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1011. (1868) Alexandre Pouchkine pp. 1-34

Il conduit son héros par une nuit obscure au milieu de la steppe, devant un de ces tumulus antiques nommés kourgânes, qu’a laissés dans les plaines de la Russie une nation inconnue. […] C’est pourquoi notre maître Rabelais a laissé ce beau précepte : « qu’il faut mentir par nombre impair ». […] Tu es méchant et hardi, laisse-nous. […] » La horde charge ses chariots à la hâte, et laisse Aleko seul sur la steppe déserte. […] Voici maintenant un fragment très court où Pouchkine décrit une scène horrible, sans insister sur ses détails repoussants, et de façon pourtant à laisser l’impression la plus poignante.

1012. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre troisième »

Quoique Calvin pût laisser voir, dès ce temps-là, par quelques marques, la dureté qu’on devait lui reprocher un jour, les éloges que firent tous ses maîtres successivement, de son assiduité au travail et de sa docilité, ne permettent pas de douter que Wolmar ne l’entendit d’une certaine souplesse d’esprit, qui ne regarde pas le moral. […] Tout ce qu’il laissait en outre subsister de l’ancienne Église, soit comme n’étant pas contraire à l’esprit de la nouvelle, soit comme indifférent, marquait moins l’intention d’abolir les œuvres que d’en changer l’esprit. […] Il fallait empêcher que ces saints ne faillissent, premièrement pour ne pas laisser voir de contradiction entre leur croyance et leur vie, et secondement, pour ne pas diminuer le troupeau en rejetant parmi les réprouvés ceux dont la conduite aurait démenti la doctrine. […] L’idéal de notre littérature apparaît dès cette première moitié du xvie  siècle : c’est Rabelais quand il ne laisse pas sa raison au fond de la dive bouteille ; c’est Calvin, quand il n’allume pas le bûcher de Servet. […] Des personnes dénoncées pour avoir, à un sermon de Calvin, ri d’un homme qui s’était laissé choir de sa chaise étaient condamnées à la prison, au pain et à l’eau.

1013. (1890) L’avenir de la science « XXII » pp. 441-461

Le tour d’esprit est seul prisé ; la considération intrinsèque des choses est tenue pour inutile et de mauvais genre ; on fait le dégoûté, l’homme supérieur, qui ne se laisse pas prendre à ces pédanteries ; ou bien, si l’on trouve qu’il est distingué de faire le croyant, on accepte un système tout fait, dont on voit très bien les absurdités, précisément par ce qu’on trouve plaisant d’admettre des absurdités, comme pour faire enrager la raison. […] De même qu’au XVIIIe siècle il était de mode de ne pas croire à l’honneur des femmes, de même il n’est pas de provincial quelque peu leste qui, de nos jours, ne se fasse un genre de n’avoir aucune foi politique et de ne pas se laisser prendre à la probité des gouvernants. […] Laissons donc à la négation et à la frivolité le triste privilège d’être inattaquables et glorifions-nous de prêter, par notre conviction et notre sérieux, au rire des sceptiques. […] Nous craignons tant de nous laisser jouer que nous suspectons partout des attrapes, et nous sommes portés à croire que, si nos pères avaient été plus fins, ils n’eussent pas été si sérieux ni si honnêtes. […] qu’il serait beau de s’être laissé duper par elle !

1014. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Discours préliminaire, au lecteur citoyen. » pp. 55-106

Ces deux Prophetes auroient été regardés comme des insensés, & cependant ces Insensés auroient prédit exactement & les effets magiques de la moderne Philosophie qui fascine les Esprits, & la docilité des Esprits qui se laissent fasciner par la Philosophie moderne. […] Dire, en un mot, à tous les Lecteurs, avec autant d’honnêteté que de zele : Ne lisez point des Ouvrages où l’on ne gagne que des vertiges ; ne vous laissez pas duper par des raisonnemens captieux ; ne croyez point à des réputations usurpées ; ne vous fiez point à des Charlatans ; examinez, pesez, jugez : encore une fois, est-ce être partial contre les Auteurs charlatans ? […] Mais laissons-les avec leur acharnement & leur partialité ; il y a longtemps qu’ils abusent des terme, qu’ils confondent les idées, & qu’ils s’efforcent de donner au mensonge les couleurs de la vérité : nous en avons dit assez, pour prouver qu’on peut être leur adversaire déclaré, sans être injuste ni partial. […] La gloire du génie François est établie, dans l’Europe, par des Ouvrages dignes de plaire à tous les Peuples éclairés : les grands Ecrivains du siecle dernier, les bons Ecrivains de celui-ci ne nous laissent rien à envier aux autres Nations. […] Il veut à toute force me ravir le peu de mérite que les Trois Siecles supposent, & ne me laisser que les haines qu’ils m’ont attirées.

1015. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — I. (Dialogues inédits.) » pp. 1-28

Aborder Mirabeau en plein serait une rude tâche, et il n’est pas de ceux qui se laissent prendre de biais et qu’on effleure. […] Il est un point pourtant sur lequel je voudrais ne pas laisser d’incertitude. […] L’intelligence établie entre la marquise et lui n’avait pas échappé au commandant Saint-Mauris, qui avait hâte de ressaisir et de confiner celui qu’il avait trop laissé s’émanciper. […] Le marquis n’eut pas l’ombre d’un soupçon : il le plaignit, il discuta tous les détails de son récit, et me laissa dans l’admiration, etc., etc., etc. […] Belinde s’est affichée follement : je l’ai laissée faire, parce que je ne pouvais pas l’en empêcher, parce que d’ailleurs je n’ignorais pas qu’elle avait peu de chose à perdre en fait de réputation.

1016. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre VI. Le Bovarysme essentiel de l’humanité »

Or cette nécessité ne laisse pas la plus petite place à la liberté humaine. […] Ainsi cette distinction établie entre le bien moral et l’agréable ne laisse place à aucune liberté. […] Mais cette nouvelle conception, comme on va le voir, est aussi destructrice que la précédente de l’hypothèse d’un libre arbitre : car elle ne laisse non plus aucune place à l’existence du mal moral, en sorte que l’existence du mal moral, que les moralistes accordent, la détruit. […] Un choix n’est pas libre si, dans une délibération qui comporte vingt partis d’inégale valeur, on n’en laisse voir à l’intéressé que quatre ou cinq. […] On le dit libre et responsable dès qu’il est normal, dès que tous les poids qui concourent pour l’ordinaire à former cet équilibre instable se laissent voir dans la somme des éléments psychologiques qui le composent.

1017. (1913) La Fontaine « IV. Les contes »

Acanthe dit à Clymène : Laissez-moi mon amour, Madame, au nom des dieux. […] De plus, l’oracle se transforme en prescription et il prescrit d’exposer Psyché dans un lieu désert et sauvage et de l’y laisser seule en proie au monstre qui doit venir. Psyché est laissée seule. Tout ce que vous pouvez imaginer de désespoir et de larmes… Psyché, laissée seule en ce lieu sauvage, se voit soudain transportée en un palais et elle entre dans un état très bizarre : elle y devient l’épouse d’un être que, à sa voix, à ses discours, à l’entendre, à le toucher, elle trouve charmant, mais qu’elle ne voit jamais. […] Il avait la masse énorme des contes que lui avaient laissée les conteurs précédents.

1018. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre x »

Le mieux est de faire sortir des rangs (et pris aux quatre coins de la France) quelques-uns d’eux, et qu’ils parlent, qu’ils nous laissent saisir sur leur visage même, sans intermédiaire, leur bonne volonté prodigieuse et leur accord profond avec le sacrifice que réclame la patrie. […] Et si le temps s’écoule et qu’on ne reçoive rien de moi, laissez-la vivre d’espoir, soutenez-la. […] » J’ai vu des soldats se disputer avec leurs officiers parce que ceux-ci ne voulaient pas les laisser partir ; j’en ai vu un qui pleurait de rage… Nous avons tous des morts à venger. »‌ Ce 8e bataillon avait déjà été remplacé huit fois au feu. […] Sans rien écarter de ce qui faisait notre trésor (car ils montrent au moins autant que nous les aptitudes positives et le sens des réalités de surface), ils ne laissent rien de morne dans les parties mystérieuses de leur être et ils ont retrouvé les puissances des siècles de l’enthousiasme, Par là ils sont des natures plus complètes que n’étaient leurs aînés et s’approchent davantage du type de l’homme intégral.‌ […] Puisque nous voici avec le noble enfant Michel Penet (d’un esprit ravissant, plein de poésie), laissons-le nous présenter le petit chasseur Chocolat.

1019. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre I. La conscience et la vie »

La difficulté serait plutôt de trouver un problème qui eût laissé indifférent ce grand esprit, un des plus vastes que l’Angleterre ait produits au cours du siècle dernier. […] Le monde, laissé à lui-même, obéit à des lois fatales. […] A quel signe reconnaissons-nous d’ordinaire l’homme d’action, celui qui laisse sa marque sur les événements auxquels la fortune le mêle ? […] Mais là se fût arrêtée la matière si elle avait été laissée à elle-même ; et là s’arrêtera aussi, sans doute, le travail de fabrication de nos laboratoires. […] Elle ne peut subsister que si elle se subordonne l’individu, elle ne peut progresser que si elle le laisse faire : exigences opposées, qu’il faudrait réconcilier.

1020. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre XI. »

Les rares débris de ses pièces perdues nous laissent voir encore çà et là bien des effluves de ce feu lyrique dont il inondait l’âme des Grecs. […] Quoi qu’il en soit, un autre souvenir rapide, jeté par Plutarque, nous laisse un regret. […] Laissé près de la veuve et du jeune enfant d’Ajax, le Chœur les protège de sa plainte, tandis que l’enfant lui-même garde le corps de son père. […] Celui-là porta la ruine chez les hommes ; celui-là ne m’a laissé le plaisir ni de me couronner de fleurs, ni de savourer la coupe profonde, ni de prolonger la douce harmonie des flûtes et les joies de la nuit. […] Quand la flotte d’Athènes, brisée devant Syracuse, laissa tant de captifs et de blessés en Sicile, le soutien de leur vie, leur droit à l’hospitalité fut d’aller par les villes, chantant les chœurs d’Euripide.

1021. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gibbon. — I. » pp. 431-451

À l’âge de sept ans, on le mit aux mains d’un précepteur, d’un digne vicaire de campagne, John Kirkby, sur lequel il a laissé des paroles touchantes. […] En jetant un regard en arrière et en embrassant toute cette période de ses premières années, Gibbon tient à indiquer qu’il n’y laisse rien de regrettable ni à plus forte raison d’enchanteur ; que cet âge d’or du matin de la vie, qu’on vante toujours, n’a pas existé pour lui, et qu’il n’a jamais connu le bonheur d’enfance. […] Gibbon a laissé de l’éducation qu’on recevait ou plutôt qu’on ne recevait pas à Oxford de son temps une description qui, dans la froideur de son ironie, est la plus sanglante satire. […] En se faisant imprimer il avait surtout cédé au désir de son père ; comme il y avait alors quelques ouvertures pour la paix et qu’il eût désiré entrer dans la diplomatie, il s’était laissé persuader que cette preuve publique de son talent aiderait les démarches de ses amis. […] « Le capitaine des grenadiers du Hampshire, dit-il en prévoyant le sourire du lecteur, n’a pas été tout à fait inutile à l’historien de l’Empire romain. » L’homme de lettres en lui ne se laisse jamais oublier.

1022. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — II. (Suite.) » pp. 434-453

Laissons les comparaisons : il ne s’agit pour le moment que de bien définir, par un caractère général qui l’honore, ce groupe littéraire de Collin d’Harleville, d’Andrieux, de Picard, d’Alexandre Duval (avant la brouille), de Roger (avant l’esprit de parti), de Campenon, Lémontey et autres. […] Andrieux nous a relu ses Deux Vieillards : le style en est parfait ; l’intrigue laisse à désirer. […] Je laisse les lettres de mes amis s’accumuler pendant la guerre qui ne me permet pas un instant de loisir, et c’est lorsque les traités sont signés que je me mets en règle avec eux. […] Daru, ceux que j’ai montrés rassemblés autour de lui, et qui étaient proprement de son cercle, avaient sur Fontanes un avantage : ils étaient productifs et assez féconds, ils payaient de leur personne ; leurs œuvres inégales laissaient à désirer, mais elles occupaient et intéressaient le public à leur moment. Quoique ces auteurs, même les plus classiques comme Andrieux, n’eussent point à beaucoup près, autant que Fontanes, le culte et la vive intelligence de la langue du xviie  siècle, ils ne laissaient pas dans leurs principaux membres (et le nom de Daru nous les résume et nous les garantit) de composer une bonne école, somme toute, une bonne race en littérature.

1023. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — II » pp. 159-177

Il y a telle lettre où il commence par dire qu’il n’a rien à dire, et, sous prétexte de cela, il se met à trouver de très jolies choses et très sensées ; il y donne toute la théorie de la correspondance familière entre amis : écrire toujours, un mot chassant l’autre, et laisser courir la plume sans y tant songer, comme va la langue quand on cause, comme va le pas quand on chemine. […] quand je devrais être réputé bête partout ailleurs, cher monsieur Griflith, laissez-moi passer pour un génie à Olney. […] La corolle était toute remplie, et les feuilles étaient tout humides ; à la voir avec poésie, on aurait dit qu’elle versait des pleurs pour ses boutons laissés à regret sur le riche buisson où elle avait fleuri. […] La composition et la publication de son premier recueil n’avaient fait que le mettre en train et en verve ; il sentait que ce n’était qu’en écrivant, et en écrivant des vers, qu’il pouvait échapper complètement à sa mélancolie : Il y a, disait-il vers ce temps, il y a dans la peine et le travail poétique un plaisir que le poète seul connaît : les tours et les détours, les expédients et les inventions de toute sorte auxquels a recours l’esprit, à la poursuite des termes les plus propres, mais qui se cachent et qui ne se laissent point prendre aisément ; — savoir arrêter les fugitives images qui remplissent le miroir de l’âme, les retenir, les serrer de près, et les forcer de se fixer jusqu’à ce que le crayon en ait tiré dans toutes leurs parties une ressemblance fidèle ; alors disposer ses tableaux avec un tel art que chacun soit vu dans son jour le plus propice, et qu’il brille presque autant par la place qui lui est faite, que par le travail et le talent qu’il nous a coûtés : ce sont là des occupations d’un esprit de poète, si chères, si ravissantes pour sa pensée, et de nature à le distraire si adroitement des sujets de tristesse, que, perdu dans ses propres rêveries, heureux homme ! […] Aucun sopha alors ne m’attendait à mon retour, et je n’avais point besoin de sopha alors ; la jeunesse répare la dépense de ses esprits et de ses forces en un rien de temps ; par un long exercice elle n’amasse qu’une courte fatigue ; et quoique nos années, à mesure que la vie décline, s’enfuient bien rapidement et qu’il n’y en ait point une seule qui ne nous dérobe en s’en allant quelque grâce de jeunesse que l’âge aimerait à garder, une dent, une mèche brune ou blonde22, et qu’elle blanchisse ou raréfie les cheveux qu’elle nous laisse, toutefois le ressort élastique d’un pied infatigable qui monte légèrement le degré champêtre où qui franchit la clôture ; ce jeu des poumons, cette libre et pleine inhalation et respiration de l’air qui fait qu’un marcher rapide ou qu’une roide montée ne sont point une fatigue pour moi ; tous ces avantages, mes années ne les ont point encore dérobés ; elles n’ont point encore diminué mon goût pour les belles vues naturelles ; ces spectacles qui calmaient ou charmaient ma jeunesse, maintenant que je ne suis plus jeune, je les trouve toujours calmants et toujours ayant le pouvoir de me charmer.

1024. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau. »

C’est ainsi qu’il l’entend, et il le confesse : « Je suis beaucoup plus chrétien qu’on ne le suppose, écrivait-il un jour à l’abbé de Pradt (un prélat très coulant, il est vrai) ; on ne me traiterait pas d’antichrétien, si on ne faisait du christianisme un moyen politique. » — « Pour douter de ce que beaucoup de gens croient, disait-il encore, il n’en résulte pas que je ne croie à rien. » A vingt ans, il faisait maigre le vendredi saint, quoique le maigre l’incommodât ; non pas qu’il s’en tînt à la conclusion un peu vague du Vicaire savoyard, qui laisse la porte entr’ouverte à l’idée de révélation, mais il rendait hommage à la mort la plus touchante du meilleur d’entre les fils des hommes. […] Il est encore tout entier dans cette lettre à un jeune homme triste, souffrant, entravé dans ses goûts, et à qui il dit pour le consoler : « Ne vous laissez pas aller aux longues et secrètes douleurs : Dieu le défend à notre nature… J’ai connu tout cela, Monsieur, voilà pourquoi je me permets de vous en parler. […] C’est parce qu’on se laisse aller à toutes les flatteries de bonne foi de ceux qui vous entourent, qu’on est toujours disposé à se croire plus qu’on n’est, à se supposer une valeur qu’on n’a pas. […] Un jour, Lamennais veut louer Béranger dans un de ses livres, et il le fait sans restriction aucune : le passage est communiqué d’avance au poëte qui lui répond par ce petit avis, mêlé au remerciement : « A des louanges aussi flatteuses ne conviendrait-il pas d’ajouter : Il est fâcheux qu’en chantant pour le peuple, Béranger se soit d’abord trop laissé entraîner à la peinture de mœurs, que plus tard sans doute il eût voulu pouvoir corriger ? […] Comme l’encre y abonde sans cesse, dès que nous laissons reposer notre plume, le noir liquide se répand et coule jusqu’au siège de nos affections.

1025. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Maurice et Eugénie de Guérin. Frère et sœur »

Nous la comprenons, cette tendresse de scrupule et de conscience, nous l’honorons et dans la famille et chez les amis catholiques bretons qui la partagent ; mais qu’on me laisse dire qu’elle est excessive et qu’elle ne saurait prévaloir contre les faits. […] … Ma vie fougueuse se tempérait alors au point de ne laisser plus qu’un léger sentiment de mon existence répandu par tout mon être avec une égale mesure comme dans les eaux ; oui je nageais, les lueurs de la déesse qui parcourt les nuits. […] Ces immobilités soudaines me laissaient ressentir ma vie tout émue… Autrefois, j’ai coupé dans les forêts des rameaux qu’en courant j’élevais par-dessus ma tête : la vitesse de la course suspendait la mobilité du feuillage qui ne rendait plus qu’un frémissement léger ; mais au moindre repos, le vent et l’agitation rentraient dans le rameau, qui reprenait le cours de ses murmures. […] Ces jolis chants et ce lavage de fontaine me donnaient à penser diversement : les oiseaux me faisaient plaisir, et, envoyant s’en aller toute bourbeuse cette eau si pure auparavant, je regrettais qu’on l’eût troublée, et me figurais notre âme quand quelque chose la remue ; la plus belle même se décharme quand on en touche le fond, car au fond de toute âme humaine il y a un peu de limon. » Elle-même, elle se laisse couler sur ce papier qu’elle quitte et reprend souvent ; elle est triste, il lui manque quelque chose, sa tranquillité n’est qu’à la surface ; cela lui faitdu bien d’écrire et lui décharge l’âme de ce triste qui parfois la trouble ; elle se sent mieux après. […] Moi, je vivrais d’aimer : soit père, frères, sœur, il me faut quelque chose. » Ce Journal même où elle s’écoule, et qui ne laisse pas de lui donner, de temps en temps, de petits scrupules à cause du plaisir qu’elle y prend, ne lui suffit pas.

1026. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Mémoires de l’abbé Legendre, chanoine de Notre-Dame, secrétaire de M. de Harlay, archevêque de Paris. »

La figure de l’archevêque, M. de Harlay, est de celles qui peuvent tenter une plume amie des nuances ou des contrastes ; même après les beaux portraits qu’ont laissés de lui des maîtres de la fin du xviie  siècle (Saint-Simon d’Aguesseau), il reste bien à dire. […] Il y remet à leur vrai rang le Père de La Rue, le Père Gaillard, un peu surfaits alors ; il laisse le Père Bourdaloue à la première place où l’estime publique l’avait d’abord porté, quoiqu’il prétende n’avoir pas eu à se louer personnellement de lui ; voici ce qu’il en dit : « Peut-être n’y a-t-il pas eu de prédicateur plus suivi que le Père Bourdaloue, — j’ajoute, ni qui ait plus mérité de l’être. […] Quoique la prédication fût alors mon plus grand objet, je ne laissais pas de m’exercer à écrire selon l’occasion, soit en français, soit en latin, sachant bien que plus on vaut, plus on peut faire fortune auprès des Grands qui en sont la source. […] Ce prélat de qualité et qu’on vient de voir si en beau, quoique réellement le portrait ne soit que ressemblant et nullement flatté, avait fait d’excellentes études au collège de Navarre, où il avait laissé de brillants souvenirs. […] Qu’on me laisse dire hardiment qu’un tel homme avait et devait avoir la faconde sacrée plus que la véritable éloquence sacrée.

1027. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « M. Émile de Girardin. »

On l’a assez fait dans ce journal, auprès de moi ; je laisse aux fines plumes, et plus alertes que la mienne, leur duel habile et tout leur jeu. […] Il est difficile aux auteurs de ne pas se peindre, surtout dans un premier ouvrage : Émile, qui ne fait autre chose que se raconter à Mathilde, essaye à un endroit de se peindre aussi, ou du moins de tracer l’idéal relatif qu’il a parfois devant les yeux et qu’il est tenté de réaliser : « Il y aurait, dit-il, un caractère intéressant à développer dans un roman ; ce serait celui d’un jeune homme né comme moi sans famille, sans fortune, suffisant à tout ce qui lui manquerait par sa seule énergie, et dont les forces croîtraient avec les obstacles ; un jeune homme qui se placerait au-dessus d’une telle position par un tel caractère ; qui, loin de se laisser abattre par les difficultés, ne penserait qu’à les vaincre, et, esclave seulement de ses devoirs et de sa délicatesse, aurait su parvenir, en conservant son indépendance, à un poste assez élevé pour attirer sur lui les regards de la foule et se venger ainsi de l’abandon. […] Un mot qu’il laisse échapper devant son excellent maître et ami l’abbé de La Tour éveille les craintes de ce dernier et, pour prévenir un malheur, l’abbé croit devoir révéler à son élève le mystère de sa naissance qu’il lui avait caché jusqu’alors. […] Il y a dans le cœur des hommes plus de pauvreté qu’il n’y a de misère dans la vie. » La sévérité morale, si naturelle à la première jeunesse que rien n’a corrompue, s’y marque en bien des pensées : « Dès que l’on aime, on a besoin de s’estimer ; la dignité est inhérente à tous les sentiments passionnés et au désir de plaire. » « La sensibilité profonde est aussi rare que la vertu ; … le cœur qui peut se laisser séduire un instant ne s’attache véritablement qu’à ce qu’il respecte. […] Je laisse chacun achever un parallèle qui n’est pas de pure forme, et où tant d’idées se pressent.

1028. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « La reine Marie Leckzinska (suite et fin.) »

Une tapisserie jaune, suspendue dans le fond, laisse un vaste jour ouvert sur un parc dont on entrevoit de hauts ombrages. […] Mais laissons parler l’exact chroniqueur : « Octobre. — Lundi 4, notre bonne reine a vu Paris ; elle est venue à Notre-Dame demander un Dauphin à la Vierge, et de là elle est allée à Sainte-Geneviève, à la même fin. […] Je laisse à penser si l’on dut rire. […] « On oublie, en voyant Thémire, qu’il puisse y avoir d’autres grandeurs, d’autres élévations que celle des sentiments ; on se laisserait presque aller à l’illusion de croire qu’il n’y a d’intervalle d’elle à nous que la supériorité de son mérite : mais un fatal réveil nous apprendrait que cette Thémire si parfaite, si aimable, c’est — la Reine. […] Papillon, lui présentant la liste des pièces qu’on devait jouer à, la Cour, n’osait nommer le Cocu imaginaire et l’avait laissé en blanc.

1029. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Marie-Antoinette (suite.) »

Entre les divers sentiments publics, c’est le mépris avant tout, et à tout prix, qu’il faut éviter et dont celui qui gouverne ne doit jamais laisser approcher de lui l’ombre même et le soupçon. […] Les nouvelles que vous voulez bien me donner des heureux progrès dans votre lien conjugal me font le plus grand plaisir, et vous voulez même presque me laisser l’espérance d’y avoir contribué par mes propos, qui étaient bien épurés par l’intention unique de cimenter par là les liens et le bonheur de deux personnes qui me sont si chères et précieuses. » Enfin le 19 décembre 1778, la reine accouche de son premier enfant qui sera Madame, duchesse d’Angoulême. […] Mais ne croyez pas que je me laisse aller à rien d’indigne de moi ; j’ai déclaré que je ne me vengerais jamais qu’en redoublant le bien que j’ai fait… » On reconnut trop tard alors qu’on avait fait fausse route et qu’au lieu de déférer au conseil de M. de Breteuil qui avait voulu un procès et un éclat, on aurait mieux fait d’étouffer l’affaire, selon l’avis prudent de M. de Vergennes. […] Vouloir étouffer l’affaire, c’était laisser le champ libre à toutes les suppositions les plus odieuses et paraître craindre le grand jour. […] Quoique dans le pays des Chambres haute et basse, des oppositions et des motions, vous pouvez vous fermer les oreilles et laisser dire.

1030. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Catinat. »

laissons Saint Simon parler et peindre : « De l’esprit, dit-il, dans son admirable et brûlant croquis de La Feuillade, une grande valeur, une plus grande audace, une pointe de folie gouvernée toutefois par l’ambition, et la probité et son contraire fort à la main, avec une flatterie et une bassesse insignes pour le roi, firent sa fortune et le rendirent un personnage à la Cour, craint des ministres et surtout aux couteaux continuels avec M. de Louvois. ». […] On ne se laisse point payer de mots, ni même d’espèces ; on a des restes d’honneur ; on ne veut voir qu’abus de la force dans cette première et si prompte inexécution du traité ; on ne peut croire à un pareil oubli de générosité chez Louis XIV, un si puissant roi ! […] On suit ce conseil : pourtant l’affaire se continue avec instance, et l’on désire à Versailles que, nonobstant tous les désaveux, et coupant court à toutes les négociations reprises, Catinat aille de l’avant, fasse son métier de soldat, et s’empare le plus honnêtement qu’il pourra de la ville et du château que le traité laissait au duc. […] Le gouverneur et commandant des troupes du duc, le marquis de Gonzague, est un homme d’esprit et qui ne se laisse pas jouer. […] Cependant je vois avec beaucoup de surprise que vous attendiez les ordres de Sa Majesté, sur quoi vous êtes d’autant moins excusable que, si vous aviez cru avoir besoin desdits ordres, vous n’auriez pas dû manquer de l’écrire par un courrier exprès, qui vous en aurait apporté la réponse en huit ou neuf jours… Quoique j’espère que les dépêches qui vous ont été remises par le courrier La Neuville, il y a plus de quatre jours, vous auront porté à demander audit marquis l’entrée dudit château, je ne laisse pas de vous dépêcher ce courrier exprès pour vous témoigner la mauvaise satisfaction que le roi a du retardement que vous avez apporté, etc… » Louis XIV, pas plus que Napoléon, n’aimait qu’on se le fît dire deux fois ni qu’on lui fît répéter un ordre.

1031. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « THÉOPHILE GAUTIER (Les Grotesques.) » pp. 119-143

Gautier ne soit pas homme à se laisser prendre en flagrant délit d’un dessein littéraire prémédité et qui aurait l’air sérieux, quoiqu’il se moque lui-même très-agréablement de la plupart des pauvres diables dont il s’est senti d’humeur à s’occuper cette fois, et quoiqu’enfin dans sa post-face (les préfaces sont le pont-aux-ânes, et dans un livre sur les grotesques il est bien permis de les mettre à l’envers) il ait paru faire bon marché de l’effort capricieux et léger qu’il venait de tenter, nous remplirons tout gravement à son égard notre métier de critique, et dussions-nous être réputé de lui bien pédant, bien académicien déjà, nous rendrons justice à l’idée logique de son livre, nous la discuterons, sans préjudice toutefois des brillantes fantaisies et des mille arabesques dont il l’entoure. […] il laisse ces scrupules aux Étienne Pasquier, aux Antoine Du Verdier et autres pédants, comme il les appelle tout net (tome I, page 7). […] On aime, indépendamment du jugement critique, à savoir avec précision ce qu’a écrit l’auteur qu’on juge, ce qu’il a laissé d’imprimé ou d’inédit, et même ce qui a été pensé par d’autres à son sujet. […] Après t’être affligé pense à te réjouir : Qui t’a fait la douleur t’a laissé les remèdes, etc. […] Racan et même Maynard, avec bien moins de mouvement d’idées sans doute et moins de velléités originales, ont laissé d’eux-mêmes des témoignages poétiques bien supérieurs et encore subsistants51.

1032. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « DISCOURS DE RÉCEPTION A L’ACADÉMIE FRANÇAISE, Prononcé le 27 février 1845, en venant prendre séance à la place de M. Casimir Delavigne. » pp. 169-192

Un de ses oncles était lié avec Andrieux et lui montra ces premiers vers de Casimir : « Qu’il laisse les vers, répondit Andrieux, c’est un vilain métier : qu’il fasse son droit et devienne un bon avocat !  […] S’il céda quelquefois sur des points de détail, quand il le crut nécessaire et raisonnable, il ne se laissa jamais tenter ni entraîner aux séductions croissantes, ni aux souffles impétueux. […] S’il n’est ni si impétueux, ni si entraîné qu’on voudrait d’abord, laissez-le faire, laissez-le rêver à loisir, seul, ne l’interrompez ni ne l’excitez : il arrive aussi à ses effets, à ses nobles et douces fins. […] Lui-même a consacré les prémices de son bonheur domestique dans les seuls vers peut-être où il se soit permis ce genre d’épanchement : Il n’est point de beaux lieux que n’embellisse encore Le sentiment profond qu’on éprouva près d’eux… De tels vers et ceux qui suivent, et que je regrette de ne pouvoir citer avec étendue, ont tout leur prix chez le poëte qui n’a laissé échapper de son âme discrète que de pudiques parfums.

1033. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « M. Émile Zola, l’Œuvre. »

Il semble que la meilleure condition pour écrire des romans vrais, ce soit de vivre en pleine réalité actuelle et de laisser les sujets vous venir d’eux-mêmes : M.  […] Trois ou quatre signes sensibles de ce détachement : le jour de leur mariage (il y a des années qu’ils sont ensemble), il ne songe pas à la traiter en mariée ; il se laisse entraîner chez Irma Bécot ; il fait poser Christine pour son grand tableau et oublie de l’embrasser après la pose. […] Double duel à mort entre le peintre et cette image qui résiste, qui ne veut pas se laisser peindre comme il la voit, et qui pourtant l’attire et le retient invinciblement, et, d’autre part, entre cette femme peinte et la femme de chair. […] L’auteur ne veut pas nous laisser oublier que, si Angélique est sage, c’est parce qu’elle brode des chasubles et qu’elle vit à l’ombre d’une vieille cathédrale, mais que, dans d’autres conditions, elle eût pu aussi bien être Nana. […] Ce monsieur qui a écrit de si vilaines choses, ma chère fait peur aux vierges innocentes du portail de Sainte-Agnès… Qu’il laisse les vierges tranquilles !

1034. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre IV. Ordre d’idées au sein duquel se développa Jésus. »

En dehors de la Révolution française, aucun milieu historique ne fut aussi propre que celui où se forma Jésus à développer ces forces cachées que l’humanité tient comme en réserve, et qu’elle ne laisse voir qu’à ses jours de fièvre et de péril. […] Elles laissaient tout faire jusqu’au jour où elles croyaient devoir sévir. […] Des tourterelles sveltes et vives, des merles bleus si légers qu’ils posent sur une herbe sans la faire plier, des alouettes huppées, qui viennent presque se mettre sous les pieds du voyageur, de petites tortues de ruisseaux, dont l’œil est vif et doux, des cigognes à l’air pudique et grave, dépouillant toute timidité, se laissent approcher de très près par l’homme et semblent l’appeler. […] Laissez l’austère Jean-Baptiste dans son désert de Judée, prêcher la pénitence, tonner sans cesse, vivre de sauterelles en compagnie des chacals. […] Le verset 11 laisse supposer que Simon le Magicien était déjà célèbre au temps de Jésus.

1035. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Le père Lacordaire orateur. » pp. 221-240

Son père, médecin, était venu se fixer là, après avoir fait une campagne dans la guerre d’Amérique sous Rochambeau ; homme de bien et d’honneur, il a laissé dans le pays des souvenirs que quarante années écoulées depuis ont à peine effacés. […] Ou plutôt, laissons de côté les métaphores, il parle le français du xixe  siècle à des jeunes hommes du xixe  siècle, à ceux dont il voit dans cette nef immense de Notre-Dame les têtes pressées à ses pieds, et à qui il dit : « Vous qui venez ici entendre la parole divine avec un cœur enflé et comme des juges !  […] Je ne dirai point les causes de cette catastrophe ; outre qu’elles ne sont pas de mon sujet, il répugne au fils de la patrie de creuser trop avant dans les douleurs nationales, et il laisse volontiers au temps tout seul le soin d’éclaircir les leçons renfermées par Dieu même au fond des revers. […] Je n’ai réussi que bien imparfaitement à rendre cette physionomie singulière, originale, attrayante, si peu gallicane et si française, qui plaît jusque dans ses hasards, où le naturel se dégage en jets heureux de quelques bizarreries de goût, où l’audace ne compromet pas de réelles beautés ; cet orateur au vêtement blanc, à l’air jeune, à la parole vibrante, aux prunelles de feu, et dont les lèvres, faites pour s’ouvrir et laisser courir la parole, expriment à la fois l’ardeur et la bonté. […] Je laisse à cette grande renommée d’Érasme la gloire de la science et de l’esprit, mais je ne cesserai jamais de revendiquer sous ce nom le droit du bon sens fin et mitigé, de la raison qui regarde, qui observe, qui choisit, qui ne veut point paraître croire plus qu’elle ne croit ; en un mot, je ne cesserai jamais, en face des philosophies altières et devant la foi même armée du talent, de stipuler le droit, je ne dis pas des tièdes, mais des neutres.

1036. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Le Livre des rois, par le poète persan Firdousi, publié et traduit par M. Jules Mohl. (3 vol. in-folio.) » pp. 332-350

Dans sa ville natale de Thous, Ferdousi enfant, fils d’un jardinier, assis au bord du canal d’irrigation qui coulait devant la maison de son père, s’était dit souvent qu’il serait beau de laisser un souvenir de lui dans ce monde qui passe. […] Mais ce poète, nommé Dakiki, n’avait pas en lui tout ce qu’il faut de sagesse pour accomplir les pensées graves ; il se laissa aller aux mauvaises compagnies, il leur abandonna son âme faible et douce, et périt assassiné dans une débauche. […] En partant, il laissa aux mains d’un ami un papier scellé, recommandant qu’on le remît au sultan vingt jours après son départ. […] On y lit : Ô Roi, je t’ai adressé un hommage qui sera le souvenir que tu laisseras dans le monde. […] On porta les présents du sultan chez la fille de Ferdousi, qui, d’un cœur digne de son père, les refusa en disant : « J’ai ce qui suffit à mes besoins, et ne désire point ces richesses. » Mais le poète avait une sœur qui se rappela le désir que celui-ci avait nourri dès l’enfance de bâtir un jour, en pierre, la digue de la rivière de Thous, pour laisser dans un bienfait public le souvenir de sa vie.

1037. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « M. de Féletz, et de la critique littéraire sous l’Empire. » pp. 371-391

Et en général, quand on revient, après quelques années d’intervalle, sur d’anciens articles de critique et de polémique, on est frappé de la disproportion qui paraît entre ces articles mêmes et l’effet qu’ils ont produit ou le souvenir qu’ils ont laissé. […] Quelques-uns des écrivains que nous avons cités, devenus grands personnages et grands fonctionnaires, laissèrent la plume. […] Quand il ne se laisse point détourner par la passion ni déranger par certains calculs, il dit des choses qui se retrouvent vraies en définitive ; il a raison d’une manière peu gracieuse, mais il a raison. […] Ses articles, recueillis sous le titre d’Annales littéraires, se laissent encore parcourir agréablement, ou du moins avec estime. […] Il laissa voir ce défaut quand il eut à parler des Martyrs de M. de Chateaubriand, du Shakespeare de M. 

1038. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Lettres de la marquise Du Deffand. » pp. 412-431

Née en 1697, morte en 1780, elle a traversé presque tout le xviiie  siècle, dont, encore enfant, elle avait devancé d’elle-même les opinions hardies, et, à aucun moment, elle ne s’est laissé gagner par ses engouements de doctrine, par son jargon métaphysique ou sentimental. […] Si elle les lit, son jugement s’échappe aussitôt et ne se laisse arrêter à aucune considération du dehors. […] On désire un appui, on se laisse charmer par l’espérance de l’avoir trouvé ; c’est un songe que les circonstances dissipent et sur qui elles font l’effet du réveil. […] Vous autres Anglais, disait-elle à Walpole, vous ne vous soumettez à aucune règle, à aucune méthode ; vous laissez croître le génie sans le contraindre à prendre telle ou telle forme ; vous auriez tout l’esprit que vous avez, si personne n’en avait eu avant vous. […] Le fidèle secrétaire Viart, qui venait de l’écrire, ne put la relire tout haut à sa maîtresse sans laisser éclater ses sanglots ; elle lui dit alors ce mot si profondément triste dans son naïf étonnement : « Vous m’aimez donc ? 

1039. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Mémoires d’outre-tombe, par M. de Chateaubriand. Le Chateaubriand romanesque et amoureux. » pp. 143-162

» Et c’était à l’Alhambra qu’elle lui avait donné rendez-vous au retour, et laissé entrevoir la récompense. […] Je sais bien que vous l’avez dit d’une autre manière, en le voilant de romanesque et de poésie, dans Le Dernier des Abencérages ; mais, du moment que vous faisiez des mémoires, il y avait lieu et il y avait moyen de nous laisser mieux lire dans ce cœur, s’il fut vrai et sincèrement entraîné un jour. […] Le christianisme est venu, qui, là où il n’apporte pas la paix, apporte le trouble et laisse le glaive dans le cœur, y laisse la douleur aiguë. […] Opposons vite ce divin tableau d’Ève encore innocente aux flammes quelque peu infernales qu’on trouve sous le faux christianisme de René : Ainsi parla notre commune mère, dit le chantre du Paradis, et, avec des regards pleins d’un charme conjugal non repoussé, dans un tendre abandon, elle s’appuie, en l’embrassant à demi, sur notre premier père ; son sein demi-nu, qui s’enfle, vient rencontrer celui de son époux, sous l’or flottant des tresses éparses qui le laissent voilé.

1040. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur de Balzac. » pp. 443-463

Enfants de quinze ans,      Laissez danser vos mamans ! […] Quand il en fut de sa lecture au passage où il dit : « Mais je craindrais, en lisant Rousseau, d’arrêter trop longtemps mes regards sur de coupables faiblesses, qu’il faut toujours tenir loin de soi… » Sieyès l’interrompit en disant : « Mais non, il vaut mieux les laisser approcher de soi, pour pouvoir les étudier de plus près. » Le physiologiste, avant tout curieux, venait ici à la traverse du littérateur qui veut le goût avant tout. […] Enfin, lui, qui admirait tant Napoléon, et que ce grand exemple, transposé et réfléchi dans la littérature, éblouissait comme il en a ébloui tant d’autres, j’aurais voulu qu’il laissât de côté, une bonne fois, ces comparaisons, ces émulations insensées et à l’usage des enfants, et, s’il lui fallait absolument chercher son idéal de puissance dans les choses militaires, qu’il se posât quelquefois cette question, bien faite pour trouver place dans toute bonne rhétorique française : « Lequel est le plus beau, un conquérant d’Asie entraînant à sa suite des hordes innombrables, ou M. de Turenne défendant le Rhin à la tête de trente mille hommes ?  […] Eugène Sue (laissons de côté le socialiste et ne parlons que du romancier) est peut-être l’égal de M. de Balzac en invention, en fécondité et en composition. […] Qu’elle fasse trêve du moins, qu’elle se repose ; qu’elle laisse aussi à la société le temps de se reposer après l’excès, de se recomposer dans un ordre quelconque, et de présenter à d’autres peintres, d’une inspiration plus fraîche, des tableaux renouvelés.

1041. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Les Confessions de J.-J. Rousseau. (Bibliothèque Charpentier.) » pp. 78-97

Je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi… Ma mère avait laissé des romans ; nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. […] Ces races aristocratiques et fines, douées d’un tact si exquis et d’un sentiment de raillerie si vif, ou n’aimaient pas ces choses simples, ou n’osaient pas le laisser voir. […] Rousseau n’est pas seulement un ouvrier de la langue, apprenti avant d’être maître, et qui laisse voir par endroits la trace des soudures : c’est au moral un homme qui, jeune, a passé par les conditions les plus mêlées, et à qui certaines choses laides et vilaines ne font pas mal au cœur quand il les nomme. […] Avant lui, le seul La Fontaine, chez nous, avait connu et senti à ce degré la nature et ce charme de la rêverie à travers champs ; mais l’exemple tirait peu à conséquence ; on laissait aller et venir le bonhomme avec sa fable, et l’on restait dans les salons. […] Ce jour-là il découvrait la rêverie, ce charme nouveau qu’on avait laissé comme une singularité à La Fontaine, et qu’il allait, lui, introduire décidément dans une littérature jusque-là galante ou positive.

1042. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Vauvenargues. (Collection Lefèvre.) » pp. 123-143

Laissez dire à ceux qui regardent cette étude comme au-dessous d’eux. […] Il arrête Pascal au début, dès les premiers mots, et c’est là qu’il faut effectivement l’arrêter, si l’on ne veut pas lui laisser le temps de faire en quelque sorte son nœud, dans lequel il vous tient ensuite et il vous serre. […] Et il laisse pressentir quelques-unes de ces misères : Dans les conditions éminentes, la fortune, au moins, nous dispense de fléchir devant ses idoles. […] Pourtant on trouvait, dans les Pensées et Paradoxes qui venaient aussitôt après ces deux morceaux, plus d’un trait en désaccord avec la doctrine chrétienne rigoureuse ; la seule manière dont Vauvenargues y parle de la mort qui ne doit pas être, selon lui, le but final et la perspective de l’action humaine, et qui lui paraît en elle-même la plus fausse des règles pour juger d’une vie, cette façon d’envisager l’une des quatre fins de l’homme est trop opposée au point de vue de l’orthodoxie et en même temps trop essentielle chez Vauvenargues pour laisser aucun doute sur la direction véritable de ses pensées. […] Involontairement et si l’on n’y prend garde, quand on juge l’humanité, on se laisse influencer par l’arrière-pensée du rang qu’on y tiendrait soi-même ; on est porté à l’élever ou à la rabaisser selon qu’on se sent au-dedans plus ou moins de vertu, plus ou moins de portée et d’essor.

1043. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Florian. (Fables illustrées.) » pp. 229-248

Dans ces demi-confessions intitulées Mémoires d’un jeune Espagnol, il a jugé à propos de travestir les noms de personnes et de lieux, ce qui laisse de l’incertitude sur quelques points, d’ailleurs peu importants. […] Je laisse de côté le reste des écrits en prose qu’il publia, ou qui parurent après lui, et dans aucun desquels il ne s’est surpassé. […] Dans une étude détaillée sur La Fontaine, cela se prouverait aisément : on le verrait, dans sa première manière, s’appliquer à la fable proprement dite, et en atteindre la perfection dès la fin de son premier livre, dans Le Chêne et le Roseau ; mais bientôt il est maître et il se joue ; il agrandit son cadre, il le laisse souvent, il l’oublie. […] attends-moi… La sarcelle le quitte,     Et revient traînant un vieux nid Laissé par des canards ; elle l’emplit bien vite De feuilles de roseau, les presse, les unit Des pieds, du bec, en forme un batelet capable        De supporter un lourd fardeau ;        Puis elle attache à ce vaisseau Un brin de jonc qui servira de câble. […] Pas un moment n’était laissé aux souvenirs ; on ne se quittait point, de peur de se retrouver avec un nuage au front.

1044. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Charles Perrault. (Les Contes des fées, édition illustrée.) » pp. 255-274

Cette place lui laisse du loisir, et il fait des vers ; il les fait dans le genre galant et précieux du jour. […] Et sans plus de réponse, je me borne à citer l’aimable anecdote suivante qui nous montre au vrai le caractère sincère et ingénu de Perrault, et je laisse l’impression s’en faire d’elle-même sur le lecteur : Quand le jardin des Tuileries fut achevé de replanter, et mis dans l’état où vous le voyez : « Allons aux Tuileries, me dit M. Colbert, en condamner les portes ; il faut conserver ce jardin au roi, et ne le pas laisser ruiner par le peuple, qui, en moins de rien, l’aura gâté entièrement. » La résolution me parut bien rude et fâcheuse pour tout Paris. […] À partir de ce jour, Boileau ne cessa, dans ses écrits, de lancer des épigrammes contre Perrault et contre son illustre frère ; et de son côté, sans témoigner une colère aussi personnelle, Perrault s’appliqua de plus en plus à développer ses doctrines avec esprit et un mélange de légèreté et de bon sens qui ne laissait pas de séduire les indifférents et de piquer les adversaires. […] La brièveté et la simplicité du texte contribuait à laisser au livre son caractère monumental.

1045. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Marguerite, reine de Navarre. Ses Nouvelles publiées par M. Le Roux de Lincy, 1853. » pp. 434-454

C’est même ainsi qu’elle se laissa prendre et gagner insensiblement aux doctrines des réformés qui se présentèrent d’abord à elle sous la forme savante et littéraire : traducteurs des Écritures, ils ne voulaient, ce semble, qu’en propager l’esprit et en faire mieux entendre le sens aux âmes pieuses ; elle les goûtait et les favorisait à titre de savants, les accueillait comme hommes aimant à la fois « les bonnes lettres et le Christ », ne voulait croire chez eux à aucune arrière-pensée factieuse ; et, lors même qu’elle parut détrompée sur l’ensemble, elle continua jusqu’à la fin de plaider pour les individus avec zèle et humanité auprès du roi son frère. […] Enfin elle peut être utile à ce frère qu’elle considère « comme celui seul que Dieu lui a laissé en ce monde, père, frère et mari ». […] Sa mise est simple : sa cotte ou robe monte assez haut, à plat, sans rien de galant, et s’accompagne de fourrures ; sa cornette, basse sur sa tête, encadre le front et le haut du visage, et laisse à peine passer quelques cheveux. […] Notre Marguerite ne fit rien de tel ; elle laissait de son temps ce rôle aux duchesses d’Étampes. […] Elle le laissa donc et partit, pour qu’il pût accomplir en tout recueillement ces pieuses cérémonies dues aux morts.

1046. (1767) Salon de 1767 « Adressé à mon ami Mr Grimm » pp. 52-65

Si les grands maîtres se retirent, les subalternes se retireront, ne fût-ce que pour se donner un air de grands maîtres ; bientôt les murs du Louvre seront tout nuds, ou ne seront couverts que du barbouillage de polissons, qui ne s’exposeront que par ce qu’ils n’ont rien à perdre à se laisser voir ; et cette lutte annuelle et publique des artistes venant à cesser, l’art s’acheminera rapidement à sa décadence. […] L’homme habile à qui l’homme riche demande un morceau qu’il puisse laisser à son enfant, à son héritier, comme un effet prétieux, ne sera plus arrêté par mon jugement, par le vôtre, par le respect qu’il se portera à lui-même, par la crainte de perdre sa réputation : ce n’est plus pour la nation, c’est pour un particulier qu’il travaillera, et vous n’en obtiendrez qu’un ouvrage médiocre, et de nulle valeur. […] Tel autre qui en a le goût, et n’y étoit allé chercher qu’un quard’heure d’amusement, y laisse une somme de deux mille écus. […] Laisse là ce reproche que les sots, qui ne pensent point, font aux hommes profonds qui pensent… tenez, sans m’alambiquer tant l’esprit ; quand je veux faire une statue de belle femme ; j’en fais déshabiller un grand nombre ; toutes m’offrent de belles parties et des parties difformes ; je prends de chacune d’elles ce qu’elles ont de beau… et à quoi le reconnois-tu ? […] Je prétens que la raison principale pour laquelle les arts n’ont pu dans aucun siècle, chez aucune nation atteindre au degré de perfection qu’ils ont eue chez les grecs ; c’est que c’est le seul endroit de la terre où ils ont été soumis au tâtonnement ; c’est que, grâce aux modèles qu’ils nous ont laissés, nous n’avons jamais pu, comme eux, arriver successivement et lentement à la beauté de ces modèles ; c’est que nous nous en sommes rendus plus ou moins servilement imitateurs, portraitistes, et que nous n’avons jamais eu que d’emprunt, sourdement, obscurément le modèle idéal, la ligne vraie ; c’est que si ces modèles avaient été anéantis, il y a tout à présumer qu’obligés comme eux à nous traîner d’après une nature difforme, imparfaite, viciée, nous serions arrivé comme eux à un modèle original et premier, à une ligne vraie qui aurait été bien plus nôtre, qu’elle ne l’est et ne peut l’être : et pour trancher le mot, c’est que les chefs-d’œuvre des anciens me semblent faits pour attester à jamais la sublimité des artistes passés, et perpétuer à toute éternité la médiocrité des artistes à venir.

1047. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre II : M. Royer-Collard »

Il dira à la Chambre des pairs : « On déporte les hommes ; les lois fondamentales d’un pays ne se laissent pas déporter. — Les fleuves ne remontent pas vers leur source ; les événements accomplis ne rentrent pas dans le néant. » Il disait à la Sorbonne : « A mesure que la réflexion retire la causalité que l’ignorance avait répandue sur les objets, les volontés locales, exilées du monde matériel, sont successivement rassemblées et concentrées par la raison en une volonté unique, source commune de toutes les volontés contingentes, cause première et nécessaire que la pensée de l’homme affirme sans la connaître, et dont elle égale le pouvoir à l’étendue, à la magnificence, à l’harmonie des effets qu’elle produit sous nos yeux. » Il invente des expressions superbes, qu’on n’oublie plus, images puissantes qui condensent sous un jet de lumière de longues suites d’abstractions obscures. […] Dès qu’il a pénétré dans l’entendement, il l’envahit tout entier. » Ailleurs, il expose ainsi l’induction : « Les faits que l’observation laisse épars et muets, la causalité les rassemble, les enchaîne, leur prête un langage. […] Le suprême géomètre nous laisse apercevoir quelques rouages extérieurs de l’horloge humaine, et mène par des ressorts inconnus les réponses forcées de son cadran. […] Le bon général est celui qui les laisse aller d’eux-mêmes, sans contrainte, vers le terme où leur nature les pousse, qui constate ce terme et ne le choisit pas, qui les regarde marcher, qui ne leur prescrit pas leur marche, et qui, au moment d’entrer dans l’examen de la perception extérieure, se parle ainsi : Je fais deux parts de moi-même : l’homme ordinaire, qui boit, qui mange, qui fait ses affaires, qui évite d’être nuisible, et qui tâche d’être utile. Je laisse cet homme à la porte.

1048. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXIII. »

C’est là le titre de gloire de Voltaire dans sa prose, et dans cette partie de ses poésies que le sujet, le temps, la libre humeur du peintre, pouvaient rendre quelque peu prosaïques, sans les laisser moins originales. […] Là même, cependant, son vers pompeux ou négligé, empruntant de Racine l’élégance plutôt que l’audace, laissait voir le déclin de l’art sous le prestige même du succès. […] Ce qu’il y avait, par moment, d’énergique grandeur était trop mêlé de mal et de crime pour laisser à la pensée son pur éclat poétique : une fureur turbulente et souvent factice en prit la place, et parut en avoir la puissance. […] Cette fois les deux époux ne sont pas séparés, et ils respirent d’une même haleine ce délicieux climat où Réginald Héber devait bientôt laisser sa vie. […] Voilà les honneurs rendus à ce noble et gracieux génie, qui, dans la foi romaine, aurait mérité d’être un saint, et qui a laissé, chez les dominateurs de l’Inde, la renommée d’un sage et d’un poëte.

1049. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Mémoires et journal de l’abbé Le Dieu sur la vie et les ouvrages de Bossuet, publiés pour la première fois par M. l’abbé Guettée. — I » pp. 248-262

S’il y a dans ces volumes quelques questions accessoires, étrangères à ce qui en doit faire le principal intérêt, je les laisserai de côté pour ne m’attacher qu’à la personne et au caractère de Bossuet même, et je tâcherai de marquer en quoi la publication présente ajoute à l’idée de ce grand homme et augmente ou modifie sur quelques points les notions qu’on a de lui. […] Je dirai tout d’abord qu’ils n’y répondent qu’en partie ; mais, tels qu’ils sont, ils achèveront de déterminer avec précision, vérité, et sans exagération aucune, dans tous les esprits qui se laisseront faire, les traits de cette belle et juste figure de Bossuet. […] Bossuet n’a rien d’un homme de lettres dans le sens ordinaire de ce mot ; ayant de bonne heure connu ces triomphes de la parole qui ne laissent rien à désirer en satisfactions immédiates et personnelles (s’il avait été disposé à les savourer), s’étant dès sa jeunesse senti de niveau avec la haute renommée qui lui était due, naturellement modéré, et avec, cela habitué à tout considérer du degré de l’autel, on ne le voit rechercher en rien les occasions de se produire par la plume et de briller. […] La vraie critique, à son égard, ramène à cette conclusion, à cette consécration, et, après plus d’un circuit et d’un long tour, elle aboutit au même point que l’admiration la moins méditée. — Je n’ai rendu aujourd’hui que l’impression générale que laisse la lecture des mémoires de l’abbé Le Dieu ; il me reste à parler de son journal, qui donne une impression moins nette, moins agréable, mais qui en définitive ne permet pas de tirer un jugement différent, C’est ce qu’il n’est pas inutile de montrer.

1050. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Mémoires de l’impératrice Catherine II. Écrits par elle-même, (suite.) »

Lundi 7 avril 1862, Il y eut pour le grand-duc, dans les années qui précédèrent son avènement au trône (1745-1762), deux périodes distinctes : celle où il prenait sa femme pour confidente, où il la consultait et se laissait assez volonvtiers diriger par elle dans les affaires qui touchaient à la politique ; et un second temps durant lequel il s’émancipa, sîirrita et devint plus ennemi et plus menaçant de jour en jour : mais en fait de ridicule et de puérilité gnotesque et grossière, ilne varia jamais. […] Je me retirai et me retranchai dans mon ignorance, comme femme, des lois militaires : cependant il ne laissa pas de me bouder sur mon éclat de rire, et au moins pouvait-on dire, pour la justification du rat, qu’il avait été pendu sans qu’on lui eût demandé ou entendu sa justification. » En sa qualité de souverain du Holstein, le grand-duc aimait tout ce qui lui en venait, les gens et les huîtres. […] Catherine, connaissant l’humeur et l’étourderie, le mélange de faiblesse et de violence du grand-duc, et voyant éclater les premiers symptômes graves de sa désaffection à l’occasion de sa seconde grossesse, où elle accoucha d’une fille (décembre 1758), s’était à l’avance posé tous les cas, toutes les chances, et elle les énumérait ainsi : ou bien, 1°, s’attacher à lui, lier sa fortune à la sienne, quelle qu’elle fût ; ou bien, 2°, rester exposée à toute heure à ce qu’il lui plairait de disposer pour ou contre elle ; ou enfin, 3°, prendre une route indépendante de tout événement ; mais laissons-la s’exprimer elle-même : « Pour parler plus clair, il s’agissait de périr avec lui ou par lui, ou bien aussi de me sauver moi-même, mes enfants et peut-être l’État, du naufrage dont toutes les facultés morales et physiques de ce prince faisaient prévoir le danger. […] C’est un problème qu’il faut laisser à résoudre aux Russes.

1051. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « La Réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, par M. Le Play, Conseiller d’État. »

Au lieu de s’en tenir aux livres et aux procédés en usage dans son pays, il voyagea et le fit avec ordre, méthode, en tenant note et registre de chaque observation, sans rien laisser d’inexploré ou d’étudié à demi. […] Le Play se tourna dès lors à étudier l’ouvrier sous tous les aspects et dans toutes les conditions de son existence ; il fit ces monographies exactes et complètes qui ne laissent rien à désirer et qui sont d’excellentes esquisses à la plume ; il photographia, selon son expression, des types d’ouvriers et de familles. […] La nourriture, la boisson la plus recherchée et la plus agréable pour ces peuples pasteurs est du lait de jument fermenté, qui laisse ceux qui en ont trop pris dans un léger état d’assoupissement et d’ivresse d’où l’on sort d’ailleurs sans trop de fatigue et sans détérioration pour les organes. […] Est-ce le laisser aller absolu, l’individualisme sans limite qui est le meilleur régime ?

1052. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « LA REVUE EN 1845. » pp. 257-274

Si, pour les écrivains qui se respectent, il est, à certains égards, bien pénible de venir même toucher par allusion à ces tristes conflits, quelque chose ici l’emporte, le besoin pour eux de rendre hommage à la vérité et de ne pas laisser s’autoriser par leur silence l’ombre d’un doute sur ce qu’ils pensent, sur ce qu’ils souffrent de tout ce bruit. […] C’est alors que la critique et la poésie comme ncèrent à tirer chacune de leur côté, et, quelles qu’aient pu être les incertitudes et les déviations à certains moments, l’honneur véritable du directeur de la Revue est de n’avoir jamais laissé rompre l’équilibre aux dépens de la critique, et d’avoir maintenu, fait prévaloir en définitive l’indépendance des jugements. […] Ce qui résulte souvent de colère et de rancune pour une simple première discussion modérée et judicieuse est inimaginable, et la critique elle-même alors, quand elle récidive, a fort à faire pour ne pas se laisser gagner aux mêmes irritations. […] Il s’agissait de l’excellent poëte M.Soumet, qui, tout malade qu’il était de la maladie dont il mourut, s’était laissé entraîner à cette polémique.

1053. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « HOMÈRE. (L’Iliade, traduite par M. Eugène Bareste, et illustrée par M.e Lemud.) —  second article  » pp. 342-358

Il a laissé des chants immenses et magnifiques, marqués d’un incomparable cachet de génie et de sublimité, lesquels recueillis, transmis, altérés aussi de bouche en bouche, ont été restitués, rassemblés et fixés à un certain moment. […] Cette vaste mer de poésie, encore épurée et de plus en plus assainie par le temps et la distance, ne laisse arriver à nous que son souffle fortifiant dans un murmure divin et majestueux. […] Les amants de Pénélope eux-mêmes, dans leur ivresse, ne passent pas de certaines bornes ; mais laissons encore une fois l’Odyssée, plus diverse de ton. […] Les Anciens, dans toutes les carrières, croyaient à la gloire, à la belle gloire ; ils voulaient laisser d’eux mémoire louable et noble sillon sur la terre.

1054. (1875) Premiers lundis. Tome III « Sur le sénatus-consulte »

Et là encore, en présence de tous ces gens d’esprit qui sortaient à chaque instant de terre, dont quelques-uns sortaient même de l’Université, non sans y avoir essuyé auparavant vos hauteurs et vos refus, et qui, armés désormais en guerre, ne vous laissaient paix ni trêve, ne vous épargnaient pas chaque matin les vérités piquantes et parfois les conseils sensés, vous aviez votre grand mot pour toute réponse : « Nous sommes forts ; nous avons pour nous les gros bataillons du suffrage universel ; ces plumes, plus ou moins fines et légères, s’y brisent, et ne les effleurent même pas ; quelques piqûres, quelques escarmouches tout au plus, qu’est-ce que cela nous fait ? […] Et la meilleure preuve, c’est que parmi ces hommes distingués et d’un si bon esprit, qui ont assisté à la naissance et participé à la rédaction de ce sénatus-consulte, pas un ne s’est avancé jusqu’à dire à l’empereur : « Sire, je vous supplie de ne pas laisser subsister ces mots malencontreux en eux-mêmes, qui semblent en contradiction ouverte avec ce qui suit, et qui gâtent jusqu’à un certain point votre sénatus-consulte, qui y font tache en commençant. » Car c’était là le langage direct à tenir à l’empereur. […] entre votre Constitution de 1852, et le nouveau régime dont le sénatus-consulte actuel n’est que le premier pas, laissez-les donc dormir ces contradictions, et ne vous plaisez pas à les entrechoquer dès l’entrée de jeu. […] Sainte-Beuve, puis laissées de côté, nous ont mis sur la voie encore de nouveaux travaux dont il se déclare l’auteur.

1055. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre II. De l’ambition. »

C’est par la connaissance intime des traces que l’ambition laisse dans le cœur après ses revers, et de l’impossibilité de fixer sa prospérité, qu’on peut juger surtout l’effroi qu’elle doit inspirer. […] L’ambition est la passion qui, dans ses malheurs, éprouve le plus le besoin de la vengeance, preuve assurée que c’est celle qui laisse après elle le moins de consolation. […] Les palmes du génie tiennent à une respectueuse distance de leur vainqueur ; les dons de la fortune rapprochent, pressent autour de vous, et comme ils ne laissent après eux aucun droit à l’estime, lorsqu’ils vous sont ravis, tous vos liens sont rompus, ou si quelque pudeur retient encore quelques amis, tant de regrets personnels reviennent à leur pensée, qu’ils reprochent sans cesse à celui qui perd tout, la part qu’ils avaient dans ses jouissances, lui-même ne peut échapper à ses souvenirs ; les privations les plus douloureuses sont celles qui touchent à la fois à l’ensemble et aux détails de toute la vie. […] Non : jamais un effort impuissant ne laisse revenir au point dont il voulait vous sortir, la réaction fait redescendre plus bas ; et le grand et cruel caractère des passions c’est d’imprimer leur mouvement à toute la vie, et leur bonheur à peu d’instants.

1056. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre premier. La structure de la société. — Chapitre I. Origine des privilèges. »

D’autre part, dans un État qui peu à peu se dépeuplait, se dissolvait et fatalement devenait une proie, il avait formé une société vivante ; guidée par une discipline et des lois, ralliée autour d’un but et d’une doctrine, soutenue par le dévouement des chefs et l’obéissance des fidèles, seule capable de subsister sous le flot de barbares que l’Empire en ruine laissait entrer par toutes ses brèches : voilà l’Église. — Sur ces deux premières fondations, il continue à bâtir, et, à partir de l’invasion, pendant plus de cinq cents ans, il sauve ce qu’on peut encore sauver de la culture humaine. […] Sa maison n’est qu’un camp et un refuge ; on a mis de la paille et des tas de feuilles sur le pavé de la grande salle ; c’est là qu’il couche avec ses cavaliers, ôtant un éperon quand il a chance de dormir ; les meurtrières laissent à peine entrer le jour ; c’est qu’il s’agit avant tout de ne pas recevoir des flèches. […] S’il est intelligent et bon fermier d’hommes, s’il veut tirer meilleur profit de sa terre, il relâche ou laisse se relâcher par degrés les mailles du rets où ses vilains et ses serfs travaillent mal parce qu’ils sont trop serrés. […] Tous, par une vague tradition, par un respect immémorial, sentent que la France est un vaisseau construit par ses mains et par les mains de ses ancêtres, qu’à ce titre le bâtiment est à lui, qu’il y a droit comme chaque passager à sa pacotille, et que son seul devoir est d’être expert et vigilant pour bien conduire sur la mer le magnifique navire où toute la fortune publique vogue sous son pavillon. — Sous l’ascendant d’une pareille idée, on l’a laissé tout faire ; de force ou de gré, il a réduit les anciennes autorités à n’être plus qu’un débris, un simulacre, un souvenir.

1057. (1861) La Fontaine et ses fables « Première partie — Chapitre II. L’homme »

Il les laissait venir et ne les contraignait pas. […] Il est crédule jusqu’au bout, et, de son propre aveu, toujours le même « enfant à barbe grise, qui fut dupe et le sera toujours. » Il ne sait ni se conduire ni se contraindre, il se laisse aller ; c’est la pure nature. […] A vingt-six ans on lui donne une femme et une charge ; il se laisse faire, et tout doucement se détache de l’une et de l’autre, s’en va à Paris surveiller les eaux et forêts de la Champagne, et ne se souvient plus qu’il est marié. […] A Paris, il fit comme ailleurs, il se laissait vivre.

1058. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Lamartine, Alphonse de (1790-1869) »

Son âme est comme l’idéal accompli de la généralité des âmes que l’ironie n’a pas desséchées, que la nouveauté n’enivre pas immodérément, que les agitations mondaines laissent encore délicates et libres. […] Aussi, malgré une mode récente, j’ai l’habitude de laisser à Lamartine la première place parmi les poètes du siècle. […] Aucun de ces disciples n’a laissé un nom ni gardé une physionomie distincte à côté du maître. […] Les contemporains, ravis, écoutaient comme lui, comme lui se laissaient bercer, et si grand était le charme, qu’ils éprouvaient l’envie de diviniser cette lyre invisible toujours d’accord avec eux.

1059. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre premier. La critique et la vie littéraire » pp. 1-18

Le goût, bien ou mal satisfait, de lire, conduit presque déjà à un principe de critique il est un critérium excellent dont ne songent point à se départir d’honnêtes judiciaires envisageant la lecture comme une distraction (et c’est dénommer avec maestria ce que d’éminents philosophes peinent à dire un jeu absorbant et désintéressant), les clientes de la « Lecture Universelle », un sou par jour et par volume, estiment les romans que la buraliste leur « conseille » en proportion inverse du temps qu’elles ont dépensé à les lire ; et leur exaltation pour tel Prévost ou Duruy se confond, à la réflexion, avec une reconnaissance pécuniaire pour ces maîtres qui se laissent dévorer si vite. […] Dire qu’un livre m’a paru bon, dire qu’il m’a amusé et s’est laissé lire en trois heures, c’est dans l’ordre du jugement ou du fait, dire une même chose. […] Non seulement je ne saurais lire sans induire, latent ou formulé, un jugement motivé, mais je ne puis, dans la conversation, soutenir ni laisser soutenir une contre-vérité en matière littéraire. […] Qu’il était plus simple de la laisser dire !

1060. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre VIII. Jésus à Capharnahum. »

Jésus se le laissait donner avec plaisir, quoiqu’il lui causât quelque embarras, sa naissance étant toute populaire. […] D’un autre côté, la liberté, laissée à qui la voulait prendre, de s’instituer lecteur et commentateur du texte sacré donnait des facilités merveilleuses pour la propagation des nouveautés. […] De ces cinq villes, Magdala, Dalmanutha, Capharnahum, Bethsaïde, Chorazin 398, la première seule se laisse retrouver aujourd’hui avec certitude. […] Les séductions des cultes naturalistes, qui enivraient les races plus sensitives, le laissèrent froid.

1061. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre IV. Critique »

Une montagne est à prendre ou à laisser. […] Laissez les génies tranquilles dans leur originalité. […] laisse-toi chasser, laisse-toi exiler comme Voltaire à Ferney, comme d’Aubigné à Genève, comme Dante à Vérone, comme Juvénal à Syène, comme Tacite à Méthymne, comme Eschyle à Gela, comme Jean à Pathmos, comme Élie à Oreb, comme Thucydide en Thrace, comme Isaïe à Asiongaber !

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