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612. (1857) Cours familier de littérature. III « XIVe entretien. Racine. — Athalie (suite) » pp. 81-159

Je n’ai pour me recommander à vous que ma jeunesse, mon isolement, et ma confiance dans votre bonté, égale à mon admiration pour votre génie. […] On sentait l’excellent cœur sous le merveilleux génie. […] Rousseau, l’Encyclopédie, la philosophie du dix-huitième siècle toute pétrie du génie des lettres. […] Racine s’était trop épuisé de génie dans ce premier acte pour se retrouver, dans le chœur, égal à lui-même. […] Il renonça pour jamais aux vers, juste vengeance d’un temps assez corrompu par le génie enflé des Espagnols, pour ne pas comprendre le génie biblique !

613. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Alphonse Daudet »

Est-ce qu’il peut, ce page de génie, capable de tourner la tête de toutes les demoiselles des Trois Cousines de la terre, devenir jamais fort et profond ? […] Le génie de Balzac ressemble au Pantagruel et au Gargantua de ce Rabelais qu’il aimait, et qu’il avait raison d’aimer, comme un fils aime son père, il a la grandeur presque monstrueuse et la puissance dévorante de ces êtres qui sont des chimères, tandis que lui, Balzac, est une réalité ! […] Car voilà l’incroyable fascination du génie de Balzac, que ce qu’il n’a pas peint nous croyons le voir, et que nous le voyons dans ce qu’il a déjà peint, — comme on voit l’avenir dans le passé, disait Leibnitz. […] Elle est moderne pour ce vieux roman perclus et vautré dans le bain de boue qu’on lui fait prendre, et qui ne le guérira pas de ses ankylosés, et c’est pour ses veines épuisées un sang nouveau à lui transfuser ; mais il faudrait une opération de génie. […] … Nous sommes assez physiologistes pour croire à la race, — à la race démontrée, d’ailleurs, par des siècles de grandeur, d’héroïsme, de génie et même de beauté.

614. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE BALZAC (La Recherche de l’Absolu.) » pp. 327-357

Au milieu de toutes ces merveilles qu’il gaspille, de ces trésors qu’il dissipe en fumée, Balthazar Claës, qui croit se mettre au courant de la science moderne en poursuivant le but mystérieux des Nicolas Flamel et des Arnauld de Villeneuve, est proclamé à tout instant homme de génie, et ses actes déréglés ou même cruels envers sa famille nous sont donnés comme la conséquence inévitable d’une intelligence supérieure en désaccord avec ce qui l’entoure. M. de Balzac, en effet, prodigue volontiers à ses personnages les termes de génie, comme il leur prodigue les trésors ; il ne laisse pas d’alternative entre le génie et tous les défauts. On rencontre fréquemment chez lui des sentences du genre de celle-ci, dans les Célibataires : « Il n’y a qu’un homme de génie ou un intrigant qui se disent : J’ai eu tort. » Et dans la Recherche de l’Absolu, dès les premiers chapitres, à propos de Claës : « Les gens d’esprit sont variables autant que des baromètres, le génie seul est essentiellement bon. » Mais il est temps de le dire, à travers toutes ces chimères de l’alchimiste et du romancier qui semblent ne faire qu’un, ce qui ressort à merveille, c’est l’insatiable espoir de l’adepte ; ce qui règne et palpite, c’est sa fièvre ardente, incurable, une fièvre d’avide crédulité. On s’impatiente de l’entendre louer pour son génie ; on le traite de fou délirant ; on accuse la faiblesse de ses proches qui ne l’ont pas fait enfermer déjà : on tremble quand on voit sa fille aînée lui obtenir, pour l’arracher à son laboratoire, une caisse de recette générale au fond de la Bretagne ; on froisse la page sous sa main, mais on y revient ; on est ému enfin, entraîné, on se penche malgré soi vers ce gouffre inassouvi. […] Je sais une femme qui a pour mari un homme de génie ou qu’elle croit tel (ce qui revient au même), et dont elle craint de n’être pas assez aimée ; cette femme a été séduite à Balzac par Mme Claës.

615. (1864) William Shakespeare « Conclusion — Livre III. L’histoire réelle — Chacun remis à sa place »

Les despotes idiots, multitude, sont la populace de la pourpre ; mais au-dessus d’eux, en dehors d’eux, à l’incommensurable distance qui sépare ce qui rayonne de ce qui croupit, il y a les despotes génies. […] Devant cette histoire, le génie lui-même, fût-il la plus haute expression de la force servie par l’intelligence, est tenu au succès continu. […] Il est temps que les génies passent devant les héros. […] Les rois possèdent, les génies conduisent ; là est la différence. […] Dynastie peu encombrante d’ailleurs que celle des génies, qui a pour royaume l’exil de Dante, pour palais le cachot de Cervantes, pour liste civile la besace d’Isaïe, pour trône le fumier de Job et pour sceptre le bâton d’Homère.

616. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ALFRED DE MUSSET. » pp. 177-201

Béranger restait aussi tout à fait en dehors ; mais il le pouvait, grâce à la maturité originale de son génie, au caractère expressément politique de sa mission, à la spécialité unique de son genre. […] Après cette suavité première, succède aussitôt la grandeur : l’entrée du jeune inconnu dans l’église, sans respect et aussi sans mépris, son attente agitée, ses pas distraits sous les voûtes sonores, contrastent avec le génie des solitudes de Dieu. […] L’orgueil, c’est la vertu, l’honneur et le génie ; C’est ce qui reste encor d’un peu beau dans la vie, La probité du pauvre et la grandeur des rois ; quand Frank avait dit cela, le chœur avait su divinement répondre : Frank, une ambition terrible te dévore. […] En s’appliquant à ces faits, pour leur imprimer le cachet de son génie, pour les tailler en diamants et les enchâsser dans un art très-ferme et très-serré, l’auteur n’a jamais songé, ce semble, à les rapporter aux conceptions générales, soit religieuses, soit politiques, dont ils n’étaient que des fragments ou des vestiges ; la vue d’ensemble ne lui sied pas ; il est trop positif pour y croire ; il croit au fait bien défini, bien circonstancié, poursuivi jusqu’au bout dans sa spécialité de passion et dans son expression matérielle ; le reste lui paraît fumée et nuage. […] Son talent d’observation et son génie de peintre y triomphent dans le choc violent des événements et l’originalité des caractères.

617. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre VIII. La question de gout ce qui reste en dehors de la science » pp. 84-103

Pour peu qu’on suive le développement de la poésie lyrique depuis le temps de Ronsard jusqu’à nos jours, on verra clairement qu’un genre, autant et plus que le génie d’un individu, passe par des phases d’éclat, de déclin, de renaissance, etc. […] On s’est moqué des génies incompris ; mais on a pu dire aussi26 : « Le génie, c’est le talent d’un homme mort ». […] Comme le disait Lamartine27  : « Chaque époque adopte et rajeunit tour à tour quelqu’un de ces génies immortels qui sont toujours ainsi des hommes de circonstance ; elle s’y réfléchit elle-même ; elle y retrouve sa propre image et trahit ainsi sa nature par ses prédilections. » Comment se fier à une mobilité aussi intéressée ? […] Guyau a dit quelque part31 : « Le génie est caractérisé, soit par le développement extraordinairement intense et extraordinairement harmonieux de toutes les facultés, soit par le développement extraordinairement intense d’une faculté spéciale ; tantôt enfin par une harmonie extraordinaire entre des facultés suffisamment intenses. En un mot, le génie complet est puissance et harmonie, le génie partiel est ou puissance ou harmonie.  » La formule à laquelle nous aboutissons dit la même chose en termes plus précis.

618. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Fontenelle, par M. Flourens. (1 vol. in-18. — 1847.) » pp. 314-335

Déjà, dans Thomas Corneille, ces qualités secondaires et purement spirituelles de son illustre frère se montraient plus ouvertement et, pour ainsi dire, sur le premier plan, n’étant plus tenues en bride et comme ramassées à l’ombre du génie ; mais, chez Thomas, il s’y mêlait encore de la verve et du feu de poésie. […] Cette conclusion positive, qui vient couronner si singulièrement l’hommage rendu au plus grand génie scientifique moderne, n’étonnera point ceux qui ont noté dans les Lettres du chevalier d’Her… toutes les supputations et comparaisons financières que Fontenelle, jeune, apportait et prodiguait jusqu’en matière d’amour et de sentiment. […] « En vérité, je crois toujours de plus en plus, dit-il, qu’il y a un certain génie qui n’a point encore été hors de notre Europe, ou qui, du moins, ne s’en est pas beaucoup éloigné. » Ce génie européen, qui est proprement celui de la méthode, de la justesse et de l’analyse, et qui, selon lui, s’étend à tous les ordres de sujets, il croit que c’est à Descartes surtout que nous en devons la découverte et l’usage ; mais il s’agit de le mieux appliquer encore qu’il ne l’a fait. […] Fontenelle, qui marque mieux que toute définition (comme l’a si bien dit Fontanes) la limite de l’esprit et du génie ; et Diderot, une espèce de génie extravasé et en ébullition, qui ne peut se contenir à une limite ; l’un qui ouvre discrètement le siècle, et qui retient dans sa main à demi fermée plus de vérités qu’il n’en laisse sortir, qui semble dire chut ! […] Sur Fontenelle, ma conclusion sera précise : c’est que par sa tenue, par sa longévité, par sa multiplicité d’aptitudes et d’emplois, avec ce composé de qualités rares et de défauts qui ont fini par assaisonner ses qualités, il n’a point son pareil, qu’il demeure hors ligne, au-dessous des génies, dans la classe des esprits infiniment distingués, et qu’il se présente, dans l’histoire naturelle littéraire, à titre d’individu singulier et unique de son espèce.

619. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Essai sur Amyot, par M. A. de Blignières. (1 vol. — 1851.) » pp. 450-470

Ce simple traducteur de Plutarque s’est acquis la gloire personnelle la plus enviable ; on le traite comme un génie naturel et original. […] On trouverait pourtant chez Amyot, parlant en son nom, quelques pages d’une éloquence douce et de vieillard ; mais sa force, son talent est ailleurs : il n’a son génie propre que quand il est porté par un autre et quand il traduit ; il n’est original et tout à fait à l’aise que quand il vogue dans le plein courant de pensée de l’un de ses auteurs favoris. […] Avec un génie qui, certes, était inférieur à bien des égards à celui de Ronsard, il a fait tout autrement que lui, il s’est proposé tout le contraire, et, prosateur de plus en plus accueilli, il a mérité de la postérité toute la faveur qu’elle retirait au malencontreux poète. […] J’admets volontiers qu’Amyot, tout instruit qu’il était, n’ait toutefois été que ce qu’on peut appeler un grand humaniste, un Rollin ayant le génie du style. […] Or, Amyot est un Rollin plus fort, venu cent cinquante ans auparavant, qui a eu l’initiative dans son genre, qui a le premier donné l’exemple d’une grande traduction d’après le grec en français, et qui a eu le génie de la diction toutes les fois que la pensée d’un ancien lui a souri.

620. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre VII. Mme de Gasparin »

À ses défauts et aux faiblesses de son livre, on la reconnaîtrait pour telle encore, car elle y manque de ce qui manque à toutes les femmes, même à celles que le monde, toujours un peu séduit quand il s’agit de femmes, appelle galamment des génies, je veux dire de force constructive et de grande originalité. […] Protestante encore, comme, à plus d’un accord, son livre le révèle, mais catholique d’âme, catholique d’essence, faite pour venir à nous un Jour, et si elle n’y vient pas, digne d’être de nous éternellement regrettée, elle a comme perdu sa personnalité de femme dans la profondeur de sa foi religieuse, et elle y a trouvé plus qu’elle ne pouvait y laisser, car l’ombre de Dieu sur notre pensée, vaut mieux que notre pensée, fût-elle du génie. […] Vous n’y trouverez que ce sujet où il s’en va du tout, disait cet imbécile de Pascal, et qui n’est pour les nombreux hommes de génie de ce temps-ci qu’une assez piètre rêverie. […] La vision de la simple femme doit, à ce qu’il semble, étancher mieux que la création du génie, la soif dévorante de connaître, qui prend la créature raisonnable et immortelle devant le mur de son tombeau ! […] L’âme d’une femme, inférieure à la sienne par ce qu’on appelle le génie, peut bien avoir sur l’âme du Dante la supériorité de la douleur et de l’amour.

621. (1914) Enquête : L’Académie française (Les Marges)

Car elle préférera toujours la bonne tenue et la moralité au talent et même au génie. […] Je ne sais si elle est un salon où l’on cause, mais il y règne certainement cet esprit de « bonne société » qui répugne à toute nouveauté et qui craint les trop grands éclats du génie. […] Par surprise, il y peut pénétrer quelques croquants de génie, mais ’exception confirme la règle une fois encore. […] Richelieu eut au génie ; ce dont il fut châtié en la personne de M.  […] « Par surprise, il peut pénétrer là quelque croquant de génie, mais l’exception confirme la règle » déclare Rachilde.

622. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Oscar Wilde à Paris » pp. 125-145

C’était son hommage au Génie. […] Le génie a ses droits imprescriptibles. […] Je m’y emploie par délassement et pour me prouver, comme votre Baudelaire le faisait avec plus de génie, que je ne suis pas inférieur à mes contemporains que je méprise. […] Voilà pourquoi ces deux génies, si distants l’un de l’autre, si dissemblables, si divers d’essence et de tendance, se sont rencontrés néanmoins dans leur méthode divergente, sur un point d’exercice, et ont communié dans la religion du dandysme. […] Il sentait la nécessité de l’expiation. « Il fallait que cela fût », avouait-il, en sortant de la geôle où son génie s’est épuré.

623. (1888) La critique scientifique « La critique scientifique — Analyse psychologique »

Il convient de rappeler à ce propos que les analyses esthopsychologiques que nous recommandons, seront appelées à trancher la question pendante des rapports de la folie avec le génie. […] (NdE)], dans sa Psychologie morbide, admet que le génie résulte d’une prédisposition maladive qui évolue d’habitude vers la folie. […] Le talent serait une surexcitation partielle et morbide ou générale et normale, mais faible, des fonctions psychiques ; le génie une surexcitation générale extrême, avec maintien d’un équilibre parfait. […] Lombroso [Cesare Lombroso (1835-1909), aliéniste, grande figure de l’école criminologique italienne, tenant d’une sociobiologie radicale aboutissant à la théorie du « criminel-né », venait de voir publier son Homme de génie (1877) en version française (Alcan, 1889). […] Concernant cette question des rapports entre génie et folie, au moins aussi vieille que le Problème XXX, 1 d’Aristote, Hennequin, comme on le voit, fait partie ici des détracteurs de la théorie biologisante.

624. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre V. Indices et germes d’un art nouveau — Chapitre II. Signes de la prochaine transformation »

Et cependant trente ans encore s’écouleront après Paul et Virginie (1787) ; une grande intelligence et un génie supérieur, Mme de Staël et Chateaubriand, se dépenseront sans que l’on aperçoive encore le port où l’on paraissait toucher. […] Ceux qui méprisent l’homme, ceux qui contestent la doctrine, ceux que Rousseau enfièvre, tous sont unanimes à répéter avec Mirabeau : « Voltaire fut au théâtre un génie de premier ordre, dans tous ses vers un grand poète ». […] Voltaire mort et devenu l’intangible idéal, l’abbé Delille représenta la plus haute forme du génie poétique que le public fût capable de concevoir. […] Jamais génie ne fit un plus triste naufrage que le bon Ducis612. […] Ducis avait du génie, l’âme haute, l’esprit large : et voilà où le respect du public, l’observance des règles, les scrupules de style l’ont mené.

625. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre V. Les esprits et les masses »

C’est ce que, de tout temps, ont fait les génies. […] En haut les génies. […] Nul ne peut prévoir la quantité de lumière qui se dégagera de la mise en communication du peuple avec les génies. […] À qui sont les génies, si ce n’est à toi, peuple ? […] Les génies sortent de toi, foule mystérieuse.

626. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre IV. Des changements survenus dans notre manière d’apprécier et de juger notre littérature nationale » pp. 86-105

N’entendez-vous pas déjà répéter de tous les côtés, et jusque dans nos chaires publiques, que nos grands écrivains du siècle de Louis XIV ne furent pas à leur aise dans les institutions de leur temps, que leur génie a manqué d’indépendance et de liberté, qu’ils ont imposé à la langue et à la littérature nationale des entraves dont elles gémissent, qu’ils nous ont mis à l’étroit dans leurs pensées trop circonscrites ? […] Nous ne connaissions point jusqu’à présent de genre classique ; nous appelions auteurs classiques ceux qui ont fixé la langue, et qui font autorisé sous ce rapport ; ensuite, par extension, nous donnions encore le nom de classiques aux auteurs qui sont restés fidèles au génie de la langue et à toutes les convenances de notre littérature nationale. […] Lorsque l’homme doué de génie prenait cette lyre d’or que lui avait donnée le ciel, il en tirait des sons qui lui étaient inconnus à lui-même ; et il n’y avait alors que ces sons divins qui eussent reçu le pouvoir d’adoucir les mœurs, d’élever les sentiments, d’agrandir les facultés. […] Lisez Pindare, même dans la langue harmonieuse qui lui inspira ses beaux vers ; vous n’aurez rien fait encore, si vous n’êtes pas entré dans le génie de cette inspiration. […] Sans doute, dans tous les ouvrages de Bossuet, l’esprit resterait étonné par un style vif, énergique et pittoresque ; par la grandeur des images et la hardiesse des figures ; par ce quelque chose de rude et de heurté d’un fier génie pour qui la faible langue des hommes est une condescendance de la pensée, car le feu de sa pensée, à lui, s’allume dans une sphère plus élevée.

627. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « L’empire russe depuis le congrès de vienne »

Mystérieuse et impénétrable puissance, protégée par son climat et aussi par deux Génies au doigt sur la bouche, comme le Silence antique, — le Génie de la police et celui de la diplomatie, — la mystique et schismatique Russie, que Ballanche appellerait l’Isis des peuples, et dont le glaive va lever le voile, est plus grande encore par l’opinion qu’on a d’elle que par tout ce qui fait en réalité les forces vives et cohérentes d’un pays. […] L’aristocratie de Saint-Pétersbourg, qui s’est faite européenne aussi pour des motifs moins élevés que ceux du czar Pierre, cette aristocratie qui n’est pas plus Russe que Catherine, qui était Allemande, qu’Alexandre et Nicolas eux-mêmes, lesquels, à travers la langue officielle de leurs ukases, apparaissent comme des princes fort distingués, mais entièrement européens de mœurs, de connaissances et de génie ; l’aristocratie de Saint-Pétersbourg n’est pas plus une société que des régiments de Cosaques ne sont un peuple. […] Mais être l’Hamilton du chevalier de Grammont, c’est plus difficile ; car le génie, comme la conscience, c’est la perle divine qu’on trouve au fond de la coquille d’huître de l’humanité, et que tous les monteurs de pierres fausses ne pourront imiter jamais ! […] On peut donc affirmer, sans même toucher à l’amour-propre de ces messieurs, que la Russie, « le fruit pourri avant d’être mûr » de Diderot, — éclair de bon sens qui avait passé dans son génie à travers les fumées grisantes du moka de Catherine II, — n’a pas encore un grand artiste, un grand poète, un grand penseur, un homme, enfin, qui se soit une seule fois servi en maître d’une langue que de Maistre (qui s’y connaissait) comparait à celle d’Homère, et qui pourrait devenir un des plus merveilleux instruments dont l’imagination des hommes put jouer.

628. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le capitaine d’Arpentigny »

Lavater était presque un génie ; il est venu le premier. […] Que ce soient les lignes de la face, ou les protubérances du crâne, ou la conformation de la main dont il soit question pour expliquer l’homme, son génie, son caractère, sa nature et sa destinée, c’est toujours la même induction physiologique que l’on fait, c’est le même procédé qu’on emploie, c’est la même idée qu’on affirme. […] Le comte d’Espagne, qui la commandait, avouait que cette canaille, tout à la fois ardente et faible, féroce et lâche, ne pouvait être redoutable à l’ennemi que par ses rapines et son génie picaresque et bohémien. […] Voués à la guerre et au mouvement par l’organisation que leur transmirent les gens de main et les héros d’audace accourus à la voix du nourrisson de la louve d’airain, les Romains reçurent en partage le génie des arts nécessaires aux hommes d’action. […] Mieux organisé, il aurait été plus heureux, mais il eût eu moins de génie ; le charme de son talent procédait de la souffrance.

629. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le comte Gaston de Raousset-Boulbon »

L’homme est tellement fait pour le deuil, la tristesse, le désastre ; sa destinée est si bien l’inachèvement en toutes choses, que les grands efforts, les grands caractères, le génie, répandus en pure perte sur cette terre qui boit tout indifféremment, le sang et les larmes, nous prennent le cœur bien plus que le succès, les résultats éclatants, les fortunes ! […] Ils auraient pourtant l’un et l’autre mis au jeu autant de génie, autant de sang-froid, autant d’audace, autant de foi en eux qu’ils en mirent ; mais ils auraient perdu ! […] Quoique poète, comme nous allons le voir, quoique ayant à un degré éminent les qualités qui doivent un jour produire l’écrivain, il n’avait pas, il n’eut jamais l’inquiétude du xixe  siècle, le vague à l’âme des Obermann et des René, ces génies idiots de caractère, qui ont une tête, mais pas de cœur, mais pas de mains, et qui finissent par mourir d’une hypertrophie de rêveries ! […] « Elles font le génie », disait un grand génie, qui s’est donné un démenti à lui-même en étant plus grand dans la défaite que dans la victoire.

630. (1874) Premiers lundis. Tome I « Diderot : Mémoires, correspondance et ouvrages inédits — I »

Il y a dans Werther un passage qui m’a toujours frappé par son admirable justesse : Werther compare l’homme de génie qui passe au milieu de son siècle, à un fleuve abondant, rapide, aux crues inégales, aux ondes parfois débordées ; sur chaque rive se trouvent d’honnêtes propriétaires, gens de prudence et de bon sens, qui, soigneux de leurs jardins potagers ou de leurs plates-bandes de tulipes, craignent toujours que le fleuve ne déborde au temps des grandes eaux et ne détruise leur petit bien-être ; ils s’entendent donc pour lui pratiquer des saignées à droite et à gauche, pour lui creuser des fossés, des rigoles ; et les plus habiles profitent même de ces eaux détournées pour arroser leur héritage, et s’en font des viviers et des étangs à leur fantaisie. Cette sorte de conjuration instinctive et intéressée de tous les hommes de bon sens et d’esprit contre l’homme d’un génie supérieur n’apparaît peut-être dans aucun cas particulier avec plus d’évidence que dans les relations de Diderot avec ses contemporains. […] La gêne et le besoin, une singulière facilité de caractère, une excessive prodigalité de vie et de conversation, la camaraderie encyclopédique et philosophique, tout cela soutira continuellement le plus métaphysicien et le plus artiste des génies de cette époque. […] Sa vie se passa de la sorte, à penser d’abord, à penser surtout et toujours, puis à parler de ses pensées, à les écrire à ses amis, à ses maîtresses ; à les jeter dans des articles de journal, dans des articles d’encyclopédie, dans des romans imparfaits, dans des notes, dans des mémoires sur des points spéciaux ; lui, le génie le plus synthétique de son siècle, il ne laissa pas de monument.

631. (1874) Premiers lundis. Tome II « Loève-Veimars. Le Népenthès, contes, nouvelles et critiques »

Je crois pouvoir affirmer que tout écrivain qui a ce qu’on appelle du succès, c’est-à-dire, qui réunit des lecteurs autour de son œuvre ; que tout homme qui est assez heureux, assez malheureux veux-je dire, pour être en butte à l’admiration, aux éloges, à la haine et aux critiques, n’a pas un moment laissé reposer sa plume sur ses compositions… Dans mon enfance on m’a montré, comme un glorieux témoignage du génie de Bernardin de Saint-Pierre, la première page de Paul et Virginie, écrite quatorze fois de sa main. […] Sachant bien plusieurs langues, rompu aux littératures étrangères dont, le premier, il a produit parmi nous de fantastiques chefs-d’œuvre, habile à se souvenir et à démasquer les larcins, s’inspirant lui-même de ses lectures et l’avouant, laborieux au logis, ingénieux et facile à tout dire, propre à tout, ne se faisant guère d’illusion, croyant peu, capable d’admirer le passé, quoique d’une érudition trop spirituelle pour être constamment révérente, et avec cela toujours maître de sa plume, l’arrêtant, la dirigeant à volonté, un peu recherché et joli par endroits, comme quand l’esprit domine, il a gardé quelque chose de très français à travers son premier bagage d’outre-Rhin et a aiguisé sa finesse au milieu des génies allemands qui avaient ou n’avaient pas de fil : qu’on se souvienne en effet qu’il a passé par Vandervelde avant de donner la main à M.  […] Loève-Veimars entre autres choses, c’est qu’il sait à merveille la langue, qu’il en observe les tours, le mouvement, le génie ; qu’il l’a étudiée dans ses différentes phases, dans ses sources larges et volontiers secrètes, dans ses curiosités et jusqu’en ses coquetteries légitimes. […] puisque j’en suis sur les conjectures hasardées après coup sur le génie de Racine, n’ai-je pas prétendu quelque part qu’il était bien plus propre à l’élégie, au lyrique, qu’au dramatique, et qu’en d’autres circonstances il se fût aisément passé du théâtre pour s’adonner à la poésie méditative et personnelle !

632. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Les Philippiques de la Grange-Chancel »

… La Grange-Chancel fut le génie d’une heure et le Juvénal d’un moment. […] Ces Philippiques 36 effroyables, ces furies lyriques, insinuées d’abord dans l’opinion comme un secret, puis y détonant comme une indiscrétion, n’étaient pas d’un pauvre poète obscur, plein de courage et de génie, qui aurait eu le temps de mourir de faim avant qu’on eût entendu s’élever sur sa lyre la voix divine de la justice. […] assez encore à la charge du Régent et de son époque pour justifier la satire de La Grange-Chancel, s’il avait eu du génie, et pour résister à la critique allégeante de de Lescure, aurait-il eu, lui, dix fois plus de talent qu’il n’en a montré ! […] La Grange-Chancel n’avait pas de génie et fut le contraire d’un grand poète.

633. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Paul Bourget »

Qui ne sait que la plus triste et la plus basse réaction s’est faite contre lord Byron, contre son génie et sa gloire ? […] Eh bien, Théophile Gautier a été un des premiers à protester contre le génie de lord Byron ! […] Dans ce recueil, où tout, malgré le titre qu’il porte, n’est pas cependant le génie cruel de l’anxiété dans la vie, ce malheur avant le malheur et qui nous gâte jusqu’à l’espérance, il y a (il faut bien l’avouer) çà et là, comment dirai-je bien ? […] Lisez ces vers à Léon Cladel dans lesquels il les a proclamés, ces privilèges immortels que nous ne déposerons pas, nous, sur l’autel de la Démocratie, et que la Démocratie veut nous enlever, comme elle nous a enlevé les autres, pour en blasonner tous les va-nu-pieds et tous les couche-tout-nus du monde moderne et les élever au-dessus de nous, — au-dessus de tout ce qui est esprit et génie, — sur le pavois de la pitié !

634. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « J.-J. Ampère ; A. Regnault ; Édouard Salvador »

Mais, professeur, académicien et fils d’un homme de génie : trois bénéfices et presque trois canonicats ! […] Il y a deux grandes classes de voyageurs en ce monde, et qui dominent, en les séparant, tous les genres et sous-genres, que Sterne, avec le génie des nuances humaines qui était le sien, a énumérées dans sa charmante et célèbre préface. […] Et s’il n’y avait dans cette idée que l’influence d’un patriotisme exalté, nous ne relèverions pas une telle illusion ; nous la laisserions tomber d’elle-même… Mais le livre n’est, au fond, que l’expression éloquente, et par conséquent dangereuse, de cette forte tendance que Bonald, avec son génie positif, condamnait déjà il y a une trentaine d’années22, et qui consiste à sacrifier la France interne et agricole à la France externe et commerçante. À travers l’histoire, très variée et très piquante, de Marseille et des Échelles du Levant comme l’a écrite Édouard Salvador, on reconnaît cette préoccupation de notre âge qui prend, selon nous, notre pays à rebours de son instinct et de son génie.

635. (1854) Causeries littéraires pp. 1-353

La plus cruelle mort est celle du génie. […] Suivez leur marche à travers ces pays qu’inquiète le génie de l’un et que rassure le génie de l’autre. […] où est le garde-fou de ce génie ? […] Cette fois, le noble aide de camp et son spirituel confident durent faire des réflexions douloureuses sur tout ce que le génie du despotisme peut souffler de mauvais conseils au despotisme du génie. […] Et ces familiarités charmantes de la royauté du génie avec le génie de la royauté !

636. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — D — Dupont, Pierre (1821-1870) »

Pierre Dupont, qui le sera un jour, n’est encore que populaire… Mais il est venu à son heure ; et en rendant, je le répète, la chanson plus humaine, il a fait œuvre de génie. […] Il avait un génie rustique qui s’accordait mal avec la vie bruyante des villes. […] Nous l’aimons parce qu’il triompha de Belzébuth et du sombre génie de la haine

637. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Charles Barbara » pp. 183-188

Il l’a pris comme tant de romancier sont pris l’amour ; — comme Godwin, ce viril génie, a pris l’ambition dans Caleb William. […] Il porte dans les précautions de son existence le génie de la prudence la plus consommée. […] L’idée qu’a eue Barbara, je n’hésite pas à l’appeler une idée de génie.

638. (1928) Quelques témoignages : hommes et idées. Tome I

Ses financiers, un du Tillet, un Nucingen, ont trop de génie. […] Tant il est vrai que tous les génies s’apparentent par une discipline identique. […] Elle est nécessaire pour comprendre comment procédait le génie de Pasteur. […] Trop luxuriant. — L’inquiétude de son génie. […] Au nom de quoi la pensée, si le génie de Leibnitz aboutit à la niaiserie de Pangloss ?

639. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIe entretien. Molière et Shakespeare »

Ce n’est pas la politique qui enfante le génie, c’est la nature. […] Ces deux génies, Homère et Shakespeare, ferment les deux premières portes de la barbarie, la porte antique et la porte gothique. […] Je ne vois que lui dont l’existence m’inspire de la crainte : il intimide mon génie, comme César, dit-on, celui de Marc-Antoine. […] C’est la plus magnifique analyse de l’ambition qui ait jamais été tracée par un génie humain. […] La bonté est le génie de l’amitié.

640. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — S — Signoret, Emmanuel (1872-1900) »

La plupart des bons poètes symbolistes, et non des moindres, avaient enfermé leur rêve et leur inspiration en une certaine quantité d’images limitées autour desquelles leur génie broda de radieuses et superbes variations. […] Signoret, lui, arrive et, sans se soucier des insanités qui purent contaminer la beauté des choses, il chante, les bois, les eaux, les nuages, les roses, toutes banales vérités qui ont cependant la sublimité éternelle de Dieu et qui sont les prototypes primitifs des fortes œuvres des hauts génies, depuis Virgile jusqu’au vicomte de Chateaubriand et au divin vieux maître Camille Corot. […] Un long séjour à Aix-en-Provence, où il fit ses études, et de nombreux voyages en Italie (de 1896 à 1899) entretinrent en lui une exaltation qui, jusqu’à ce jour, ne s’est pas contenue et forme en quelque sorte le caractère de son talent — de son génie, écrirait-il.

641. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Sophocle, et Euripide. » pp. 12-19

Peut-être, sans ce secours, leur génie ne se fut-il jamais développé. […] Sophocle enfin, donnant l’essor à son génie, Accrut encor la pompe, augmenta l’harmonie. […] Au milieu de ces animosités, de ces violences dont toute la ville d’Athènes étoit témoin, & dont les amateurs gémissoient, on voyoit souvent éclore des pièces nouvelles de la part de ces deux grands génies.

642. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Hallé » pp. 71-73

Cette rapetissée et petite paix laisse tomber d’une corne d’abondance, des fleurs, sur quelques génies des sciences et des arts, et sur leurs attributs. […] Génies d’un verd jaunâtre. […] Et ces marmots à physionomie commune, mal groupés, mal dessinés, vous les appellez des génies ; ah Mr Hallé !

643. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVIe entretien. La passion désintéressée du beau dans la littérature et dans l’art. Phidias, par Louis de Ronchaud (1re partie) » pp. 177-240

Pygmalion, en effet, dont on a fait le symbole de l’amour profane, n’est que le symbole du génie ; il n’adore pas seulement le beau, il le crée. Louis de Ronchaud est un Pygmalion sauvage qui n’adore pas son propre ouvrage, mais l’ouvrage du génie humain dans toute l’antiquité artiste à Athènes, et dans toute la renaissance chrétienne à Rome. […] C’est un même nom : ceux qui aiment ; ceux qui aiment sans intérêt ce qui mérite le plus d’être aimé ici-bas, le bien, le beau, la vertu, le génie, le rayon divin transperçant à travers toutes choses humaines, âme ou marbre ! […] XXXVII Il n’y a rien de plus grand que l’admiration ; elle est plus grande même que le génie, car elle est le génie désintéressé de soi-même, l’amour pour l’amour, le quiétisme de Fénelon, la charité parfaite transportée du christianisme dans l’art, le beau pour le beau. […] Le génie de Phidias, qui l’avait bâtie et meublée du céleste mobilier de l’Olympe, nous protégeait seul et devait seul ressusciter cette Athènes toute cadavéreuse à nos pieds ; car, il ne faut pas s’y tromper, c’est Phidias qui a ressuscité la Grèce ; ce sont ses ouvrages que l’Europe a voulu délivrer des Turcs ; la Grèce, pour elle, ne fut qu’un musée captif.

644. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Conclusion »

Il n’y a pas, pour l’esprit de parti, de méchant écrivain qui ne soit bon, ni de bon écrivain qui ne soit un homme de génie, ni de vieillard qui baisse ; la dernière homélie de l’archevêque de Grenade est la meilleure. […] Cette idée, c’est que l’isolement est la condition du génie, et que la poésie doit se voiler aux regards vulgaires. […] Raconter, peindre, c’est tout le génie d’Augustin Thierry. […] Elle s’est fait un idéal de l’esprit humain dans les livres ; elle s’en est fait un du génie particulier de la France, un autre de sa langue ; elle met chaque auteur et chaque livre en regard de ce triple idéal. […] Là est la force du génie français, et la valeur de chaque esprit sera toujours proportionnée à la part qu’il aura reçue de la nourriture commune147.

645. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 24-41

Non seulement un Poëme didactique n’offre point de difficultés insurmontables dans la nôtre, mais encore il est très-peu de sujets qui puissent arrêter un Auteur né avec le génie propre à fournir cette carriere. […] Faites un Poëme sur la Peinture, l’Agriculture, la Déclamation, l’Art de la Chasse, l’Art de la Guerre, &c. ; ayez un génie vraiment poétique, & vous saurez ennoblir chaque terme pour exprimer chaque objet ; & vous traiterez les choses les plus difficiles d’une maniere aussi claire que poétique. Voyez le beau morceau du Poëme de la Religion, sur la formation des fleuves & des rivieres : vous y trouverez une description des plus pompeuses, des plus nettes, sans que les difficultés aient pu ralentir la marche du Génie qui les a subjuguées. […] Racine, celui de tous nos Poëtes, qui, après son pere, a le mieux connu le mécanisme de notre Langue, se fût abandonné à son génie, dans le Poëme de la Grace, au lieu de s’engager dans des discussions déplacées, cet Ouvrage eût été un nouveau modele de Poésie didactique, & la réponse la plus complette à toutes les objections contre ce genre de Poésie.

646. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Charles Monselet »

Le ramasseur d’oubliés et de dédaignés, ensevelis pêle-mêle dans l’ombre des vieux murs en ruines de l’Histoire, et qui les prend dans son tombereau, a bien senti qu’il ne pouvait traiter le Génie et la Gloire comme l’infortune des petits talents malheureux. Digne par la proportion de son modèle, le portrait de Chateaubriand a donc été une toile à l’huile parmi les aquarelles de Monselet, et si vous ôtez quelques taches de goût, grandes comme des mouchetures sur une glace limpide13, vous avez là une pure et lumineuse peinture d’histoire littéraire dans laquelle le Monselet du xviiie  siècle n’a eu absolument rien à faire ni rien à voir… On sait si le génie de Chateaubriand, à part même son christianisme, fut antipathique au xviiie  siècle, et aujourd’hui que le xviiie  siècle, mal mort, voudrait recommencer de vivre, Chateaubriand, moqué par Morellet et Chénier, a retrouvé dernièrement un nouveau Morellet dans Stendhal. […] tous les Pauvres en littérature ont jeté, depuis quelque temps, à ce noble génie, abondant et luxueux, de Chateaubriand, un mépris sous lequel se cachent hypocritement toutes les bassesses de l’Envie. […] ce sentiment ne s’est pas épuisé dans le portrait de Chateaubriand, où il semblait comme une heureuse contagion de son génie.

647. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Marie-Antoinette » pp. 171-184

Dans la Marie-Antoinette d’avant l’échafaud, d’avant la prison, et même d’avant la calomnie ; dans la Marie-Antoinette de la jeunesse et du bonheur, dans celle-là que Prudhon aurait peinte, que Goujon et Canova auraient sculptée ; dans cette idéale reine aux cheveux d’or, pour qui non-seulement un diadème pesait trop, mais une simple guirlande ; dans celle-là, enfin, la Marie-Antoinette à la robe de linon qui semblait ressortir plus particulièrement de leur art, à ces historiens de la Vie, il y avait une femme qu’ils ont oubliée, un génie de femme qu’ils auraient dû dégager et qu’ils n’ont pas vu, comme s’il était dans le destin de la divine Malheureuse d’être méconnue par l’Histoire autant qu’elle avait été calomniée. Eh bien, c’est cette femme et c’est ce génie que nous demanderons la permission d’indiquer ! […] Plus fine que tous ces Français, cette Allemande, qui semblait naïve quand elle faisait dire à ce vieux campagnard de génie, Mirabeau l’Ancien, père de Mirabeau le Superbe, quand elle lui faisait dire, dans son style magnifiquement bourru : « Je me suis dit que Louis XIV serait un peu étonné s’il voyait la femme de son arrière-successeur en habit de paysanne et tablier, sans suite, ni page, ni personne, courant le palais et les terrasses, demandant au premier polisson de lui donner la main, que celui-ci lui prête seulement jusqu’au bas de l’escalier. […] » Il fallait, en effet, dans ce temps-là, d’autres soins que ceux du temps de Louis XIV ; mais il n’y voyait goutte, malgré tout son génie, le vieux Mirabeau !

648. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XII. Marie-Antoinette, par MM. Jules et Edmond de Goncourt » pp. 283-295

Dans la Marie-Antoinette d’avant l’échafaud, d’avant la prison, et même d’avant la calomnie ; dans la Marie-Antoinette de la jeunesse et du bonheur, dans celle-là que Prudhon aurait peinte, que Goujon et Canova auraient sculptée ; dans cette idéale reine aux cheveux d’or, pour qui non seulement un diadème pesait trop, mais une simple guirlande ; dans celle-là, enfin, la Marie-Antoinette à la robe de linon, qui semblait ressortir plus particulièrement de leur art, à ces historiens de la Vie, il y avait une femme qu’ils ont oubliée, un génie de femme, qu’ils auraient dû dégager, et qu’ils n’ont pas vu, comme s’il était dans le destin de la divine Malheureuse d’être méconnue par l’histoire, autant qu’elle avait été calomniée ! […] c’est cette femme et c’est ce génie que nous demanderons la permission d’indiquer. […] Plus fine que tous ces Français, cette Allemande, qui semblait naïve quand elle faisait dire à ce vieux campagnard de génie, Mirabeau l’Ancien, père de Mirabeau le Superbe, quand elle lui faisait dire dans son style, magnifiquement bourru : « Je me suis dit que Louis XIV serait un peu étonné, s’il voyait la femme de son arrière-successeur en habit de paysanne et tablier, sans suite, ni page, ni personne, courant le palais et les terrasses, demandant au premier polisson de lui donner la main, que celui-ci lui prête seulement jusqu’au bas de l’escalier. […] » Il fallait, en effet, dans ce temps-là, d’autres soins que ceux du temps de Louis XIV ; mais il n’y voyait goutte, malgré tout son génie, le vieux Mirabeau !

649. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Le docteur Revelière » pp. 381-394

Joseph de Maistre et Bonald ont péri, avec tout leur génie, à dire les mêmes choses que cet esprit de leur famille, qui prouve la même vérité qu’eux sous des formes qui lui appartiennent ; car la Vérité, qui est infinie, a trente-six mille côtés par lesquels on peut la prendre et la montrer aux hommes, et elle n’en est pas moins la Vérité, une et souveraine. […] … Eux, ses aînés, étaient morts dans leur influence sur les hommes, que ces ruines dont ils avaient prédit et calculé la chute leur pendaient encore sur la tête ; mais pour ce cadet attardé de leur génie, c’est avant que sa tombe, à lui, fût ouverte, qu’elles avaient entièrement croulé. […] II Leur cadet, il ne l’est pas que dans le temps ; il l’est aussi dans le génie. Nul, dans l’histoire de la pensée de ces cent cinquante dernières années, ne saurait être comparé à ces deux hommes, de Maistre et Bonald, pas même Burke, le bouillonnant et vaste Burke, qui eut un jour quelque chose de leur esprit prophétique quand il jugea, seul de toute l’Angleterre, un instant affolée de la Révolution française, les délirants débuts de cette Révolution… Philosophes chez qui, heureusement pour elle, l’Histoire dominait la Philosophie, le comte de Maistre et le vicomte de Bonald, ces observateurs qui avaient des griffes dans le regard et appréhendaient le fond des choses, quand ils en regardaient seulement la surface, de Maistre et Bonald, ces Dioscures du même ciel et du même religieux génie, sont d’une supériorité si haute et si éclatante qu’aucun esprit ne peut être placé à leur niveau, ni pour l’élévation, ni pour la lumière !

650. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Camille Desmoulins » pp. 31-44

Quand, enfant affolé de l’insurrection, il se nomma lui-même procureur général de la hideuse lanterne, puis tout à coup se cabra de peur devant l’incendie qu’il avait allumé avec son falot, comme le petit polisson du coin d’un bois qui l’incendie avec une allumette et qui se sauve ; quand, toujours gamin, mais gamin tremblant pour le coup, — car le génie de Camille Desmoulins est voué autant à la peur qu’aux larmes, — il se laisse corriger ses épreuves du Vieux Cordelier, comme un devoir, par le terrible Robespierre ; quand tout à coup il fait volte-face contre son ancien ami Brissot, qu’il avait tant vanté, et, girouette lasse de tourner dans du sang, ne veut pas en avoir tant au pied, c’est éternellement et partout sa sensibilité que MΜ.  […] Génie littéraire dépaysé dans une révolution populaire, mais dont il partagea l’ivresse, il eut en puissance et souvent en acte tous les vices de ce genre de génie qui mène les âmes faibles bien vite aux corruptions et les esprits les plus brillants au ridicule. […] » disait-il, ce génie du journalisme, à ses heures Trissotin.

651. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Barthélemy Saint-Hilaire »

Il y a, enfin, dans le Mahomet retrouvé d’aujourd’hui, un homme de génie qui croit à son génie, et ce génie, le plus grand de tous aux yeux d’un monde qu’il sauve, s’appelle le génie religieux.

652. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Armand Hayem »

C’est l’Esprit des lois, mais à la renverse, et pour lequel il faudrait au moins un génie égal en sagacité au génie de Montesquieu, attendu qu’il est assurément plus facile de discerner l’esprit des lois, qui les a faites, que l’esprit qui trouble ces lois, qui les méconnaît et qui les rejette ! […] Elles ont donné des systèmes d’un jour dont aucun s’est resté debout, et des hommes de génie parfaitement inutiles à la vérité. Aujourd’hui, les métaphysiques ambiantes n’ont plus d’hommes de génie créateurs, et tous les systèmes se résolvent dans un scepticisme qui est la vaporisation de tous les systèmes consumés… Il n’y a plus de charbon… Nous n’avons plus que le doute des Renan pour nous sauver du néant des Schopenhauer.

653. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Émile Augier, Louis Bouilhet, Reboul »

On y cherche en vain l’homme spontané et fruste qu’on y voudrait, « ce génie dans l’obscurité », comme l’avait nommé un peu trop vite Lamartine. […] Indépendamment du génie très particulier, très vigoureux et très profond, qu’il fallait pour cela, il fallait de plus une aire d’observation proportionnée à ce genre de génie, c’est-à-dire une de ces vies naïves, primitives et fortes, que dans les villes on ne connaît plus. […] La gloire de son génie est d’avoir toujours fait bon ménage avec elle.

654. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXV. Des éloges des gens de lettres et des savants. De quelques auteurs du seizième siècle qui en ont écrit parmi nous. »

Sans autre autorité que celle de leur génie, ils s’occupent sur la terre à faire tout le bien qu’ils peuvent. […] L’envie debout à côté d’eux les observe ; la calomnie les outrage ; tourmentés à proportion qu’ils sont grands, on met quelquefois le malheur à côté du génie. […] Des savants dans les langues, tels qu’Adrien Turnèbe, un des critiques les plus éclairés de son siècle, Guillaume Budé, qu’Érasme nommait le prodige de la France, et dont il eut la faiblesse ou l’orgueil d’être jaloux, qui passait pour écrire en grec à Paris comme on eût écrit à Athènes, et qui, malgré ce tort ou ce mérite, fut ambassadeur, maître des requêtes et prévôt des marchands ; Longueil, aussi éloquent en latin que les Bembe et les Sadolet, et mort à trente-deux ans, comme un voyageur tranquille qui annonce son départ à ses amis ; Robert et Henri Étienne, qui ne se bornaient pas, dans leur commerce, à trafiquer des pensées des hommes, mais qui instruisaient eux-mêmes leur siècle ; Muret exilé de France, et comblé d’honneurs en Italie ; Jules Scaliger, qui, descendu d’une famille de souverain, exerça la médecine, embrassa toutes les sciences, fut naturaliste, physicien, poète et orateur, et soutint plusieurs démêlés avec ce célèbre Cardan, tour à tour philosophe hardi et superstitieux imbécile ; Joseph Scaliger sort fils, qui fut distingué de son père, comme l’érudition l’est du génie ; et ce Ramus, condamne par arrêt du parlement, parce qu’il avait le courage et l’esprit de ne pas penser comme Aristote, et assassiné à la Saint-Barthélemi, parce qu’il était célèbre, et que ses ennemis ou ses rivaux ne l’étaient pas. Des jurisconsultes comme Baudouin, Duaren et Hotman, commentateurs de ces lois romaines, si nécessaires à des peuples barbares qui commençaient à étudier des mots, et n’avaient point de lois ; d’Argentré, d’une des plus anciennes maisons de Bretagne, et auteur d’un excellent ouvrage sur la coutume de sa province ; Tiraqueau, qui eut près de trente enfants, et composa près de trente volumes ; Pierre Pithou, qui défendit contre Rome les libertés de l’église de France, qui devraient être celles de toutes les églises ; Bodin, auteur d’un livre que Montesquieu n’a pas fait oublier ; enfin, Cujas et Dumoulin, tous deux persécutés, et tous deux hommes de génie, dont l’un a saisi dans toute son étendue le véritable esprit des lois de Rome, et l’autre a trouvé un fil dans le labyrinthe immense de nos coutumes barbares.

655. (1939) Réflexions sur la critique (2e éd.) pp. 7-263

Quant au Génie du Christianisme, j’aurais aimé que M.  […] Ils ne nous apportent sur l’homme et son génie aucune révélation. […] Et le Mistral ou Le Génie équilibré de M.  […] Elle défend la liberté, la spontanéité du génie. […] Mais enfin je conviens que, devant le génie pur, la méthode s’arrête.

656. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Marivaux. — I. » pp. 342-363

Il lui faut une expression qui fixe positivement ses idées ; et c’est de cette justesse si rare que naît cette façon de s’exprimer simple, mais sage et majestueuse, sensible à peu de gens autant qu’elle le doit être, et que, faute de la connaître, n’estiment point ces sortes de génies qui laissent débaucher leur imagination par celle d’un auteur dont le plus grand mérite serait de l’avoir vive. […] Marivaux met la sagacité de La Motte sur la même ligne en vérité que « l’inimitable élégance de Racine et le puissant génie de Corneille ». […] Que l’observateur ne se laisse point éblouir, même par le génie ; qu’il cherche, tout en l’admirant, à en mesurer la hauteur et ne ferme pas les yeux sur ses défauts, il ne se peut rien de plus légitime et de plus digne d’un esprit indépendant et juste : mais qu’on ne voie entre les génies proprement dits et la médiocrité qui les entoure que du plus ou du moins sans démarcation aucune, sans un degré décisif à franchir, je ne saurais appeler cela que myopie et petite vue qui étudie le genre humain comme une mousse et qui n’entend rien aux esprits d’aigle. Il y a un moment où l’invention, la création en tout genre, ce qu’on appelle génie, héroïsme, commence ; les hommes, dans leur instinct, ne s’y trompent pas ; ils s’inclinent, ils s’écrient d’admiration et saluent. […] Et Pascal, combien n’a-t-il pas d’expressions de génie ?

657. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « François Villon, sa vie et ses œuvres, par M. Antoine Campaux » pp. 279-302

L’éminent critique crut devoir défendre de tout point l’aperçu de Boileau et l’appuya par des raisons réfléchies : il voyait dans Villon un novateur, mais utile et salutaire, un de ces écrivains qui rompent en visière aux écoles artificielles, et qui parlent avec génie le français du peuple ; contrairement à l’opinion qui lui préférait l’élégant et poli Charles d’Orléans, il rattachait à l’écolier de Paris le progrès le plus sensible qu’eût fait la poésie française depuis le Roman de la rose. […] Ainsi pour Rabelais, ainsi pour d’Aubigné poète et pour bien d’autres. — Ainsi pour Vous déjà (car nous voyons sous nos yeux s’accomplir le mystérieux phénomène), ô le plus charmant et le plus ardent des poètes de cet âge, Vous que je n’ai pas hésité à saluer du nom de génie quand vous n’aviez que dix-huit ans, mais qui, dans vos brillants écrits, n’avez pas tenu en entier toutes vos promesses ; qui, au milieu d’admirables éclats de passion, de jets ravissants d’élégance et de grâce, avez semé tant de disparates, de taches et d’incohérences, avez laissé tomber tant de lambeaux décousus ! […] Et nous-mêmes qui savons le fort et le faible, qui vous avons vu naître, briller et mourir, nous y applaudirons et nous y applaudissons déjà, à ce commencement d’illusion, parce qu’après tout votre renommée charmante, si elle dépasse un peu vos œuvres, ne fera pourtant qu’égaler votre génie, — ce que ce génie aurait été si vous en aviez daigné pleinement user et en artiste plus maître de sa force […] Il a chance de vivre aussi longtemps qu’elle, aussi longtemps du moins que la nation et la langue dans laquelle il a proféré ce cri de génie et de sentiment. […] Il l’aura respecté et même un peu craint, comme un frère enfant, comme un bon génie qu’il ne faut offenser et effaroucher que le moins possible : il aura eu quelque pudeur avec lui.

658. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Entretiens sur l’architecture par M. Viollet-Le-Duc (suite et fin.) »

De la base au faîte de ce monument, on retrouve, pour ainsi dire, l’empreinte du génie politique et administratif des Romains. » Et analysant le chef-d’œuvre, y montrant la pensée triomphale dans son déroulement ascendant et dans le double étage de son orgueilleuse spirale, il déclare cette fois l’art grec vaincu, « sinon dans sa forme, au moins dans son esprit ». […] Mais l’Empire, en se transportant à Byzance, rend au génie grec, subtil, raisonneur, inventeur, son ascendant et sa supériorité : dès lors, la Grèce byzantine va prendre la tête des arts, et mettre sa marque et comme sa signature à un style nouveau. […] L’art romain impérial, en émigrant à Byzance, retomba sous l’influence grecque directe qui se mit aussitôt à le travailler, à le modifier, à l’évider, pour ainsi dire, avec la subtilité propre à son génie. […] Mais c’est surtout pour le dedans qu’elle est faite, c’est par le dedans qu’elle a grandi, et c’est par là aussi qu’elle doit être vue ; ces églises sont bâties pour des fidèles qui y entrent et qui y prient ; les vitraux, ternes au-dehors, ne s’illuminent et n’ouvrent leurs rosaces mystérieuses qu’au-dedans ; jamais monument sacré ne fut plus conforme au génie qui l’inspira, à la foi qui s’y nourrit et s’y enflamme, à la dévotion qui s’y prosterne et y adore. […] Roger Bacon, ce moine de génie, aborde les sciences, envisage en face l’autorité et la réduit à ce qu’elle est : « L’autorité n’a pas de valeur, dit-il, si l’on n’en rend compte : elle ne fait rien comprendre, elle fait seulement croire. » Lui, il ne veut plus croire, mais vérifier ; et, arrachant à l’antiquité son titre même, le retournant au profit de l’avenir, il pose ce principe du progrès moderne, que « les plus jeunes sont en réalité les plus vieux ».

659. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre II. La première génération des grands classiques — Chapitre II. Corneille »

Sa pauvreté lui fut moins amère que cette gloire d’un rival, qui lui semblait un vol fait à son génie. […] On s’est parfois singulièrement trompé sur l’attitude de Corneille à l’égard des fameuses règles : on a plaint trop facilement ce grand génie ligoté par de pédantesques lois, et se débattant en vain contre leur fatale contrainte. […] Nicomède est un coup de génie que Corneille n’a pas pu répéter318: sur cette donnée de la volonté toute-puissante, il n’y a qu’une tragédie à faire, une seule, qui sera un chef-d’œuvre, et qu’on ne jouera guère. […] Mais la pièce dont l’ajustement fait le plus honneur au génie de Corneille, c’est Horace : pour tirer parti de la belle et ingrate matière qui lui fournissait Tite-Live, il a fallu que par un coup de génie il fit du meurtre, du crime, le point culminant du drame, que toute l’action y tendit, s’y adaptât, et tous les caractères. […] Son génie et son langage sont éminemment intellectuels ; il ne regarde et n’enregistre que les mouvements psychologiques.

660. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « La jeunesse du grand Condé d’après M. le duc d’Aumale »

Il fit la guerre avec allégresse et, l’on n’en saurait douter, avec génie. Jadis, quand j’étais beaucoup plus jeune, je concevais mal ce génie-là ; je n’en saisissais point la beauté propre. […] Dans tous les cas, les facultés dont est composé le génie d’un soldat sont presque toujours d’une espèce assez humble ; le degré seul en est quelquefois éminent. » Ainsi raisonne-t-on à l’âge heureux où l’on a toutes les impertinences. […] Il y faut un génie particulier qu’il serait puéril de juger inférieur, par la qualité, à celui du grand peintre ou du grand écrivain. Et de fait, cette espèce de génie-là ne se rencontre pas plus fréquemment que les autres.

661. (1890) L’avenir de la science « XIX » p. 421

Dites que saint Augustin, saint Jean Chrysostome, saint Basile sont des génies de l’âge de fer. […] Ils sont même à la limite d’un suprême ridicule, car, s’ils ne sont pas en effet des génies (et qui les en assure ! […] , ils risquent de ressembler aux plus sots, aux plus ridi-cules, aux plus fats de tous les hommes, à ces Chatterton manqués, à ces jeunes gens de génie méconnus, qui trouvent tout au-dessous d’eux et anathématisent la société parce que la société ne fait pas un douaire convenable à ceux qui se livrent à de sublimes pensées. Le génie n’est nullement humilié pour travailler de ses mains. […] Le génie est patient et vivace, je dirai presque robuste et paysan. « La force de vivre fait essentiellement partie du génie. » C’est à travers les luttes d’une situation extérieure que les grands génies se sont développés, et, s’ils n’avaient pas eu d’autre profession que celle de penseurs, peut-être n’eussent-ils pas été si grands.

662. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « V. M. Amédée Thierry » pp. 111-139

Si on n’a pas le génie de Bossuet, il faut au moins la conception de son Histoire universelle pour comprendre quelque chose à celle-ci. […] Mais, quelle que soit sa croyance intime ou la convenance de son attitude extérieure vis-à-vis d’une chose qui, humainement parlant, serait encore le plus merveilleux des établissements de la terre, nous disons que le génie du christianisme, ici nécessaire, lui a manqué. […] Si ces deux historiens frères ne sont pas les Ménechmes du même génie, ils n’en sont pas moins très ressemblants, et cette ressemblance semble plus vive maintenant… comme le portrait d’une personne morte est plus ressemblant, depuis qu’elle n’est plus là, et qu’on ne peut plus comparer. […] C’en est une, par exemple, que son parti pris pour les vaincus, dont la sentimentale chevalerie a toujours touché les imbéciles, et c’est ce que j’en peux dire de pis… D’un autre côté, il n’y a pas plus de grands historiens — absolument grands — que de grands poètes — absolument grands poètes — sans le sentiment religieux qui leur parachève le génie, et malheureusement M.  […] Il ne monta pas jusqu’à cette intuition transcendante, jusqu’à celle émotion aux palpitations toutes-puissantes qui sont le génie ; il s’arrêta à la pénétration et à l’art, et voilà pourquoi ses Récits mérovingiens, qui sont plus des tableaux historiques que de l’histoire complète dans toute la profondeur de sa notion, sont le meilleur de ses ouvrages.

663. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « I — L’art et la sexualité »

En revanche, il est facile de citer les grands génies qui ont été de grands sensuels : les Shelley, les Gœthe, les Hugo et les Wagner. […] Le génie n’est pas celui qui se soustrait aux lois communes de la nature et de la vie, c’est au contraire celui qui y obéit le plus. […] Comment comparer la vision essentiellement saine, bien que surnaturelle, de l’homme de génie, avec la vision absolument maladive et anti-naturelle du pénitent ? Il faudrait pour oser cette confusion, partager l’opinion puérile de Lombroso sur l’homme de génie. Entre la contemplation sereine du savant, du philosophe ou de l’artiste de génie, et la vision extatique de l’ascète, il y a toute la distance qui sépare le sens visuel de l’homme sain du regard halluciné d’un malade que dévore la fièvre.

664. (1767) Salon de 1767 « Dessin. Gravure — Lempereur »

C’est un médaillon présenté au génie de la poésie, pour être attaché à la pyramide de l’immortalité. Attache, attache tant que tu voudras, pauvre génie si vilement employé ; je te réponds que le clou manquera et que le médaillon tombera dans la boue.

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