, qui, sept ans trop tôt, coulait déjà des veines populaires ; — si on consent à voir dans cette année, qu’on pourrait à meilleur droit appeler néfaste, le moment éblouissant, pindarique, de la Restauration, comme les dix-huit mois de M. de Martignac en furent le moment tolérable et sensé ; on comprendra alors que des jeunes hommes, la plupart d’éducation distinguée ou d’habitudes choisies, aimant l’art, la poésie, les tableaux flatteurs, la grâce ingénieuse des loisirs, nés royalistes, chrétiens par convenance et vague sentiment, aient cru le temps propice pour se créer un petit monde heureux, abrité et recueilli. […] Cependant Hugo, par son humeur active et militante, par son peu de penchant à la rêverie sentimentale, par son amour presque sensuel de la matière, et des formes, et des couleurs, par ses violents instincts dramatiques et son besoin de la foule, par son intelligence complète du Moyen-Âge, même laid et grotesque, et les conquêtes infatigables qu’il méditait sur le présent, par tous les bords enfin et dans tous les sens, dépassait et devait bientôt briser le cadre étroit, l’étouffant huis clos, où les autres jouaient à l’aise, et dans lequel, sous forme de sylphe ou de gnome, il s’était fait tenir un moment. […] Vers 1828, à cette époque que nous avons appelée le moment calme et sensé de la Restauration, le public avait fait de grands progrès ; l’exaspération des partis, soit lassitude, soit sagesse, avait cédé à un désir infini de voir, de comprendre et de juger. […] L’hiver, on eut quelques réunions plus arrangées, qui rappelèrent peut-être par moments certains travers de l’ancienne Muse, et l’auteur de cet article doit lui-même se reprocher d’avoir trop poussé à l’idée du Cénacle, en le célébrant.

618. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. J. J. AMPÈRE. » pp. 358-386

Le poëte, sous le critique, se retrouve, et ne fait qu’un avec lui par l’esprit et la vie, et le sens propre qu’il découvre et rend aux choses à chaque moment. […] Ampère, on retrouve à tous moments celui qui devine sous celui qui sait. […] La grande différence entre le ive  siècle et cette première moitié du xviie , c’est que, dans ce dernier, si, à un certain moment, le cercle correspond, cela dure peu et qu’aussitôt l’on remonte, tandis que dans l’autre on descendait. […] Quelques inconvénients achètent tant d’avantages ; du moment qu’on ne choisit plus une seule route rapide et déjà ouverte, mais qu’on veut occuper l’ensemble du pays et se conformer à l’entière réalité du sujet, on a des intervalles pénibles et qui ne se peuvent supprimer. […] Ampère à celle d’investigation ; il y manque par moments un peu plus de plastique, comme les Allemands diraient.

619. (1890) L’avenir de la science « II »

Pour nous, arrivés au grand moment de la conscience, il ne s’agit plus de dire. […] Après avoir marché de longs siècles dans la nuit de l’enfance, sans conscience d’elle-même et par la seule force de son ressort, est venu le grand moment où elle a pris, comme l’individu, possession d’elle-même, où elle s’est reconnue, où elle s’est sentie comme unité vivante ; moment à jamais mémorable, que nous ne voyons pas, parce qu’il est trop près de nous, mais qui constituera, ce me semble, aux yeux de l’avenir, une révolution comparable à celle qui a marqué une nouvelle ère dans l’histoire de tous les peuples. […] C’est le moment correspondant à celui où l’enfant, conduit jusque-là par les instincts spontanés, le caprice et la volonté des autres, se pose en personne libre, morale et responsable de ses actes. […] Les clairvoyants remarqueront que c’est ici le nœud du problème, que toute la lutte a lieu en ce moment entre les vieilles et les nouvelles idées de théisme et de morale. […] Guizot, livre inestimable et qui aura le rare privilège d’être lu de l’avenir, car il peint avec originalité un curieux moment intellectuel.

620. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre IX. La littérature et le droit » pp. 231-249

. — Faut-il prouver tout d’abord que la littérature et le droit passent au même moment par des phases analogues ? […] C’était un abandon volontaire des réformes promises par les républicains avant leur arrivée au pouvoir ; c’était, sous l’étiquette équivoque d’opportunisme, le dessein bien arrêté de subordonner toute application de principes à l’intérêt du moment ; c’était, par crainte des aventures et de l’inconnu, une prédilection avouée pour une politique d’affaires qui risquait fort de dégénérer en une politique d’expédients. […] Il me suffit d’avoir démontré qu’elle est bien contemporaine et corrélative du réalisme littéraire et je n’avais pas pour le moment d’autre intention. […] A la fin du siècle dernier, Mercier faisait jouer le Déserteur, dont le héros était fusillé au dénouement ; c’était le seul homme que ce dramaturge débonnaire eût tué dans sa carrière ; encore le ressuscita-t-il à la prière de Marie-Antoinette ; le déserteur, dans une version nouvelle de la pièce, fut gracié au dernier moment. […] Il y a là comme une contagion d’émotions qui circule dans les rangs d’une foule et qui semble à certains moments créer une âme unique à cet être multiple.

621. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres de Goethe et de Bettina, traduites de l’allemand par Sébastien Albin. (2 vol. in-8º — 1843.) » pp. 330-352

Restée Italienne par son imagination, qui était colorée, pittoresque et lumineuse, elle y combinait la rêverie et l’exaltation allemande, qu’elle semblait pousser par moments jusqu’à l’hallucination et l’illuminisme : « Il y a en moi, disait-elle, un démon qui s’oppose à tout ce qui veut faire de la réalité. » La poésie était son monde naturel. […] Je me couche sur le gazon vert en l’embrassant… » Elle lui répète trop souvent : « Tu es beau, tu es grand et admirable, et meilleur que tout ce que j’ai connu… Comme le soleil, tu traverses la nuit… » Elle lui parle dans ces moments comme on parlerait à Jéhovah. […] Elle-même, en ces moments, s’adressant au poète et se plaignant de n’être pas aimée comme elle aime, a raison de s’écrier : « Ne suis-je pas l’abeille qui s’en va volant et qui te rapporte le nectar de chaque fleur ?  […] Bettina a des moments de bon sens et des éclairs de passion vraie où elle s’aperçoit et se plaint de cette inégalité d’échange : « Oh ! […] Il y a des moments où, sans bien s’en rendre compte, elle désire plus ; elle voudrait passer tout un printemps avec son auguste ami.

622. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « L’abbé Galiani. » pp. 421-442

Mais, en même temps qu’il entra si bien dans les idées et dans les goûts de la société française, il sut garder son air, sa physionomie, son geste, et aussi une indépendance de pensées qui l’empêcha d’abonder dans aucun des lieux communs du moment. […] Pour peu que le jeu dure, mon ami Diderot, qui perdrait ainsi son argent, dira sans hésiter, sans en douter un seul moment : “Les dés sont pipés, je suis dans un coupe-gorge.” […] Et il en concluait qu’il ne faut jamais persécuter les vrais incrédules, les incrédules paisibles et sincères : attendez et ne regardez pas, il y a toute chance pour qu’il arrive un moment où, cet effort contre-nature venant à se relâcher, l’incrédule cessera de l’être. […] Galiani eut, à un certain moment, un grand succès et un vrai triomphe. […] Je pense qu’à ses moments les plus sérieux il aurait défini le sage « celui qui, aux heures de réflexion, se dégage complètement et se dépouille de toutes les impressions relatives, et qui se rend compte de son propre accident, de son propre rien, au sein de l’universalité des choses ».

623. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Correspondance entre Mirabeau et le comte de La Marck (1789-1791), recueillie, mise en ordre et publiée par M. Ad. de Bacourt, ancien ambassadeur. » pp. 97-120

Cette publication paraît en ce moment, et tout lecteur va être à même d’en apprécier l’intérêt et l’importance. […] Jouissant à ce moment d’une popularité immense, il était censé auprès du roi le protéger contre les séditions du peuple, et auprès du peuple défendre la liberté contre les complots de la Cour. […] » Un moment Mirabeau crut que la balle lui venait en effet, et il la reçut avec une sorte d’ivresse et de bondissement. […] Nul moment ne saurait être mieux choisi que celui-ci. […] Il est certain que le moment est arrivé de se décider entre un rôle actif et un rôle passif ; car celui-ci, tout mauvais que je le crois, l’est moins à mes yeux que cette intercadence d’essais et de résignation, de demi-volonté et d’abattement, qui éveille les méfiances, enracine les usurpations, et flotte d’inconséquences en inconséquences.

624. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mademoiselle de Scudéry. » pp. 121-143

Telle la Sapho du Marais put paraître un moment à des yeux prévenus, dans le temps où Chapelain passait pour un grand poète épique et la comparait intrépidement à la Pucelle, et le jour où Pellisson, le plus laid des beaux esprits, lui fit sa déclaration passionnée. […] Le roman de d’Urfé, les lettres de Balzac, le grand succès des pièces de théâtre, de celles de Corneille et des autres auteurs en vogue, la protection un peu pédantesque, mais réelle et efficace, du cardinal de Richelieu, la fondation de l’Académie française, toutes ces causes avaient développé une grande curiosité, surtout chez les femmes, qui sentaient que le moment pour elles de mettre la société à leur niveau était venu. […] Pour rendre à Mlle de Scudéry toute la justice qui lui est due, et pour lui assigner son vrai titre, on doit la considérer comme l’une des institutrices de la société, à ce moment, de formation et de transition. […] Mais n’oublions pas le moment de la société et le genre de difficultés auxquelles elle avait affaire. […] D’imagination réelle et d’invention, Mlle de Scudéry n’en avait pas : quand elle voulut construire et inventer des fables, elle prit les machines en usage pour le moment ; elle se pourvut dans le magasin et dans le vestiaire à la mode : elle copia le procédé de d’Urfé dans L’Astrée.

625. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « L’abbé Maury. Essai sur l’éloquence de la chaire. (Collection Lefèvre.) » pp. 263-286

Cet Éloge de Fénelon, par l’abbé Maury, est marqué au cachet du moment. […] Il l’appelle à ce moment de vérité où l’homme, prosterné dans un tribunal, se dénonce lui-même à son juge. » Mais, dans le texte corrigé, on lit, par une définition plus bienséante à un prélat, à un prince de l’Église, et plus conforme au catéchisme : « Il l’appelle à ce moment de vérité, de repentir et de miséricorde, où l’homme, prosterné devant le tribunal sacré, se dénonce lui-même à son juge, qui devient aussitôt son médiateur charitable, etc., etc. » Je ne sais si cela vaut beaucoup mieux au point de vue oratoire, mais je tiens à noter de quelle façon l’abbé Maury sut donner plus tard à cet Éloge, et en général à tous ses premiers ouvrages, en les revoyant, une légère couche d’orthodoxie. […] Quelques membres de la minorité de la noblesse voulaient se détacher de la gauche, et se rapprocher, à un certain moment, de la majorité de leur ordre. […] Il appellera gredin, un moment après, l’un des grands dignitaires de l’ordre de Malte ; mais, même ce terme de valet à part, toute cette doctrine brutale sur la prééminence absolue de l’Académie française paraissait fort étrange à M. de Maistre, qui savait de quels noms s’honoraient l’Académie des inscriptions et celle des sciences. […] Et un moment après, voulant citer en latin les dernières paroles de Ganganelli expirant, le cardinal Maury lâcha un solécisme, et M. de Maistre, devant qui cela ne pouvait passer inaperçu, remarque qu’avec un tel système d’études, ce n’est pas étonnant en effet qu’il ait donné un soufflet à la syntaxe.

626. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Rivarol. » pp. 62-84

En eût-il l’idée, le siècle ne le supporterait pas un moment. […] « Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, a dit le cardinal de Retz, et le chef-d’œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment. » Rivarol fait voir que, s’il exista jamais, ce moment fut manqué dès l’abord dans la Révolution française. […] Necker, on avait accusé le rédacteur d’être vendu au ministère : Si cela est, s’écriait Rivarol, nous sommes vendu et non payé, ce qui doit être quand l’acheteur n’existe pas ; et, en effet, il n’y a point de ministère en ce moment… Les cours, à la vérité, ajoute-t-il en se redressant, se recommandent quelquefois aux gens de lettres comme les impies invoquent les saints dans le péril, mais tout aussi inutilement : la sottise mérite toujours ses malheurs. […] Mais aussi ce qui honore en Rivarol l’intelligence et l’homme, c’est qu’il s’élève du milieu de tout cela comme un cri de la civilisation perdue, l’angoisse d’un puissant et noble esprit qui croit sentir échapper toute la conquête sociale : « Malgré tous les efforts d’un siècle philosophique, dit-il, les empires les plus civilisés seront toujours aussi près de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille ; les nations comme les métaux n’ont de brillant que les surfaces. » Il y a des moments où, porté par le mouvement de son sujet et par l’impulsion de la pensée sociale, il va si haut, qu’on se demande si c’est bien Rivarol qui écrit, le Rivarol né voluptueux avant tout et délicat, et si ce n’est pas plutôt franchement un homme de l’école religieuse : Le vice radical de la philosophie, c’est de ne pouvoir parler au cœur.

627. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Voltaire et le président de Brosses, ou Une intrigue académique au XVIIIe siècle. » pp. 105-126

Ce moment est décisif dans la vie de Voltaire, et signale en effet son véritable avènement à la monarchie littéraire universelle : il règne et régnera durant les vingt années qui lui restent encore à vivre ; mais nous n’avons aujourd’hui qu’à le suivre dans sa relation avec le président de Brosses avec qui il est entré en affaires d’intérêts. […] Il faut convenir que cette vente viagère, qui se faisait sous forme extérieure de bail à vie, prêtait à bien des chicanes, du moment qu’on en voulait faire ; c’était un bail bien enchevêtré. […] ce mot de curé nous dit tout : ce n’était qu’une autre passion chez Voltaire, qui venait à la traverse, et qui suspendait un moment l’autre passion moins forte et moins emportée. […] Je vous ai donné mon amitié ; une marque que je ne l’ai pas retirée, c’est l’avertissement que je vous donne encore de ne jamais écrire dans vos moments d’aliénation d’esprit, pour n’avoir pas à rougir dans votre bon sens de ce que vous avez fait pendant le délire. […] Pour en finir avec les impressions que fait naître cette affaire, je dirai que peut-être, à certains moments, le président fut un peu strict, et se montra plus juste que généreux.

628. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1881 » pp. 132-169

» Jeudi 3 février À Paris, dans ce moment, il existe des femmes du monde, jouant à la Bourse, et qui, tous les matins, reçoivent la visite de quatre remisiers, venant prendre leurs ordres. […] Il s’excuse, avec une certaine vivacité, de s’être laissé aller à faire cet article, par un entraînement du premier moment, qu’il ne comprend plus, disant que dans ce livre, tout est blague, mensonge, ajoutant qu’il n’y a aucune étude de l’humanité, et répétant deux ou trois fois, avec une espèce, de colère comique. « Pour moi, Vallès n’est pas plus qu’un grain de chènevis… Oui là, pas plus qu’un grain de chènevis ». […] Alphonse Daudet est un si attachant causeur, un si fin mime des comédies qu’il raconte, qu’au moment, où je me lève pour demander s’il est onze heures, j’entends sonner une heure du matin. […] Mercredi 31 août Théodore Child me faisait un fantastique tableau des soirées de l’Angleterre, où la nuit venant, par les routes crépusculaires, des groupes de jeunes gens et de jeunes filles, habillés des couleurs passées et déteintes des vieux vêtements, remises à la mode par les peintres préraphaélistes, flirtent dans une flirtation, à tout moment coupée par le rapide passage silencieux d’athlétiques garçons, montés sur des vélocipèdes. […] » Jeudi 24 novembre Dans ce moment-ci, j’aimerais passer une huitaine, dans une campagne lointaine, lointaine, où facteur ne viendrait jamais, et où je pourrais toute la journée tirer des lapins.

629. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre II. Shakespeare — Son œuvre. Les points culminants »

Les mœurs de ces cours tragiques étant données, du moment que Hamlet, par la révélation du spectre, connaît le forfait de Claudius, Hamlet est en danger. […] Par moments son inaction s’entr’ouvre, et de la déchirure il sort des tonnerres. […] Hésiode vient de mourir, Homère, s’il vit encore, a cent ans, Lycurgue, voyageur pensif, rentre à Sparte, et l’on aperçoit au fond de la sombre nuée de l’Orient le char de feu qui emporte Élie ; c’est dans ce moment-là que Léir — Lear — vit et règne sur les îles ténébreuses. […] À partir de ce moment, l’adorable allaitement commence. […] Demeurer après l’envolement de l’ange, être le père orphelin de son enfant, être l’œil qui n’a plus la lumière, être le cœur sinistre qui n’a plus la joie, étendre les mains par moments dans l’obscurité, et tâcher de ressaisir quelqu’un qui était là, où donc est-elle ?

630. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Appendice. — Post-scriptum sur Alfred de Vigny. (Se rapporte à l’article précédent, pages 398-451.) »

Ratisbonne est trop jeune pour avoir suivi et connu M. de Vigny dans la plus grande partie de sa carrière, et il ne se pose point cette question : M. de Vigny, nature de tout temps élevée et digne, n’a-t-il pas lui-même changé avec les années, et n’a-t-il pas cessé, à un certain moment, d’être ce qu’on appelle aimable ? […] Peu importait en ce moment, l’essentiel était fait ; Alfred de Vigny était entré dans notre galerie ; sans être satisfait en tout, il n’était point fâché, il ne nous en voulait pas : il m’écrivait à cette occasion en son style poétique : « Je vois que de toutes les Constellations que j’ai suivies, c’est encore à la Lyre que vous donnez la préférence. » Il avait raison. […] Le reproche m’en a été fait, et, même pour ce dernier article de 1864, le bon sens de Buloz me l’a dit : « Vous le placez trop haut comme poète, et vous ne lui accordez pas assez comme romancier. » J’écris en ce moment comme on cause.

631. (1874) Premiers lundis. Tome II « Charles de Bernard. Le nœud Gordien. — Gerfaut. »

S’il le veut, il y a en lui l’étoffe d’un romancier actuel, fécond et vrai ; son mauvais goût (car il en a) n’est que dans le détail ; ainsi, il reproduit trop par moments le jargon psychologique du maître ; il a des redoublements de bel esprit dans ses analyses, des drôleries et trivialités métaphoriques dans ses portraits, qui déplaisent au passage, mais sans avoir le temps de rebuter ; il a une multitude d’allusions dont un trop grand nombre, pour ceux qui ne vivent pas tout à fait de cette vie du jour, sont déjà subtiles et obscures. […] Les trois amants successifs, le commandant Garnier, Mornac et le jeune Boisgontier, sont des personnages d’aujourd’hui, du dernier vrai, saisis dans leur relief et assemblés, contrastés entre eux dans des situations habiles où le pathétique d’un moment cède vite au comique et à l’ironie. […] A ce moment, le roman change de ton ; le terrible commence et les catastrophes se précipitent.

632. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre VII. Éducation de la sensibilité »

On tâchera de se surveiller soi-même à tout moment, de se prendre sur le fait dans les accès de passion et de vive sensibilité, de voir où l’on est, où l’on va dans ses emportements : en un mot de se dédoubler, et d’être le spectateur infatigable et impartial de soi-même. […] Au moment d’écrire, vous vous dites : Soyons naturels, et vous vous imaginez l’être quand vous vous abstenez de réfléchir et que vous faites courir la plume sur le papier. […] Ce jugement qu’on porte sur soi doit servir de règle et d’épreuve dans la recherche des idées et des expressions, mais sans étroitesse et sans minutie : il en est du style comme des mines et des gestes ; vouloir faire transparaître son Ame à tous moments est le comble de l’affectation et l’antipode du naturel.

633. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des romans — Préfaces de « Han d’Islande » (1823-1833) — Préface d’avril 1823 »

Au moment d’exécuter cette détermination hardie, il conçut d’abord la pensée de placer en tête de cette seconde édition ce dont il n’avait pas osé charger la première, savoir quelques vues générales et particulières sur le roman. Méditant ce petit traité littéraire et didactique, il était encore dans cette mystérieuse ivresse de la composition, instant bien court, où l’auteur, croyant saisir une idéale perfection qu’il n’atteindra pas, est intimement ravi de son ouvrage à faire ; il était, disons-nous, dans cette heure d’extase intérieure, où le travail est un délice, où la possession secrète de la muse semble bien plus douce que l’éclatante poursuite de la gloire, lorsqu’un de ses amis les plus sages est venu l’arracher brusquement à cette possession, à cette extase, à cette ivresse, en lui assurant que plusieurs hommes de lettres très hauts, très populaires et très puissants, trouvaient la dissertation qu’il préparait tout à fait méchante, insipide et fastidieuse ; que le douloureux apostolat de la critique dont ils se sont chargés dans diverses feuilles publiques, leur imposant le devoir pénible de poursuivre impitoyablement le monstre du romantisme et du mauvais goût, ils s’occupaient, dans le moment même, de rédiger pour certains journaux impartiaux et éclairés une critique consciencieuse, raisonnée et surtout piquante de la susdite dissertation future. […] Il allait clore cette trop longue note, lorsque son libraire, au moment d’envoyer l’ouvrage aux journaux, est venu lui demander pour eux quelques petits articles de complaisance sur son propre ouvrage, ajoutant, pour dissiper tous les scrupules de l’auteur, que son écriture ne serait pas compromise, et qu’il les recopierait lui-même.

634. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Tout ce que j’ai compris de ma vie du clair-obscur » pp. 26-33

On appelle un effet de lumière en peinture ce que vous avez vu dans le tableau de Corésus, un mélange des ombres et de la lumière, vrai, fort et piquant : moment poétique qui vous arrête et vous étonne. […] S’il nous arrive de nous promener aux Tuileries, au bois de Boulogne, ou dans quelque endroit écarté des Champs Elysées sous quelques-uns de ces vieux arbres épargnés parmi tant d’autres qu’on a sacrifiés au parterre et à la vue de l’hôtel de Pompadour, sur la fin d’un beau jour, au moment où le soleil plonge ses rayons obliques à travers la masse touffue de ces arbres dont les branches entremêlées les arrêtent, les renvoient, les brisent, les rompent, les dispersent sur les troncs, sur la terre, entre les feuilles, et produisent autour de nous une variété infinie d’ombres fortes, d’ombres moins fortes, de parties obscures, moins obscures, éclairées, plus éclairées, tout à fait éclatantes ; alors les passages de l’obscurité à l’ombre, de l’ombre à la lumière, de la lumière au grand éclat, sont si doux, si touchants, si merveilleux, que l’aspect d’une branche, d’une feuille arrête l’œil, et suspend la conversation au moment même le plus intéressant. […] Réfléchissez-y un moment, et vous concevrez que le corps d’un prophète enveloppé de toute sa volumineuse draperie, et sa barbe touffue, et ces cheveux qui se hérissent sur son front, et ce linge pittoresque qui donne un caractère divin à sa tête, sont assujettis dans tous leurs points aux mêmes principes que le polyèdre.

635. (1890) La bataille littéraire. Troisième série (1883-1886) pp. 1-343

» cria-t-il d’une voix perçante. « Le moment est venu !  […] Il devait être bien drôle dans ce moment-là ? […] dit encore Mornas au bout d’un moment. […] Sur cette Russie, les âmes généreuses du moment passaient et ramassaient à coup sûr de telles âmes. […] Du moment que tu fais intervenir la politique dans des histoires de femmes, alors où allons-nous ?

636. (1782) Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur la vie et les écrits de Sénèque pour servir d’introduction à la lecture de ce philosophe (1778-1782) « Essai, sur les règnes, de Claude et de Néron. Livre premier. » pp. 15-203

Que le philosophe a eu son moment de vanité, son jour de faiblesse. […] C’est qu’au moment du pronostic la langue du tigre n’était pas encore ensanglantée. […] Ce cri cesse-t-il de retentir un moment au fond du cœur de tout être vivant ? […] Agrippine n’avait à ses côtés qu’une de ses femmes : personne ne se présentant de la part de son fils, pas même Agérinus, son effroi s’accroît de moment en moment. […] Tant de crimes sont-ils suffisamment expiés par le supplice d’un moment ?

637. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Werther. Correspondance de Goethe et de Kestner, traduite par M. L. Poley » pp. 289-315

La préméditation, d’ailleurs, n’était pas aussi nette pour lui dans le moment même qu’elle lui a paru depuis et qu’il nous l’a exprimé lorsqu’il y est revenu avec la supériorité du critique contemplateur dans ses mémoires. […] Mais, par bonheur, un génie ami a depuis longtemps pris ce soin, et l’a excité, dans toute la force de la jeunesse, à fixer un passé tout récent, à le retracer et à le livrer hardiment au public dans le moment opportun : chacun devine qu’il s’agit ici de Werther. […] Pour lui, qui s’est chargé d’envoyer de Francfort les anneaux d’alliance et qui y a joint toutes sortes de bons souhaits, il se contente, pour punir à sa manière les nouveaux mariés, de leur écrire : Je suis vôtre, mais, pour le moment, je ne suis guère curieux de voir ni vous, ni Lotte. […] Croirait-on, quand on n’a lu de Goethe que Werther, qu’à un moment c’est lui, l’enthousiaste d’hier, qui va donner à Kestner, à l’ancien Albert lui-même, le meilleur conseil de vie pratique ? […] Un moment, dans les premières années de cette existence nouvelle à Weimar, il a l’idée de se plaindre de son esclavage ; un reste de misanthropie werthérienne s’est glissé sous sa plume, mais il a le bon esprit aussitôt de s’en repentir : « Que le style de ma dernière lettre ne vous fâche pas, écrit-il à Kestner (mars 1783).

638. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Appendice. »

Mais « la nouvelle, dites-vous, « pouvait arriver d’un moment à l’autre au camp. » Par quel moyen ? […] Loin d’être à tout moment hors de lui, il n’éclate qu’à la fin, quand il se heurté à une injure personnelle. […] — Disciple et ami du Père Lacordaire, je m’occupe en ce moment d’une notice biographique sur lui, principalement au point de vue intime et religieux. […] Je parle en ce moment de Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Vigny, etc. […] Jules Troubat, de Montpellier, qui est si près de moi en ce moment que la modestie m’empêche presque de le louer comme il conviendrait et en toute liberté.

639. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1856 » pp. 121-159

Un dîner à 35 sous, un dîner bourgeois dont le fond est la soupe et le bouilli, et qui est le dîner de la littérature dans les moments de désargentement et de panne. […] Je n’ai personne dans le moment, le petit Andral est si paresseux… Avez-vous un ami qui pourrait faire ce compte rendu ? […] Dans sa poche, il remue les clefs de tout cela, nerveusement, et il nous montre les titres de propriété pour se les remontrer, et se refaire la certitude que ce n’est point un rêve : cette certitude qu’il semble à tout moment avoir besoin de raffermir, avec la vue du testament, de l’envoi en possession. […] Ces désespérances, ces doutes, non de nous, ni de nos ambitions, mais du moment et des moyens, au lieu de nous abaisser vers les concessions, font en nous, plus entière, plus intraitable, plus hérissée, la conscience littéraire. […] Pauvre misérable fou qui, dans les moments lucides de sa folie, fait, la nuit, d’interminables promenades, pour surprendre l’étrangeté pittoresque des ténèbres dans les grandes villes.

640. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXIVe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (5e partie) » pp. 65-128

Elle se mordait par moments la lèvre inférieure avec les dents, comme quelqu’un qui comprime le cri d’une souffrance aiguë. […] Son visage reprit le calme et l’uniformité d’expression que les outrages de la multitude avaient troublés au premier moment. […] Une joie intérieure et une consolation secrète brillèrent depuis ce moment sur son visage. […] Un embarras de rue ou un raffinement de cruauté fit arrêter un moment la charrette sur la place du Palais-Royal, devant la cour de sa demeure. […] Il rêva peut-être un moment une couronne votée d’acclamation par la faveur publique.

641. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1878 » pp. 4-51

Un moment, il cause intelligemment du rôle d’Alceste dans Le Misanthrope, de l’insuffisance de Delaunay, de l’aspect sévère de Geoffroy qui, dit-il, portait la conscience du rôle. […] Après avoir vu un chacun, porteur du pamphlet, et apercevant, au moment du départ pour la chasse, un officier de vénerie, en montant à cheval, fourrer dans la poche de son habit la brochurette, Flaubert, un peu agacé, demanda à Feuillet : « Est-ce que vraiment vous trouvez du talent à Rochefort ?  […] Ce Meada, costumé à l’européenne, a une douceur charmante dans la politesse, et son teint jaune prend, par moment, un rose qui ressemble à ce joli fard carminé, dont les Japonaises des albums se rougissent les paupières. […] * * * — Il me semble que je dois bien faire mon roman des deux clowns, me trouvant en ce moment, la cervelle dans un état vague et fluide, convenant à cette œuvre, un peu en dehors d’une réalité absolue. […] Et le panneau encore une fois remis au feu et retiré mollet, l’artiste indique un tronc tortueux par un large appuiement, mais interrompu, mais cassé, et pique avec la plus grande attention, dans le vide, dans l’effacement, les petites fleurs rouges d’un cognassier du Japon, ne plaçant qu’au dernier moment la valeur noire de son dessin, la tache intense à l’encre de Chine du tronc de l’arbuste.

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