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710. (1759) Réflexions sur l’élocution oratoire, et sur le style en général

Un poète médiocre, un grand poète même qui aurait eu moins de goût, aurait décrit dans une phrase poétique le lever et le coucher du soleil ; Ovide n’y eût pas manqué ; mais écoutons Virgile. […] il a mieux aimé être inexact que languissant, et manquer à la grammaire qu’à l’expression. […] Mais, quelque peu philosophe qu’une nation puisse être sur ce point, l’orateur qui veut réussir auprès d’elle, doit se conformer aux préjugés qui la dominent, et qu’on peut appeler la philosophie du vulgaire ; le génie même les braverait en vain, surtout chez un peuple léger et frivole, plus frappé du ridicule que sensible au grand, sur qui une expression sublime peut manquer son effet, mais à qui une expression populaire ou triviale n’échappe jamais, et qui à la suite de plusieurs pages de génie, pardonne à peine une ligne de mauvais goût. […] « L’éloquence, dit très bien M. de Voltaire, a tant de pouvoir sur les hommes, qu’on admira Balzac de son temps, pour avoir trouvé cette petite partie de l’art ignorée et nécessaire, qui consiste dans le choix harmonieux des paroles, et même pour l’avoir souvent employée hors de sa place. » Le style de Thucydide, auquel il ne manque que l’harmonie, ressemble, selon Cicéron, au bouclier de Minerve par Phidias, qu’on aurait mis en pièces.

711. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre X. Première partie. Théorie de la parole » pp. 268-299

Nos langues actuelles sont comme nos noms ; elles n’ont que des significations convenues ; elles manquent de significations essentielles et sortant de leur énergie propre. […] Bossuet eut la vaste intelligence qu’il fallait pour une telle composition : on ne sait s’il lui manqua le sentiment du génie allégorique, cette flamme de l’inspiration, qui est la parole vive, la révélation directe ; et il est plus sûr de dire qu’il fut revêtu d’un autre ministère. […] L’écriture manque de pudeur parce qu’elle peut se produire en l’absence de celui qui la fit. […] Ainsi, outre que l’écriture manque de pudeur, elle est indiscrète et téméraire.

712. (1868) Curiosités esthétiques « VII. Quelques caricaturistes français » pp. 389-419

Il n’y manque pas les filles indispensables, avides et épiant les chances, courtisanes éternelles des joueurs en veine. […] Sans doute, cette composition, comme tout ce qui sort de Carle Vernet et de l’école, manque de liberté ; mais, en revanche, elle a beaucoup de sérieux, une dureté qui plaît, une sécheresse de manière qui convient assez bien au sujet, le jeu étant une passion à la fois violente et contenue. […] Le cadavre vivant et affamé , le cadavre gras et repu, les misères ridicules du ménage, toutes les sottises, tous les orgueils, tous les enthousiasmes, tous les désespoirs du bourgeois, rien n’y manque. […] Il a beaucoup produit, mais il manque de certitude.

713. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « I — L’art et la sexualité »

L’onanisme mental provient presque toujours de l’impuissance physique, qui est elle-même la conséquence du manque d’énergie vitale chez l’individu qui en est atteint. […] L’usage des plus simples actions lui cause une perpétuelle horreur, qui se manifeste tantôt par un trouble éperdu et sans cesse croissant, tantôt par de stupéfiantes maladresses, qui provoqueraient l’hilarité du plus petit portefaix dans la rue ; soit par des accidents bizarres que le manque d’audace de la victime empêche seul d’être funestes ; soit encore par un balbutiement qui appelle à son secours les plus précieuses et les plus subtiles finesses du dialogue esthétique, mais qui ne parvient pas à trouver les plus simples mots du langage de tous ; soit enfin par une ignorance, aristocratique mais absolue, des diverses et primaires méthodes par lesquelles un animal des premiers degrés de la création ose instinctivement jouir de la vie. […] Et si le don d’expression manque à la plupart, il n’en est pas moins vrai que celui qui vit dans le monde sans faire dépendre sa joie ou ses larmes exclusivement de son cerveau, qui connaît chaque parcelle d’existence pour l’avoir personnellement sentie vivre en lui, dont la solitude n’a pas ravagé le désir et la sensualité, est mille fois plus poète, sans avoir écrit une seule ligne, que le plus raffiné jouisseur de lui-même. […] Ainsi les grands spéculatifs, qui ont été des in-sensuels par principe, restent, malgré leur grandeur et leur génie, des incomplets… Les Kant, les Schopenhauer, les Descartes, les Nietzsche, et même les Spinoza, manqueront toujours, malgré leur immense et juste gloire intellectuelle, d’une saveur d’humanité, de ce parfum qui émane de la terre et du cœur de l’homme.

714. (1874) Premiers lundis. Tome I « A. de Lamartine : Harmonies poétiques et religieuses — I »

Après l’amour, il n’y a plus rien dans la vie ; la terre semble ingrate et nue ; le ciel est voilé, parfois il s’entrouvre, et l’on espère y voir un signe de salut, y lire un mot mystérieux ; mais toujours quelque nuage obscurcit l’apparition, toujours quelque lettre manque au nom divin ; et voilà pourquoi l’âme du poète est triste, pourquoi son cœur change de place comme un malade dans son lit, pourquoi son inquiète pensée fuit et revient sans cesse, comme une colombe blessée, comme un oiseau de nuit, comme les hirondelles aux approches des tempêtes. […] Ces beaux lieux, ces horizons vermeils, l’azur de cette mer, surtout cette créature adorée, tout l’inondait d’amour, tout lui peignait Dieu ; et les paroles leur manquaient, heureux amants !

715. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre VII. De la littérature latine, depuis la mort d’Auguste jusqu’au règne des Antonins » pp. 176-187

Cette idée manque de justesse ; les arts ont un terme, je le crois, au-delà duquel ils ne s’élèvent pas ; mais ils peuvent se maintenir à la hauteur à laquelle ils sont parvenus ; et dans toutes les connaissances susceptibles de progression, la nature morale tend à se perfectionner. […] On peut aussi manquer de goût, comme Juvénal, lorsqu’on essaie, par tous les moyens possibles, de réveiller l’horreur du crime dans une nation engourdie.

716. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre II. Les formes d’art — Chapitre I. La poésie »

Les odes de Jean-Baptiste Rousseau, de Voltaire, de Thomas, de Lefranc de Pompignan, de Lebrun — ce ne sont pas les noms qui manquent — sont des exercices de rhétorique, parfois brillants, jamais sincères : le lieu commun impersonnel en fait le fond. […] Mais aucune œuvre ne compte dans l’histoire de la pensée ; et cela est grave, en un siècle où la pensée est tout ; surtout, il manque à cette poésie d’être poétique.

717. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Paul Bourget, Études et portraits. »

Il me semble que je puis ici parler de moi-même sans manquer à la modestie, puisque mon cas est évidemment celui du plus grand nombre de mes chers concitoyens. […] J’ai connu quelques Anglais ; j’en ai vu en voyage, où ils se conduisent en « hommes libres » qui usent de tous leurs droits et où leurs façons manquent un peu de grâce et de moelleux.

718. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Vielé-Griffin, Francis (1864-1937) »

Il ne lui manque jusqu’ici que de donner à ses lieds un caractère de consistance et de nécessité. […] Francis Vielé-Griffin s’est emparé de tout ce qu’il y a de fécond pour l’âme du voyageur dans notre Touraine actuelle ; il la fait revivre dans ses poèmes avec une grâce touchante, il lui donne une figure émue ; mais souvent les rythmes essentiels lui manquent, qui eussent pu ajouter quelques sourires immortels à la vieille nourrice de

719. (1887) Discours et conférences « Discours lors de la distribution des prix du lycée Louis-le-Grand »

Des devoirs austères vous attendent, et nous manquerions de sincérité si nous ne vous faisions voir dans les récentes modifications de la société humaine qu’une diminution des obstacles à vaincre et, en quelque sorte, un dégrèvement des charges de la vie. […] Voilà, si vous savez donner une règle supérieure à votre vie, ce qui ne vous manquera jamais.

720. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Aristophane, et Socrate. » pp. 20-32

Les Espagnols manquent de naturel & de régularité : ils ont un Gracioso, manière d’Arlequin, qui ne les fait jamais tant rire que lorsqu’il jure par des saints d’un nom inconnu & bisarre. […] Il lui manqua seulement de faire les vers avec moins de facilité.

721. (1824) Notes sur les fables de La Fontaine « Livre premier. »

La Fontaine ne manque pas, du moins autant qu’il le peut, l’occasion de mettre la morale de son Apologue dans la bouche d’un de ses acteurs. […] Quand cette hardiesse sera une beauté, je ne manquerai pas de l’observer.

722. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Greuze » pp. 234-241

On se doute bien que le peintre n’a pas manqué de le peindre largement. […] Que sa fille mariée, qui suspend la lecture, manque d’expression, ou n’a pas celle qu’elle devrait avoir… Je suis un peu de cet avis.

723. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « IV »

Ces évidences sont trop claires pour certaines gens. « Il faut donc, nous fait-on conclure, que Flaubert, ayant de la couleur, manque d’idées, et que Taine, ayant des idées, manque de couleur.

724. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Edmond About » pp. 63-72

Sans vouloir contester aucune de ses puissances, on dirait qu’il est resté un peu empêtré dans l’argile de sa création ; car ce qui lui a toujours le plus manqué, ce sont les ailes ! […] Or, quoi qu’il y ait dans cet élégant volume des qualités jeunes et gracieuses que nous ne voulons pas désespérer, nous n’en dirons pas moins qu’il manque entièrement de cette profondeur de personnalité sans laquelle — l’univers étant devenu un véritable pont aux ânes — tout livre de voyage ne sera plus désormais lisible, même en wagon.

725. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Leopardi »

Protégé par cette demi-obscurité et peu éclairé par ce lampadaire, le nom, violemment pittoresque, ne se détachait que mieux, et tous les ignorants, qui rivalisent parfois avec les savants en pédantisme, ne manquaient jamais l’occasion, quand elle se présentait, de citer ce nom de Leopardi qui faisait bien dans la phrase et qui surtout faisait croire qu’ils l’avaient lu… Telle était, en France, la position de Leopardi. […] C’est le génie qui a manqué.

726. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Comte de Gramont »

Par un autre hasard encore, ces deux poètes se recommandent par des qualités si différentes, ils forment entre eux une telle antithèse de talent et de manière, que les opposer dans un étroit vis-à-vis c’est, comme on dit en peinture, les repousser l’un par l’autre ; c’est donner plus de précision à leur examen ; et faire mieux sentir le prix de ce que tous les deux possèdent et de ce qui manque à chacun d’eux. […] Gramont est un homme de race militaire, et la virilité de sa pensée donne souvent à l’accent de sa poésie quelque chose de stoïquement inconsolable, d’un effet très pénétrant et très nouveau… Sorti d’un père vendéen, ami de Talmont et de Charette, ce fiancé de l’épée, à qui l’épée a manqué, victime fière et pure de la fidélité du souvenir, nous dit dans ses Chants du Passé tous les veuvages de sa jeunesse : Je comptais retrouver cette épouse de fer  Que de ma destinée une erreur a disjointe.

727. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Erckmann-Chatrian » pp. 95-105

Quand on venait de nous donner les mordantes eaux-fortes qui s’intitulent les Contes arabesques d’Edgar Poe, faites pour la substance dure de l’organisme américain, mais réellement trop fortes pour le public qui crée le succès en France, les lithographies d’Erckmann-Chatrian devaient réussir, et cela n’a pas manqué. […] Elle n’a qu’à regarder attentivement dans ces deux volumes, et opposer l’un à l’autre ce qui y est réussi, sans effort, visible du moins, avec ce qui y est visiblement voulu et manqué.

728. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre VII. D’Isocrate et de ses éloges. »

Après la mort de Socrate, dont il avait été le disciple, il osa paraître en deuil dans Athènes, aux yeux de ce même peuple assassin de son maître ; et des hommes qui parlaient de vertus et des lois en les outrageant, ne manquèrent pas de le nommer séditieux, lorsqu’il n’était que sensible. […] Ce n’est pas qu’Isocrate ne blâme ce sujet ; mais il le traite, dit-il, pour faire voir à un rhéteur qui l’avait manqué, comment il aurait dû le traiter lui-même.

729. (1899) Préfaces. — Les poètes contemporains. — Discours sur Victor Hugo pp. 215-309

Aussi peut-on affirmer que l’homme est absent de la Divine Comédie, à laquelle devaient nécessairement manquer les formes précises et ordonnées, toujours dépendantes de la conception précises et de la langue. […] Dans le manque absolu d’originalité non moins que dans l’absence de poésie qui caractérisent l’homme et l’œuvre. […] Que lui a-t-il manqué pour être un très grand poète, l’égal des plus grands ? Il lui a manqué l’amour et le respect religieux de l’Art. […] L’antithèse et l’ellipse donnent à l’expression de sa pensée une profondeur concise qui trouble les intelligences peu averties ; il ne leur manque guère, pour être équitables, que de bien connaître le génie de la langue qu’elles entendent parler.

730. (1888) Épidémie naturaliste ; suivi de : Émile Zola et la science : discours prononcé au profit d’une société pour l’enseignement en 1880 pp. 4-93

Courbet manquait d’élévation dans les idées, et, naturellement, était porté à voir dans toute chose le côté prosaïque et trivial. […] Quelque chose manque-t-il à leur bonhomme ? […] A-t-elle donné au style des qualités qui lui manquaient ? […] La science s’arrête là où les moyens d’investigation lui manquent. […] Cela peut se prolonger indéfiniment et l’auteur n’y manque pas c’est passé chez lui à l’état de tic.

731. (1896) Les époques du théâtre français (1636-1850) (2e éd.)

Oui, sans doute ; mais inversement, les cas ne manquent point où, perdant sa fortune ou sa vie par sa faute, la catastrophe n’en est pas moins tragique12. […] — Comment il manque deux choses au Menteur pour être une date essentielle dans l’histoire du théâtre français. […] Ils ne manquaient pas, remarquez-le bien, dans Horace ni dans Cinna, ou plutôt ils en faisaient l’âme ! […] … Car, ils ne manquaient pas d’esprit, ni de verve, ni de métier, déjà ! […] Il a quelquefois touché la profondeur, on l’a dit, — et peut-être en conviendrez-vous tout à l’heure — mais évidemment son esprit a manqué d’étendue.

732. (1898) La poésie lyrique en France au XIXe siècle

Il manque de certaines délicatesses, il manque un peu de sensibilité véritable, de tact, de goût, et tout cela concorde. […] Victor Hugo se demande qu’est-ce qu’il manque à cet arc de triomphe de Paris pour donner tout à fait l’impression du sublime. Il y manque que cette impression ait été achevée, parfaite par le temps. […] Nous aimons beaucoup l’esprit en France — on l’aime partout, — et il faut bien dire que les romantiques avaient manqué d’esprit. […] C’est un peintre manqué qui a fait en vers un peintre excellent.

733. (1908) Esquisses et souvenirs pp. 7-341

Il ne lui a manqué que d’avoir gardé les chevaux à la porte d’un théâtre, comme Shakespeare. […] En un tel lieu, c’eût été un manque détestable de goût. […] C’était un génie raté qui ne manquait pas de talent. […] Il ne manquait plus que ça ! […] ne manquent point rue d’Éole ni près du temple de Zeus, ni autour du monument choragique de Lysicrate.

734. (1925) Comment on devient écrivain

Je connais des malheureux qui ont eu ce courage et auxquels un beau jour le souffle a manqué. […] Les imitations de Robinson n’ont pas manqué. […] Le manque d’instruction et de lectures explique très bien ce désaccord. […] Qu’il manque à cette traduction la fluide douceur de la plus belle des langues, c’est incontestable ; mais il manque bien autre chose aux traductions classiques dont on vante la platitude blafarde et la niaiserie élégante.‌ […] Il a manqué à beaucoup d’écrivains un gardien vigilant de leur production et de leur gloire.‌

735. (1882) Autour de la table (nouv. éd.) pp. 1-376

J’ai été souvent choqué d’un manque de proportion entre l’imagination et la pensée du poète. […] C’est une magnifique intelligence qui manque de synthèse. […] Michelet manque souvent de la clarté nécessaire. […] Dans ce poème magnifique où rien ne manque d’ailleurs, quelque chose manque essentiellement, c’est le secret du cœur de Faust. […] Mais il avait besoin de jeter hors de lui cette humeur secrète qui manquait d’aliments.

736. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Charles Magnin ou un érudit écrivain. »

La facilité qui était sienne, et qu’il avait en maint sujet pour venir à bout des choses avec beaucoup de travail, mais sans le laisser voir, lui manquait pour les langues : s’il les comprenait, c’était des yeux, jamais de l’oreille ; jamais il ne put s’accoutumer à l’accentuation ni à la prononciation. […] Il ne quitta cette étroite et sombre rue Serpente, où le jour manquait, qu’après la mort de l’aïeule. […] Magnin des airs superbes, et il se sentait pour lui quelque dédain qu’il ne dissimulait pas ; il riait de lui voir des velléités de savoir en tous sens quand les instruments pour cela lui manquaient en partie ; il ne se prêtait pas toujours à le satisfaire, quand on le questionnait au nom de son curieux et friand collaborateur, sur les choses et les hommes d’au-delà du Rhin : « Ce sont des envies, des caprices d’érudition, disait-il ; il peut attendre. » Il triomphait avec supériorité de son accès aux hautes sources germaniques et de sa première nourriture de moelle de lion. […] Lerminier n’était qu’un faux génie qui brisa de bonne heure et manqua sa carrière ; la continuité, la patience et l’économie prudente devaient avoir raison contre lui à la longue et l’emporter. […] Magnin ne sentait pas assez dans chaque branche les différences tranchées, les points de départ et les fins : ce qui lui manquait, c’était le coup d’archet, ou de le donner lui-même ou de le distinguer chez d’autres ; il était porté à voir dans les choses plus de continuité et de suite qu’elles n’en ont.

737. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « M. Jouffroy »

. ; ils ne manquèrent à aucune des démonstrations civiques qui eurent lieu au convoi de Lallemand et à celui de Camille Jordan. […] Guizot, écrivait quelques articles aux Tablettes universelles, qui trop tôt manquèrent, se dévorait enfin dans l’intimité d’hommes fervents, étouffés comme lui, et dans les conversations brûlantes de chaque jour. […] Jouffroy et Damiron, ses amis intimes, ne pouvaient lui manquer. […] rapprochement littéraire, union politique, tout cela manqua bientôt. […] Les funérailles de l’honnête homme et du sage furent célébrées par des querelles furieuses ; l’infamie des insultes particulières aux gazettes ecclésiastiques n’y manqua pas.

738. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXIXe entretien. De la littérature de l’âme. Journal intime d’une jeune personne. Mlle de Guérin (2e partie) » pp. 321-384

Elle l’avoue à son frère qui n’est pas responsable de ce qui lui manque dans la vie. […] « Il ne nous manque au Cayla que toi », écrit-elle à ce frère chéri dans ces notes qu’il n’a jamais lues, « cher membre que le corps réclame. […] Il n’y manquait que ma mère qui, hélas ! […] Au moins ne manquons-nous pas de concerts dans nos champs ; tu aimes ceux de Paris sans pouvoir y aller toujours, et moi, sans y aller, je m’y trouve. […] Adieu au clair de la lune, au chant des grillons, au glouglou du ruisseau ; j’avais de plus le rossignol naguère ; mais toujours quelque charme manque à nos charmes.

739. (1863) Cours familier de littérature. XV « XCe entretien. De la littérature de l’âme. Journal intime d’une jeune personne. Mlle de Guérin (3e partie) » pp. 385-448

Divin repos qui me manque ! […] C’est ton frère, ton ami, le bien-aimé souverain que tu ne verras pas mourir, qui ne te manquera jamais ni en cette vie ni en l’autre. […] la foi ne vous manque pas, sans doute : mais avez-vous une foi consolante, la foi pieuse ? […] perdue, si Dieu ne se montre ; mais il ne manque pas, mais quelque chose d’inattendu vient d’en haut. » VIII 1840 sonne et la rembrunit encore, les Notes courent comme des pas de la vie entraînés sur une pente inclinée. […] Quant à moi, j’en pense ce que les pieux cénobites du quatorzième siècle pensèrent de l’Imitation, c’est qu’il y a des secrets dont Dieu est le confident ; j’en pense ce que les femmes du dix-septième siècle pensèrent de la correspondance de Mme de Sévigné, ce livre des cours, je veux dire que ce volume du Journal de Mlle de Guérin m’a paru une des plus touchantes révélations de l’âme humaine dans nos deux siècles : le dix-huitième, avec ses existences calmes, puissantes, recueillies dans la solitude de leurs châteaux, moitié rurales, moitié aristocratiques, au fond de leurs provinces ; le dix-neuvième, avec ses orages, ses renversements, ses dépouillements, ses honorables et glorieuses misères, demandant aux lettres ce que la féodalité ne lui donnait plus : le gentilhomme sans épée et sans éperons enseignant les petits enfants pour un morceau de pain dans les mansardes d’un collège de la capitale, et mourant jeune de misère après avoir coûté au dévouement d’une sœur accomplie sa dot, son mariage, son bonheur ; et cette sœur, à la fois souffrante et heureuse de ce sacrifice, vivant isolée dans les ruines du château paternel, développant son génie natal et confidentiel dans des soliloques avec elle-même ou avec son Dieu, et mourant de tristesse quand son frère et son père lui manquent : Walter Scott seul aurait pu peindre une existence aussi romanesque dans quelque masure d’Écosse, quand les fidèles adorateurs des Stuarts sont vaincus, mais non ralliés à la révolution triomphante.

740. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Conclusion »

Par combien d’abstractions ténébreuses, de rêveries auxquelles manque le charme poétique, ne faut-il pas passer avant d’arriver à une page éloquente, à une vérité neuve ou renouvelée par une expression originale ! […] Chez lui tout est combinaison, habileté, travail ingénieux ; il lui manque « la veine riche », sans laquelle, au dire d’Horace, qui s’y connaissait, le travail ne peut rien135. […] En lisant les Causeries de Sainte-Beuve on pense à Plutarque et à Bayle, et on les retrouve, avec le trait poétique qui leur manque. […] Les pièces en vers, pourvu qu’il n’y manque pas un poète, ont plus de chance de durée, parce qu’il y a là un travail supérieur qui élève l’écrivain au-dessus du temps présent, qui l’excite à chercher dans le rôle le caractère, dans le personnage le type, qui le préoccupe d’idéal, qui le met en commerce avec les maîtres de l’art et le fait penser à la gloire. […] S’il n’a pas les qualités du grand écrivain, je cherche ce qui lui manque de l’excellent.

741. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre IX. Le trottoir du Boul’ Mich’ »

Mais c’est curieux, toutes les bonnes raisons qu’on trouve pour manquer à ses promesses. […] Faguet resté en route injurie son guide de loin et crie d’une voix aigre qu’« il manque une dizaine de termes au raisonnement ». […] Faguet de manquer au fameux respect de la chose jugée. […] Ce n’est pas non plus son étude sur Stendhal, pensum insuffisamment documenté d’une heure où l’universitaire manqua même de conscience. […] Pierre Brun, naturellement, se réjouit d’une telle découverte : « Détails un peu bas, sans doute, qu’on peut taxer de trivialité, mais qui nous ont paru ne point manquer d’intérêt et relever, dans une certaine mesure, cette pauvre figure de Louis XIII, en montrant sous sa Majesté effacée… » Je n’ai pas eu le courage d’achever la période ; j’ai fui sans regarder ce que M. 

742. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — CHAPITRE VI »

On le décide à partir ; mais les minutes lui sont comptées, s’il manque le train de cinq heures, sa dernière chance lui échappe. […] L’inventeur arriverait trop tard, en tout cas : il manque le moment de prendre le premier rôle, comme il manque le train de Strasbourg. […] Ce truc machiavélique est manqué pour le public comme pour d’Estrigaud : le ressort crie sans produire d’effet. […] La réflexion lui fera saisir le lien qui rattache la hausse de la Bourse à l’accès de passion du fourbe ; le mépris tuera son amour ; de toutes façons, le tour est manqué.

743. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « VII. M. Ferrari » pp. 157-193

Héraclite faux, Démocrite manqué, Manichéen de dernière ressource, il est lui-même la contradiction qu’il voit éternellement dans l’histoire. […] L’érudition y manque de sûreté et de discernement ; c’est de l’érudition passionnée. […] La fidélité épurée du renseignement, la hauteur de l’impartialité, la conscience de la Critique, sans laquelle il n’est pas d’histoire, toutes ces choses manquent ici, et le style avec sa magie ne les remplace pas. […] Ferrari n’est pas Français, et on le sent à je ne sais quoi qui ne marche pas tout à fait d’un pas égal au nôtre dans sa phrase, mais, excepté ce léger empêchement, ce manque de furie dans la démarche de sa pensée, il est écrivain comme le meilleur d’entre nous. […] Ferrari a bien le droit de mépriser, d’autres moyens ne manquaient pas et qu’il ne les a pas employés.

744. (1912) Réflexions sur quelques poètes pp. 6-302

Il me semble que cela manquait un peu à d’Aubigné. […] Et pourtant ils ne manquent pas d’une certaine exactitude. […] Leur sort fut bizarre et risible, car ils ne manquaient pas de mérite. […] Quelquefois, la table ne manquait pas de s’en aller par terre, entraînant les buveurs dans une jonchée de pots. […] Le mot à mot est diablement traître, et l’on manque souvent d’égards envers les chefs-d’œuvre à les vouloir trop respecter.

745. (1927) Quelques progrès dans l’étude du cœur humain (Freud et Proust)

Nous ne l’examinerons pourtant pas encore en face, ni ne nous demanderons si elle est vraiment irréductible, car certaines réflexions nous manquent encore pour en décider. […] Mais je me dis aussi que son caractère n’était pas fait pour lui permettre certaines expériences, qui peuvent lui avoir manqué. […] Mais-il me semble qu’il y manquait tout de même un élément important de la passion ; le besoin de se donner au sens fort, la préférence de l’autre être à soi-même. […] Desjardins, un manque de « pugnacité », une répugnance à serrer les poings, à se faire un chemin par la force, à déranger à son profit l’ordre du monde, ou, si vous voulez, à agir, qui doivent être soulignés avant tout autre trait. […] Nous ne manquons pas de livres d’évocation, de livres de souvenirs.

746. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. RODOLPHE TÖPFFER » pp. 211-255

On ne saurait croire, hors de Paris, combien nous sommes sensibles, au delà de tout, aux plus légers manques de distinction à l’extrême surface, et c’est aussi la seule raison (si raison il y a) qui m’empêchera d’oser considérer comme chef-d’œuvre l’Héritage, dont l’idée est très-heureuse, et l’exécution souvent fine et toujours franche. […] Topffer qu’ayant une fois atteint à l’art, il lui faut tâcher désormais de s’y tenir ; que l’inconvénient et la pente pour tout artiste, en avançant, est de se lâcher, surtout quand on manque d’une scène, d’un public sans cesse éveillé et jaloux ; qu’il n’est déjà plus dans ce cas lui-même, et que, sans trop retrancher à ses plaisirs, il doit songer pourtant qu’il a contribué aux nôtres, et que l’œil est sur lui ? […] On se demande ce qui y manquerait en effet, à portée de l’amitié discrète, au sein de l’étude suivie, en face de la nature variée et permanente. Il y manquerait bien sans doute de certains petits coins de faubourg, qu’on peut croire, sans flatterie, les plus polis et les mieux éclairés du monde. […] Son nom manque dans toutes nos biographies ; il n’est connu que des protestants.

747. (1860) Cours familier de littérature. IX « LIIe entretien. Littérature politique. Machiavel » pp. 241-320

Depuis, ce misérable passe-temps, quoique respectable et étrange, m’a même manqué à mon grand déplaisir, et quelle est ma vie depuis ce temps, je vais vous le dire. […] Philippe Casa Vecchia a vu le livre ; il pourra vous distraire en vous rapportant ce que l’ouvrage contient, ainsi que les raisonnements que nous en avons faits tous deux, quoique depuis ce temps-là je le lèche et le polisse sans cesse… « J’irais bien vous voir à Florence, mais je craindrais qu’au lieu d’y descendre de voiture chez moi, je ne descendisse chez le geôlier de la prison, et il n’y manque pas d’amis empressés qui, après avoir invité les autres à dîner avec moi, me laisseraient l’embarras de payer… « Je voudrais bien que ces seigneurs de Médicis commençassent à m’employer : c’est la nécessité domestique où je suis qui me force à cette démarche auprès de leurs amis ; car je me consume, et je ne puis pas rester longtemps dans la même pénurie sans que la pauvreté me rende l’objet de tous les mépris. […] Dante, Pétrarque, Boccace, avaient créé la langue toscane avec les débris de la latinité romaine ; la Grèce avait versé ses manuscrits dans les bibliothèques de Florence ; l’atticisme s’unissait à la force dans les écrits des Toscans ; ils avaient un poète et des lettrés en tous genres ; il leur manquait en prose un Tacite ou un Bossuet pour illuminer la politique et fixer la grande langue des affaires. […] Il (p. 290) se prémunit contre la calomnie en disant : « On peut appeler habile, mais on ne peut appeler bien ce qui est mal. » C’est ainsi pourtant qu’on lui reproche cet axiome politique qui fait, depuis l’origine du monde, le désespoir des honnêtes gens : « Le monde est si corrompu que celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants. » Est-ce là conseiller la perversité aux hommes ? […] Machiavel sentait pour l’Italie le besoin de la force nationalisée ; cette force qui lui a toujours manqué, à cette noble race, et qui lui manque encore, semblait se personnifier, aux yeux de Machiavel, dans César Borgia, grand général et habile politique, le premier des condottieri et le plus ambitieux des princes lieutenants de la papauté.

748. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre III. Molière »

Si le roi manque, et le prêtre, on comprendra qu’il n’y a pas à le reprocher à Molière : au reste Tartufe est plus qu’un dévot, presque un directeur. […] Je sais bien ce qu’on peut trouver qui manque à Henriette : les imaginations ardentes, les sensibilités tourmentées ne s’y satisferont pas ; cela manque d’envolée, de lyrisme ; c’est un peu la poésie de la Gabrielle d’Augier, avec moins de prétention. […] Son manque, c’est notre manque. […] Dancourt400 manque de style : il écrit à la diable, et ne fait guère que des pochades.

749. (1914) Boulevard et coulisses

De même quand nous manquions d’argent, l’idée ne nous serait pas venue de maudire la destinée, ni de crier à la persécution. […] Elle manquait simplement d’ordre et de prévoyance à un degré qui ferait frémir un débutant de nos jours. Elle manquait surtout d’un plan, d’un dessein arrêté. […] On en arrêtait dans toutes les rues, les retardataires, ceux qui avaient manqué le train. […] Je vous les reproche si peu que je m’aperçois au contraire que ce sont ces qualités-là qui nous ont surtout manqué, à nous autres.

750. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre III. Poëtes françois. » pp. 142-215

L’auteur est certainement un homme d’esprit, qui ne manque pas de goût ; mais il n’est pas assez difficile. […] Cette terreur dont Racine a manqué & que Corneille n’a pas toujours eu, anime toutes les piéces de Crebillon. […] Gresset des autres Poëtes comiques, c’est l’excellente morale dont il a rempli sa piéce, morale qui n’a pu le rassurer sur les dangers du théatre, parce qu’étant débitée par des hommes qui n’ont que peu ou point de mœurs, elle manque son effet. […] Ce n’est pas assurément que je méprise ce genre d’ouvrage ; il n’y en a aucun de méprisable ; mais c’est un talent qui, je crois, me manque entiérement.” […] N’y auroit-il pas même quelque justice à me compter, en compensation des beautés qui me manquent, le mérite de l’invention que mon prédécesseur ne s’est point proposé ?

751. (1888) Impressions de théâtre. Première série

Cela manque évidemment d’« icoglans stupides », de « Allah ! […] Ou plutôt il se serait dit : « Cela ne pouvait manquer d’arriver. […] La grâce manque, et l’ondoiement et le frisson des feuilles. […] Busnach et Vanloo manque certainement un peu d’ampleur et d’imprévu. […] Les exemples ne manqueraient pas s’il n’était indiscret de les citer.

752. (1863) Causeries parisiennes. Première série pp. -419

Ce serait manquer à tous les devoirs qu’impose le rôle de confident, qui, comme je l’ai dit, est une des faces de celui de chroniqueur. […] Le succès a été complet, et les imitateurs n’ont pas manqué. […] Jamais cette malheureuse famille n’a manqué d’amis ni de défenseurs. […] Ce n’est pas la persévérance qui manque à ce sexe, on le sait. […] les moyens de communication ont manqué ; on apprend si peu le français au Japon !

753. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Duclos. — III. (Fin.) » pp. 246-261

Il ne lui a manqué peut-être que de venir un peu plus tard pour trouver tout son emploi ; et cet excès même de parole et de chaleur physique, qui détonnait dans la société et dans les salons, eût trouvé son milieu assez naturel et tout son espace dans la vie des assemblées. […] Le résultat de cette précaution manquée fut de lui faire boire deux fois le calice. […] J’ai assez fait ressortir ce qui lui manquait pour atteindre au grand et à l’excellent ; il serait encore à souhaiter, malgré tout, qu’il y eût beaucoup de gens d’esprit aussi sensés, de caractères hardis aussi prudents et aussi positifs dans l’application, de facilités rapides aussi fermes et précises, aussi aptes à quantité d’emplois justes et sûrs.

754. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Geoffroy de Villehardouin. — II. (Fin.) » pp. 398-412

Être déchu à la fois du courage, de l’honneur et de la bonne foi, c’est trop, et, toutes les fois que ces vices chinois ou byzantins prévalent chez un peuple, il n’y a plus que l’occasion ensuite qui manque à la ruine. […] Incapables de tenir les engagements contractés, ils y manquent sans franchise et engagent la guerre avec fourberie. […] Et probablement la chanson et le vaudeville gaulois n’y manquaient pas.

755. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Lettres sur l’éducation des filles, par Mme de Maintenon » pp. 105-120

Cependant Mme de Maintenon ne manquait pas de recommander à son jeune monde le style qui est si proprement le sien, « le style simple, naturel et sans tour », des lettres courtes, un naturel parfait et précis. […] Et toutefois, hommes ou femmes de notre siècle, il nous semble que quelque chose manque à tous ces mérites si excellents et aujourd’hui si avérés : « Peu de gens, a dit Mme de Maintenon, sont assez solides pour ne regarder que le fond des choses. » Serait-ce, en effet, que nous ne serions pas assez solides ? je le croirais volontiers ; mais ne serait-ce point aussi chez elle un peu de nature qui manque, un peu de tendresse qu’on voudrait dans cette raison, et sans prétendre certes diminuer en rien le christianisme qui la règle et l’accompagne ?

756. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Journal de Dangeau. tomes III, IV et V » pp. 316-332

Au moment où le corps de la Dauphine est exposé dans sa chambre, avant l’autopsie, il s’est commis une irrégularité dont le narrateur ne manque pas de nous avertir : « Mme la Dauphine a été à visage découvert jusqu’à ce qu’on l’ait ouverte, et on a fait une faute : c’est que pendant ce temps-là, les dames qui n’ont pas droit d’être assises devant elle pendant sa vie, n’ont pas laissé d’être assises devant son corps à visage découvert. » Les choses se passent plus correctement en ce qui est des évêques : « Il a été réglé, nous dit Dangeau, que les évêques qui viennent garder le corps de Mme la Dauphine auront des chaises à dos, parce qu’ils en eurent à la reine ; l’ordre avait été donné d’abord qu’ils n’eussent que des tabourets. » L’acte de l’adoration de la croix, le jour du vendredi saint, est avant tout, chez Dangeau, l’occasion d’une querelle de rang, d’un grave problème de préséance : « Ce matin, les ducs ont été à l’adoration de la croix après les princes du sang. […] Il ne manque à rien, et trouve moyen de suivre quelques-unes de ces difficultés d’étiquette même de loin, et de l’armée du Rhin, où il est allé. […] Les questions de cérémonial et de salut militaire ne sauraient être oubliées : « En arrivant ici (au camp de Lamsheim), Monseigneur vit toute l’infanterie en bataille sous une ligne à quatre de hauteur… M. de La Feuillée, lieutenant général, qui était demeuré ici pour commander l’infanterie, salua Monseigneur de l’épée, à cheval. » Monseigneur, toutefois, dans cette campagne, s’il ne fait rien d’extraordinaire, ne manque à rien d’essentiel : il remplit les devoirs de son métier, il fait manœuvrer son monde.

757. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Les Chants modernes, par M. Maxime du Camp. Paris, Michel Lévy, in-8°, avec cette épigraphe. « Ni regret du passé, ni peur de l’avenir. » » pp. 3-19

Selon lui, en effet, il n’y a plus dans la littérature actuelle que de la forme, la pensée est absente ou sacrifiée : en architecture, en peinture, en sculpture, on ne rencontre, selon lui, que le pastiche, l’imitation du passé, une imitation confuse et entrecroisée des différentes époques, des différentes manières antérieures : « Il en est de même, dit-il, en littérature : on accumule images sur images, hyperboles sur hyperboles, périphrases sur périphrases ; on jongle avec les mots, on saute à travers des cercles de périodes, on danse sur la corde roide des alexandrins, on porte à bras tendu cent kilos d’épithètesa, etc. » Et dans ce style qui n’évite pas les défauts qu’il blâme, l’auteur s’amuse à prouver que tous, plume en main, jouent à la phrase et manquent d’une idée, d’un but, d’une inspiration : « Où sont les écrivains ? […] Poète, il a du mouvement, de l’ardeur, de l’âme ; je lui voudrais un souffle plus léger ; paysagiste, il lui manque les crépuscules, les fuites, les fonds vaporeux ; il lui manque en tout une certaine douceur qui sied si bien, même aux natures énergiques, et que je ne puis mieux exprimer qu’en traduisant un délicieux sonnet de Wordsworth.

758. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Œuvres de Vauvenargues tant anciennes qu’inédites avec notes et commentaires, par M. Gilbert. — I — Vauvenargues et Fauris de Saint-Vincens » pp. 1-16

Autant pour tous ceux qui sont de l’espèce de Figaro, de Gil Blas et de Panurge, de ce Panurge « sujet de nature à une maladie qu’on appeloit en ce temps là faute d’argent, c’est douleur sans pareille (et toutefois, dit Rabelais, il avoit soixante et trois manières d’en trouver toujours à son besoin, dont la plus honorable et la plus commune étoit par façon de larcin furtivement fait) » ; — autant pour cette bande intrigante et peu scrupuleuse, la question d’argent est à la fois importante et légère, objet avoué de poursuite et de raillerie, un jeu et une occupation continuelle, et à toute heure sur le tapis, autant c’est un point sensible et douloureux pour ces natures pudiques et fières, timides et hautes, qui n’aiment ni à s’engager envers autrui ni à manquer à personne, qui ont souci de la dignité et de l’indépendance autant que les autres de l’intérêt. […] Émile Chasles n’a pas manqué de relever dans son étude intitulée Les Confessions de Vauvenargues : Ce qu’il y a de plus avisé pour l’emprunt qui me regarde, écrit Vauvenargues à Saint-Vincens, c’est de battre à plusieurs portes, de savoir qui a de l’argent, et de sonder tout le monde ; pauvres, riches, domestiques, vieux prêtres, gens de métier, tout est bon, tout peut produire ; et, si l’on ne trouvait pas dans une seule bourse tout l’argent dont j’ai besoin, on pourrait le prendre en plusieurs, et cela reviendrait au même. […] Je sais combien il y a de gentilshommes en Provence, qui, par leur naissance et par leur mérite, sont beaucoup plus dignes que moi d’obtenir cet honneur ; mais vous, mon cher Saint-Vincens, Monclar, le marquis de Vence, m’auriez peut-être aidé de votre recommandation, et cela m’aurait tenu lieu de toutes les qualités qui me manquent.

759. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Chateaubriand, jugé par un ami intime en 1803, (suite et fin) » pp. 16-34

On peut refaire ainsi des figures de poètes ou de philosophes, des bustes de Platon, de Sophocle ou de Virgile, avec un sentiment d’idéal élevé ; c’est tout ce que permet l’état des connaissances incomplètes, la disette des sources et le manque de moyens d’information et de retour. […] Je supprime les exemples ; mais il est, dans la plupart des vies littéraires qui nous sont soumises, un tel moment où la maturité qu’on espérait est manquée, ou bien, si elle est atteinte, est dépassée, et où l’excès même de la qualité devient le défaut ; où les uns se roidissent se dessèchent, les autres se lâchent et s’abandonnent, les autres s’endurcissent, s’alourdissent, quelques-uns s’aigrissent ; où le sourire devient une ride. […] Son Éloge reste à faire, un Éloge littéraire, éloquent, élevé, brillant comme lui-même, animé d’un rayon qui lui a manqué depuis sa tombe, mais un Éloge qui, pour être juste et solide, devra pourtant supposer en dessous ce qui est dorénavant acquis et démontré 3.

760. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Entretiens sur l’histoire, par M. J. Zeller. Et, à ce propos, du discours sur l’histoire universelle. (suite.) »

Et au point de vue de l’art et de la composition, le chef-d’œuvre est manqué. […] La nature ne manque pas de faire naître dans tous les pays des esprits et des courages élevés, mais il faut lui aider à les former. […] Il y a ici quelque manque d’art et d’ordonnance, et toute cette fin est courte ou même écourtée.

761. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Le comte de Clermont et sa cour, par M. Jules Cousin. (Suite.) »

M. de Crémille, l’excellent major général, le Chanlay du règne de Louis XV, écrivait au prince, du camp de Malines, le 14 juin : « Permettez-moi, Monseigneur, d’oser assurer Votre Altesse Sérénissime du plaisir que j’ai à voir commencer, sous ses drapeaux, les opérations de cette campagne, dont les succès ne peuvent manquer de devenir bien glorieux, par les dispositions excellentes qui les dirigent, et dont la conduite est remise en de si bonnes mains. » Et le maréchal lui écrivait de Louvain, à la date du 27 juin : « Monseigneur, J’ai reçu les lettres que Votre Altesse Sérénissime m’a fait l’honneur de m’écrire le 25 et le 26, etc. […] Il avait escamoté sa réception ; mais il avait manqué, après l’avoir recherchée, cette bonne fortune unique et cette occasion de « popularité littéraire ». […] C’était tellement une affaire d’étiquette, que le duc de Luynes n’a pas manqué d’en tenir compte dans son Journal : « L’Académie française élut le 22 de ce mois (septembre 1755) M. l’abbé de Boismont, grand prédicateur, à la place de feu M. l’ancien évêque de Mirepoix.

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