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832. (1857) Articles justificatifs pour Charles Baudelaire, auteur des « Fleurs du mal » pp. 1-33

donnez-moi la force et le courage De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût ! […] Ce qui empêchera le désastre de ce poison, servi dans cette coupe, c’est sa force ! […] De sorte qu’à force d’exprimer ses propres sentiments avec le langage des maîtres, on arrive à penser à leurs frais et finalement à ne plus penser du tout. […] Baudelaire d’avoir compris ces conditions nouvelles de la poésie, car c’est assurément une preuve de force que de se trouver du premier coup à la hauteur de son temps. […] À force d’avoir toujours en vue les jeunes demoiselles, on finit par manquer de respect aux hommes et à soi-même.

833. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre IX. Première partie. De la parole et de la société » pp. 194-242

Si la longue enfance de l’homme prouve la nécessité pour lui de naître dans la famille, et, par conséquent, dans la société, la brièveté de sa vie prouve avec non moins de force la nécessité où il est de consacrer à l’état social le peu de jours qu’il passe sur la terre. […] Nous n’avons pas besoin d’hypothèse là où il y a un fait constant et historique, là où la nature et la force des choses s’expliqueraient encore au défaut des faits, si les faits n’existaient pas. […] Nous, pourrions également, si nous voulions épuiser ce sujet, parler des noms cabalistiques et magiques, traditions détournées de la croyance primitive dans la force des noms. […] A-t-on assez réfléchi, enfin, à cette force des racines primitives qui naît en même temps, par une merveilleuse fécondité, et du son émis et du signe figuré, et dont l’étude seule est la source des plus hautes méditations ? […] Les langues sont douées d’une force de transmission qui peut se passer heureusement de tout cet appareil, et qui va toujours droit à son but, parce que Dieu a fait de toutes les langues le lien sympathique et mystérieux des esprits.

834. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Taine » pp. 305-350

pas de force pour en exprimer tout le suc et en faire sa chimie historique, l’historien se retrouve pourtant, malgré les prétentions à l’impersonnalité du savant. […] Par un désintéressement de lui-même qui prouve une grande supériorité, il n’a pas songé à mettre dans un livre impersonnel, et dont l’impersonnalité fait la force, le talent qu’il aurait pu y mettre, certainement, s’il l’avait voulu. […] Taine leur verse et les force à boire, leur semble amère. […] Il n’eut pas la force de réagir contre la poignée d’abjects scélérats qui furent ses maîtres comme jamais il n’avait eu de maîtres… et si, un jour, ils périrent, ce ne fut pas lui qui les tua, ce furent eux qui s’entre-détruisirent ! […] L’historien disparaît aussi dans ce qu’il raconte, et on admire cette force d’impersonnalité gardée au milieu d’un récit qui devrait la faire perdre cent fois à l’écrivain, et appeler, à chaque instant, la virulente éloquence de sa colère.

835. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre V. La Renaissance chrétienne. » pp. 282-410

On ne fonde pas une société sur le culte du plaisir et de la force ; on ne fonde une société que sur le respect de la liberté et de la justice. […] Pour eux le modèle idéal s’est déplacé ; il n’est plus situé parmi les formes, composé de force et de joie, mais transporté dans les sentiments, composé de véracité, de droiture, d’attachement au devoir, de fidélité à la règle. […] Toutes les forces et aussi toutes les tendresses de l’âme sont remuées. […] Cependant les autres, fugitifs en Amérique, poussent jusqu’au bout ce grand esprit religieux et stoïque, avec ses faiblesses et ses forces, avec ses vices et ses vertus. […] Celui qui ne comprend pas la force et l’efficacité de l’entretien qu’il a avec Dieu ressemble à une harpe ou à une flûte, qui a un son, mais ne comprend pas le bruit qu’elle fait.

836. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Benjamin Constant et madame de Charrière »

  « Un essieu cassé au beau milieu d’une rue me force à rester ici et m’obligera peut-être à y coucher. […] Mais cela est bien réparé par la force et la vérité des caractères et des détails. […] A force de voir des hommes libres et heureux, je croyais pouvoir le devenir : l’insouciance et la solitude de tout un été m’avaient redonné un peu de forces. […] Je n’ai rien à atténuer… La conduite de mon père, dans toutes ses parties, a été légale, excepté lorsque la force ouverte l’a écarté d’ici. […] Ceci a bien l’air d’une épigramme échappée par la force de l’habitude.

837. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet (suite et fin.) »

Il y a un moment dans la vie de l’artiste où, muni de toute sa science et riche de tous ses matériaux, fort de son entière expérience et encore en possession de toute sa force, mais pressentant qu’elle pourrait bien faiblir un jour et lui échapper, il se lance à fond de train, se déploie, s’abandonne avec fureur et sans plus de réserve comme s’il voulait s’épuiser et laisser son âme dans son œuvre : c’est le moment décisif, c’est celui qui, dans une grande bataille rangée, décide et achève la victoire. […] Juste, la critique m’a donné des leçons ; injuste, elle m’a donné des forces. […] Pour mon compte, je viens de subir une rude épreuve contre laquelle je me roidissais depuis bien longtemps ; elle m’a confirmé dans la pensée que rien n’est plus fatal à un artiste que son éloignement de la multitude et du froissement du monde : l’isolement ne laisse prendre aucun repos à sa pensée dominante ; son sommeil même ne lui procure plus le moindre délassement ; une seule idée le domine sans cesse : elle l’use et l’énerve à force d’y songer, et, au bout du compte, il finit par ne plus savoir où il en est, faute d’objet de comparaison d’une part, et de l’autre parce qu’il ne rencontre plus sur sa route cet imprévu qui donne à chacun de nous la connaissance de sa force. » « Je suis convaincu, mon cher ami, que l’affaiblissement dans lequel je suis tombé est prématuré, que si les circonstances déplorables qui depuis une année ont changé mes rapports avec la société32 ne s’étaient pas présentées, je suis persuadé, dis-je, qu’il m’aurait été possible de soutenir plus longtemps le rang que mes travaux m’avaient assigné. […] vous avez bien des années de moins que moi, vous êtes dans la force de l’âge ; les succès vous abondent ; l’air qui nourrit l’imagination n’est pas dans un fromage, au fond d’une cave : c’est à ciel ouvert, et parmi les hommes, qu’on respire. […] Un jeune homme, de ceux qu’il soupçonnait d’être un peu de la nouvelle école et des dissidents, lui apporte un jour deux dessins en lui demandant avec force compliments son avis sincère.

838. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »

pas moi, pas même en l’essayant de toutes mes forces ; car il faudrait pour ma justification redescendre dans des temps qui me font peur à repasser. […] Je crois que l’estomac et les entrailles sont déveloutés95 à force d’avoir bu de l’eau et des remèdes, tantôt allopathiques, tantôt homœopathiques, — l’orthographe y est comme elle peut. […] En parler est au-dessus de mes forces. […] … « Je n’ai aucune force morale en ce moment, et j’ai l’effroi d’écrire surtout à ceux que j’aime ; car, pour ne pas mentir, c’est bien triste à raconter. » « (13 août 1853)… Enfin, nous n’accomplissons en rien notre volonté ; une force cachée nous soumet à tous les sacrifices, et cette force est irrésistible. » « … Paris, qui a dévoré toutes nos ressources et nos espérances, devient de plus en plus inhabitable pour nous, et quelque coin de la province nous paraît déjà souhaitable pour cacher nos ruines et reposer tant de travail inutile.

839. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVIe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (4e partie) » pp. 81-143

Valjean y échappe avec sa pupille par des prodiges d’adresse et de force musculaire, dignes d’un forçat de M. d’Arlincourt. […] « Dans le premier problème il s’agit de l’emploi des forces ; « Dans le second, de la distribution des jouissances. « Du bon emploi des forces résulte la puissance publique ; « De la bonne distribution des jouissances résulte le bonheur individuel. […] Bien qu’aucune satisfaction absolue ne soit donnée à la philosophie, pas plus de circonscrire la cause que de limiter l’effet, le contemplateur tombe dans des extases sans fond à cause de toutes ces décompositions de forces aboutissant à l’unité. […] Une aspiration suffit au cœur ; mais à l’économie politique, cette astronomie des forces humaines, il faut le chiffre.

840. (1911) La morale de l’ironie « Chapitre IV. L’ironie comme attitude morale » pp. 135-174

C’est une sorte de vol fait par l’individu, un détournement, à son unique profit, des forces et des ressources sociales. […] Il est sollicité par des forces discordantes qui sont au plus profond de son être. […] Quelle attitude convient à un pareil être incohérent et logique, puissant et faible, tiraillé entre des forces si opposées ? Sans doute il doit souhaiter et tâcher de réaliser le plus grand accord possible de ces forces. […] Et peut-être aussi est-il bon qu’il prenne parfois ses béquilles pour un signe de force et de gloire.

841. (1913) La Fontaine « VII. Ses fables. »

Je mets aussi sur la scène Des trompeurs, des scélérats, Des tyrans et des ingrats, Mainte imprudente pécore, Force sots, force flatteurs ; Je pourrais y joindre encore Des légions de menteurs : Tout homme ment, dit le sage. […] » D’abord tous les défauts que La Fontaine déclare avoir attribués aux animaux sont plutôt des défauts d’hommes, vous le voyez : j’ai mis là dans mes fables beaucoup de tyrans de trompés, de cruels, Mainte imprudente pécore, Force sots, force flatteurs. […] Les qualités des animaux, pour y venir décidément, il les a vues ou cru les voir, et, en tout cas, il a agi comme un observateur poète, et les observateurs poètes ont cela de dangereux qu’ils ajoutent beaucoup à la réalité, mais ils ont cela de charmant tout au moins qu’une partie de la réalité, ils la voient, quand nous ne savons pas la voir, avec une puissance de vision, avec une force de perspicacité extraordinaires. […] … Cependant, quand aux bois, Le bruit des cors, celui des voix, N’a donné nul relâche à la fuyante proie, Qu’en vain elle a mis ses efforts A confondre et brouiller la voie, L’animal chargé d’ans, vieux cerf, et de dix cors, En suppose [en substitue] un plus jeune et l’oblige par force A présenter aux chiens une nouvelle amorce.

842. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Octave Feuillet »

dans les horizons de l’esprit de Feuillet, cette idée qu’il n’a su étreindre ni même atteindre, il l’aurait prise avec la force souveraine qu’elle exigeait qu’il n’aurait pas eu de succès, d’abord dans son roman, dont tout le monde a parlé, et ensuite dans la comédie qu’il tirera sans doute de son roman et qui obtiendra au Gymnase, ce premier théâtre français, ou au Théâtre-Français, ce second Gymnase, la centaine de représentations devant laquelle les plus courageux sont à genoux. […] » — Comme vous le voyez, il doute de la force de son fils, et il a raison d’en douter ; car Louis de Camors, échappant par ce doute (qui veut explication) à la fierté des conseils de son père, n’est plus qu’un de ces pantins sublunaires de tous les romans, qui font le mal, puis se repentent, et qui s’en vont, jusqu’à ce qu’ils crèvent, de faute en faute et de repentirs en repentirs ! […] » (C’est un mot usé à force d’être dit, et, tout usé qu’il soit, c’est un cliché immortel.) […] Malgré ses prétentions à la force, Octave Feuillet reste donc ce qu’il était avant son Monsieur de Camors. […] Ce n’est pas le talent qui lui manque, ni l’observation, ni l’imagination, ni même le style, mais c’est la force, le mordant, et la profondeur dans tout cela.

843. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre II. L’âme et le corps »

Même, l’acte volontaire, dont nous parlions à l’instant, n’est pas autre chose qu’un ensemble de mouvements appris dans des expériences antérieures, et infléchis dans une direction chaque fois nouvelle par cette force consciente dont le rôle paraît bien être d’apporter sans cesse quelque chose de nouveau dans le monde. […] En résumé donc, à côté du corps qui est confiné au moment présent dans le temps et limité à la place qu’il occupe dans l’espace, qui se conduit en automate et réagit mécaniquement aux influences extérieures, nous saisissons quelque chose qui s’étend beaucoup plus loin que le corps dans l’espace et qui dure à travers le temps, quelque chose qui demande ou impose au corps des mouvements non plus automatiques et prévus, mais imprévisibles et libres : cette chose, qui déborde le corps de tous côtés et qui crée des actes en se créant à nouveau elle-même, c’est le « moi », c’est l’« âme », c’est l’esprit — l’esprit étant précisément une force qui peut tirer d’elle-même plus qu’elle ne contient, rendre plus qu’elle ne reçoit, donner plus qu’elle n’a. […] On allègue, il est vrai, que la loi de conservation de l’énergie s’oppose à ce que la plus petite parcelle de force ou de mouvement se crée dans l’univers, et que, si les choses ne se passaient pas mécaniquement comme on vient de le dire, si une volonté efficace intervenait pour accomplir des actes libres, la loi de conservation de l’énergie serait violée. […] De ces mouvements esquissés, ou même simplement préparés, nous ne nous apercevons pas, le plus souvent, parce que nous n’avons aucun intérêt à les connaître ; mais force nous est bien de les remarquer quand nous serrons de près notre pensée pour la saisir toute vivante et pour la faire passer, vivante encore, dans l’âme d’autrui. […] L’aphasique devient incapable de retrouver le mot quand il en a besoin ; il semble tourner tout autour, n’avoir pas la force voulue pour mettre le doigt au point précis qu’il faudrait toucher ; dans le domaine psychologique, en effet, le signe extérieur de la force est toujours la précision.

844. (1874) Premiers lundis. Tome II « Alexis de Tocqueville. De la démocratie en Amérique. »

La première, la centralisation gouvernementale, lui paraît salutaire et nécessaire à la force d’un État, au maintien de son unité ; elle existe aux États-Unis plus forte qu’on ne croit, trop forte même dans beaucoup d’États selon lui ; elle existe à côté de la décentralisation administrative la plus éparse. La centralisation administrative, qui certainement ajoute de la force à l’autre, mais aux dépens de la vie même de chacun des membres de la nation, existe en France plus absolue aujourd’hui que jamais, plus entière que sous Louis XIV, qui, tout en disant avec raison : l’État, c’est moi, le pouvait dire à titre de gouvernement bien plutôt qu’à titre d’administration. […] Les Américains, en instituant deux Chambres, n’ont pas voulu créer une Assemblée héréditaire et une autre élective ; ils n’ont pas prétendu faire de l’une un Corps aristocratique, et de l’autre un représentant de la démocratie ; donner dans l’un un auxiliaire au pouvoir, et dans l’autre un organe au peuple : ils n’ont voulu que diviser la force législative, ralentir le mouvement des Assemblées politiques, et créer un tribunal d’appel pour la révision des lois.

845. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre IX. L’antinomie politique » pp. 193-207

Que l’on considère les idéologies abstraites élaborées par les théoriciens de la politique ou les formes politiques dans lesquelles s’incarne la volonté générale (État, gouvernement) ou encore les forces politiques qui se disputent le pouvoir (c’est-à-dire les partis, comités, etc.), on trouvera que le désir de conformisme civique est au fond de toute entreprise politique. […] Ici la liberté ne consiste plus à mépriser les lois ou à se révolter contre elles, mais à essayer d’influer, chacun pour sa part personnelle et selon ses forces et ses lumières sur la confection des lois. […] Faguet expose avec beaucoup de force l’antinomie qui existe entre le dogme de la souveraineté du peuple et les droits de l’individu.

846. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « La diplomatie au xviie  siècle »

Il naquit à la hauteur sociale où il fallait naître pour monter plus haut, dans un siècle où la naissance était une force ajoutée à celle que, par soi, on avait. […] Travailleur et viveur, il menait, de front, le travail et la vie, comme on mène une voiture à deux chevaux ardents, que l’on contient par la force du poignet et encore plus par sa souplesse. […] Impossible, en cette double histoire, de saisir nettement, dans le cours des négociations qu’on y raconte, les fautes, s’il y en eut de commises, et les tours de souplesse, de force ou de génie, s’il s’en produisit.

847. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. Taine » pp. 231-243

Il a cherché et trouvé presque toujours les raisons déterminantes, intérieures ou extérieures de sa force et de sa faiblesse, et il nous l’a expliqué surtout par le puritanisme anglais dont Carlyle — nous apprend M.  […] Taine a incarné le positivisme anglais (l’épithète ne fait rien à la chose), n’est rien de plus qu’un soldat de la compagnie du centre dans le régiment philosophique pour l’heure en marche, et quelque jour nous nous chargerons, ses livres en main, de le démontrer… C’est un esprit d’une certaine force d’observation et de déduction, on ne le nie pas, mais qui ne fait guère que mettre en langage moderne l’expérience de Bacon et la sensation de Locke, — ayant pour grands amis, comme dit M.  […] Taine n’aborde pas personnellement et directement pour son compte, le brillant interprète a prouvé une fois de plus sa force et les ressources de son style.

848. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. Ch. de Barthélémy » pp. 359-372

Et à cette manière de citer Fréron, il n’y a d’exception, dans ce livre, où je ne vois personne, bœuf ou taureau, pris aux cornes par ce rude toucheur qui était de force à les rompre, qu’en faveur de Voltaire. […] Il a cité l’ingénieuse Lettre sur Saadi à M. de Voltaire, qui raconte à Voltaire, sous le nom de Saadi, sa propre histoire ; et enfin le jugement sur Voltaire, qui n’a pas bougé depuis qu’il fut écrit, et que les admirateurs de Voltaire lui-même sont obligés d’accepter comme le dernier mot sur un homme qui, à force d’esprit, s’est fait prendre frauduleusement pour un génie. […] C’est bien là une figure celtique, avec son front étroit et dur, renflé aux tempes, le profil coupant et recourbé, cette maxillaire en saillie, — l’assise solide d’un visage qui n’exprime que la force, — tout cela porté sur de hautes épaules comme en ont les hommes faits pour la guerre, et vous reconnaissez la race opiniâtre qui ne sait pas reculer, la race héroïque qui va de Beaumanoir, du combat des Trente, jusqu’à ce Georges Cadoudal qui mourut pour avoir voulu le renouveler !

849. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Le comte de Fersen et la cour de France »

Cette éloquence est, en effet, dans les choses, et non dans les mots… Ce qui fait la force accablante de cette histoire, c’est le calme de celui qui l’a écrite. […] Il avait propagé dans les plus hautes sphères de l’Europe les doctrines égoïstes d’une philosophie destructrice de ce qui fait la force des gouvernements et leur foi religieuse en eux-mêmes. Quand cette philosophie incrédule avait faussé des têtes de la force de celles de Frédéric de Prusse et de Catherine II, que pouvait-elle faire de la pauvre cervelle des médiocrités qui menaient le monde ?

850. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Félix Rocquain » pp. 229-242

On est ordinairement original à force d’être. […] Mais il y a une manière de la prendre qui est le geste du talent et l’assimilation à une âme ou à un esprit qui lui communique de sa force ou de sa lumière. […] Il n’est pas douteux pour qui que ce soit que si cet historien avait vécu dans la mêlée du temps qu’il raconte, il n’eût parlé, écrit, agi, dans la mesure de sa force, qui n’est pas grande, il est vrai, mais dans le sens de tous ceux-là dont il nous répète les observations, les opinions et les maximes.

851. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Madame Du Deffand »

« La gaieté de l’esprit prouve sa force », prétendait cette rieuse de Ninon ! […] Mais son orageuse amitié pour la duchesse de Choiseul, pour Mademoiselle de Lespinasse, avec laquelle elle rompit de toute la force de son attache, mais sa romanesque passion pour Walpole, qui la prit vieille et fut un incendie dans ses cheveux blancs, disent assez haut que la faculté de s’émouvoir jusqu’à la folie ne manqua point à cette ennuyée, à qui des sentiments pareils ne suffisaient pas ! […] Les réputations sont si bêtes, et parfois à force d’esprit !

852. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXVI. Médecine Tessier »

Tessier, on voit que l’esprit de ce redoutable discuteur doit fomenter, depuis longtemps déjà, une vaste théorie de son art, et il est impossible de ne pas tenir compte de ce qu’on aperçoit d’un système qui, sans doute, se dégagera plus tard, avec la double force de ses développements et de son ensemble. […] En identifiant, comme il l’a fait, la maladie avec le symptôme ou la lésion, il a supprimé la maladie, et, de cette façon, il a bouleversé tout ce qu’on savait et tout ce qui était force de loi sur cette question fondamentale. […] Réduit à ses seules forces et répugnant à regarder au fond de l’histoire, le rationalisme devait considérer ces questions comme vaines et insolubles, et il n’y a pas manqué ; en cela au-dessous de l’antiquité païenne, qui ne connaissait pas Bacon, mais qui n’en savait pas moins observer et conclure.

853. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Caro. Le Pessimisme au XIXe siècle » pp. 297-311

C’est là tout… Schopenhauer, qui n’est certainement pas de la force dans la chimère de ceux-là que je viens de nommer, devait, selon moi, durer moins qu’eux. […] Il n’a ni la verve brûlante, ni la redoutable force d’expression qu’il faudrait pour faire, détaillée ou sommaire, une terrible exécution de l’Erreur, et pour la laisser sur la place, foudroyée ou déshonorée à jamais ! […] Ils peuvent manquer de force, de résignation, de courage, mais après tout, ce sont des hommes toujours !

854. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « La Bible Illustrée. Par Gustave Doré »

Vous imiteriez la Critique impie de ces derniers temps qui veut chasser Dieu de l’Histoire, vous supprimeriez dans la Bible l’inspiration divine, aussi visible que la main terrible sur le mur du festin de Balthazar, et vous ne verriez dans le livre sacré que la force de l’esprit humain élevé à sa plus haute puissance, que pour l’interpréter besoin serait, je ne dis pas d’un génie égal, mais de plusieurs génies ; car le génie de la Bible est multiple. […] le moyen pour un artiste, fût-il le plus grand et le plus sorcier des artistes, de lutter victorieusement contre cela, contre cette première impression de la vie qui nous est restée vivante, flambante, idéale, et qui fait pâlir toute impression présente devant cette force du souvenir qui, elle aussi, a pour loi de se multiplier par la distance ! […] Ici la difficulté de ne pas se répéter soi-même devient énorme, et s’ajoute à toutes celles qui font de l’interprétation de la Bible intégrale un travail en disproportion avec la force de l’homme.

855. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Gérard Du Boulan »

Mais si ce n’est pas excessivement facile de lui ôter ces fleurs et ces rubans, qui ressemblent à des rayons, et ce coup de fouet qu’on n’apprend point et qui tient à la force de l’avant-bras, n’importe ! […] Les mœurs adoucies, restées longtemps féroces et insolentes (voir l’histoire de Vardes et de Bussy, pages 61 et 69), l’état moral, la corruption de la justice et celle des femmes, — qui n’ont rien d’ailleurs de commun avec la justice, — la désorganisation du clergé, telle que la plupart des prêtres ne savaient plus la formule de l’absolution et que saint Vincent de Paul raconte que, seulement à Saint-Germain, il a vu huit prêtres dire la messe de huit façons différentes, tous ces honteux et dégradants côtés du xviie  siècle sont arrachés ici aux solennelles draperies dont Bossuet, Voltaire et Cousin ont couvert successivement une époque qui n’a eu — ainsi que je l’ai dit plus haut — toute sa force et toute sa beauté que sous la toute-puissante compression de la main de Louis XIV, — de ce Louis XIV qui pouvait également dire : « L’État, c’est moi ! […] L’Alceste de Molière n’est donc ni un Montausier ni un amoureux de la Béjart, — comme on l’a dit aussi, — c’est-à-dire Molière se traduisant lui-même quoiqu’il ait peut-être saigné du cœur ou de l’orgueil en l’écrivant ; ce n’est ni la tolérance sociale de Loiseleur, ni davantage le janséniste de Gérard du Boulan, Y oiseleur, à son tour, lui qui découvre des pies au nid de cette force !

856. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Auguste Vacquerie  »

Il y est avec sa même emphase ventrue, sa même gouaillerie espagnole, pittoresque, mais qui demande et prend trop d’espace pour être de l’esprit ; avec son même madrigalisme pédant, et ses mêmes élégies, et ses mêmes tendresses, et son même naturel à la force du poignet ; et c’est Victor Hugo non pas seulement par le tour de la strophe, par les attitudes de la phrase, par la tournure générale du livre, la particularité de chaque pièce, mais c’est Victor Hugo d’essence même, et de quintessence ! […] … Je tiens donc Victor Hugo pour l’auteur du livre : Mes premières années de Paris, d’abord par respect pour lui, et ensuite parce qu’il ne peut y avoir, dans notre ciel poétique, deux soleils de cette force : Hugo et Vacquerie ; nous serions cuits ! […] Gautier, cet hugolâtre émancipé, avait cette opinion, et avait la force de la dire.

857. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Ferdinand Fabre »

Mais il a certainement le sentiment très respectueux de la force et de la grandeur de l’Église, quoique son regard d’observateur ait parfois beaucoup de hardiesse. […] Il est évident qu’il y a ici non plus un romancier à la douzaine, mais un artiste réfléchi, qui cherche des effets élevés et pathétiques et qui les trouve… Ce qui distingue particulièrement Ferdinand Fabre, c’est la force, bien plus grande chez lui que l’éclat. […] Souvent aussi, malgré sa force, Fabre manque du trait précis qui achève un mouvement ou une figure commencée ; il n’a pas le coup d’ongle définitif qui les fait tourner et les pose tels qu’ils doivent rester toujours dans l’imagination qui les a contemplés une fois !

858. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Catulle Mendès »

, et par cela seul les œuvres ont pivoté et les forces se sont déplacées. […] » On ne l’entend pas ici, mais on le lit… et ce n’est qu’à la réflexion et quand on a refermé ce livre, comme on referme une solfatare, que le sens critique revient au lecteur qui le juge pour ce qu’il vaut, c’est-à-dire comme un tour de force exécuté dans le faux par un talent qui pouvait s’y tuer et qui n’en meurt pas, — du moins de cette fois, car on ne jouerait pas longtemps impunément à ce jeu. […] Ce cul de plomb n’est pas de force à s’élever jamais jusque-là !

859. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Eugène Sue » pp. 16-26

… II C’est le xixe  siècle, du reste (et l’Histoire littéraire devra lui reconnaître cette supériorité), qui a mis dans le monde ces grands producteurs, comme il les appelle dans le jargon de sa manie économique, qui savent tirer de leur cerveau ce nombre de volumes en disproportion (a-t-on cru longtemps) avec la force de l’esprit humain, et qui ne le sont pas même avec sa faiblesse. […] Sue, et donne même la clef de son talent, lequel cache, comme sa personne, sous les affectations volontaires, je ne sais quelle force native et commune, mais n’a jamais de distinction vraie, ni de réelle originalité. […] Il eut pourtant la force encore de réagir contre elle.

860. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Théophile Gautier. » pp. 295-308

Telle est la force du préjugé et encore plus des relations, chez un peuple qui croit peut-être toujours au mot de Lafayette : « L’insurrection est le plus saint des devoirs », mais qui ne l’admet pas en littérature. […] Gautier n’y fût juste ce qu’il a été dans son roman d’aujourd’hui du Capitaine Fracasse, c’est-à-dire un faiseur d’images inanimées, quoiqu’elles parlent et se remuent, et qui passent devant nous sans nous intéresser ni nous plaire, à travers un style que ses amis peuvent appeler un tour de force ou de souplesse, mais que je hais comme un parti pris. […] Balzac eut l’incroyable puissance de se planter sur les épaules la tête de Rabelais, et même d’un Rabelais supérieur à Rabelais de toute la force de l’idéalité et du pathétique, que l’auteur du Pantagruel n’avait pas !

861. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXI. Des oraisons funèbres de Bourdaloue, de La Rue et de Massillon. »

Ceux qui viennent ensuite, trouvent la route tracée, et n’ont plus qu’à la suivre ; mais ce qui est une facilité pour les gens médiocres, est peut-être un obstacle pour ceux qui ne le sont pas ; car l’homme de génie a bien plus de vigueur et de force pour ce qu’il a créé lui-même, que pour ce qu’il imite. […] La Rue fit couler des larmes et par la force de son sujet et par les beautés que son génie sut en tirer. […] Le sentiment, quand il est vif, commande à l’expression, et lui communique sa chaleur et sa force ; mais l’âme de La Rue n’est point en général assez passionnée pour soutenir toujours et colorer son langage.

862. (1773) Essai sur les éloges « Morceaux retranchés à la censure dans l’Essai sur les éloges. »

En 1642, Cinq-Mars, favori du roi, est exécuté pour avoir conspiré contre, le cardinal : de Thou, qui avait su la conspiration, et qui s’y était opposé de toutes ses forces par ses conseils, est aussi arrêté, jugé à mort et exécuté. […] Il ne sera pas mis non plus parmi ces grands hommes d’état nés pour être conquérants et législateurs, puissants par leur génie, grands par leur propre force, qui ont créé leur siècle et leur nation, sans rien devoir ni à leur nation ni à leur siècle : cette classe des souverains n’est guère plus nombreuse que la première ; mais il en est une troisième qui a droit aussi à la renommée : ce sont ceux qui, placés par la nature dans une époque où leur nation était capable de grandes choses, ont su profiter des circonstances sans les faire naître ; ceux qui avec des défauts ont déployé néanmoins un esprit ferme et toute la vigueur du gouvernement, qui, suppléant par le caractère au génie, ont su rassembler autour d’eux les forces de leur siècle et les diriger, ce qui est une autre espèce de génie pour les rois ; ceux qui, désirant d’être utiles, mais prenant l’éclat pour la grandeur, et quelquefois la gloire d’un seul pour l’utilité de tous, ont cependant donné un grand mouvement aux choses et aux hommes, et laissé après eux une trace forte et profonde.

863. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre XII. »

Plutarque a raconté comment l’impatience du jeune prince ne s’arrêtant pas, pour consulter l’oracle, à la distinction de jours favorables ou néfastes, il entraîna de force la Pythie dans le sanctuaire, et comment alors, sur le cri de la prêtresse, « ô mon fils, on ne peut te résister », il ne voulut pas attendre d’autre prédiction, et partit pour accomplir celle-là. […] C’était une nouvelle forme de la poésie lyrique, l’élan réfléchi de l’âme, la force morale sans enthousiasme apparent, mais contenue et invincible devant l’erreur et les menaces du monde. […] Aussi, je te célébrerai, et je chanterai ta force éternelle.

864. (1922) Nouvelles pages de critique et de doctrine. Tome I

C’était sa réaction de défense et c’est leur force. […] L’impression qui se dégageait de ce masque, presque léonin, c’était celle de la force, mais d’une force calme, sûre d’elle-même parce qu’elle était au service d’une intelligence souverainement généreuse. […] Aurez-vous la force de l’affronter ? […] Il sait que l’armée allemande est une force terrible. […] Et j’ai toute confiance, et que de force et de consolation ! 

865. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Joseph de Maistre »

» Telle était la force d’empreinte de sa mémoire ; rien de ce qu’il y avait déposé et classé ne s’effaçait plus. […] Et ici l’auteur invoquant les actes mêmes de la Convention après le 9 thermidor, démontre que ces émigrés par force majeure ne sont pas des émigrés. […] A force d’avoir prédit juste, il se trouve naturellement en veine, et souvent alors il en dit trop. […] M. de Maistre fut conduit à son livre du Pape par sa force logique. […] D’ailleurs, messieurs, la vertu est une force constante, un état habituel de l’âme, tout à fait indépendant des circonstances.

866. (1926) La poésie pure. Éclaircissements pp. 9-166

J’aurais pu tout aussi bien confondre le rossignol oiseau avec le rossignol qui force les serrures. […] Qu’ils le sachent ou non, une force mystérieuse les travaille ; une expérience d’ordre mystique se poursuit en eux. […] N’est-elle pas, elle aussi, un don gracieux, mais qu’il faut que nous arrachions de vive force, violenti rapiunt, à qui nous l’offre ? […] L’appui des savants en « psychodynamique » distinction d’une force à caractère de simple « impulsion » (logique) ; — « induction » (morale) ; — « irradiation » (esthétique). […] la logique, la raison est une force psychique dont le dynamisme est « impulsif », (au sens mécanique), la morale par éléments de sympathie, est une autre force psychique dont le dynamisme est « inductif » (au sens électro-technique)… etc : ces « convergences » sont très séduisantes.

867. (1903) La pensée et le mouvant

Nous nous y essayâmes dans la mesure de nos forces. […] Force lui sera bien de revenir au concept, en lui adjoignant tout au plus l’image. […] Comme si la vraie supériorité pouvait être autre chose qu’une plus grande force d’attention ! […] Singulière force que cette puissance intuitive de négation ! […] Force nous sera donc de chercher quelque artifice pour rétablir la coïncidence.

868. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Don Carlos et Philippe II par M. Gachard Don Carlos et Philippe II par M. Charles de Mouy »

Si quelqu’un des sujets de son père va lui faire de ces protestations dont on use ordinairement avec les princes, il les reçoit, et, le prenant à part, il le force à jurer, en un livre, qu’il le suivra dans toutes les guerres où il ira ; il le contraint ensuite à accepter à l’instant même quelque présent. » L’excellent précepteur, avec son De Officiis fut de tout temps impuissant, on le conçoit, à modérer la fougue de ce jeune poulain vicieux de nature. […] Cet acte qu’on possède témoigne, de sa part, de sentiments honorables et meilleurs que ses actions : ce n’étaient pas les bons mouvements qui manquaient à ce malheureux prince, mais c’était la suite, la force de les régler, de tempérer ses impatiences et de réprimer ses penchants vicieux : il était en tout d’une organisation instable, défectueuse. […] Don Carlos, selon l’énergique expression d’un ambassadeur, n’avait de force que dans les dents. […] Injures et sévices contre le premier venu, insultes et algarades de nuit, prodigalités folles, emprunts par force à des marchands et banquiers auxquels il ne rendait jamais, à côté de cela une superstition crasse, — je passe sur toutes ces folies et extravagances, parmi lesquelles la plus grotesque, assurément, fut la façon dont il crut devoir s’y prendre pour réfuter les mauvais bruits qui couraient sur son inhabileté au mariage. […] Il avait toujours l’idée de se tuer, ou de se laisser mourir ; il essaya d’abord du jeune et s’abstint d’aliments pendant cinquante heures (fin de février) ; mais il n’eut pas la force de persévérer.

869. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Madame Roland, ses lettres à Buzot. Ses Mémoires. »

Dans la sphère morale où elle habite en esprit, elle se dit et se répète avec une sorte de satisfaction délicieuse que si elle est privée de la vue de son ami, c’est par la force des choses et sans que ce soit elle qui le sacrifie : elle est à son égard dans une situation où elle n’a à se faire ni reproche, ni violence. […] Il mourut bientôt après : je crus que c’était à propos pour sa gloire et la liberté ; mais les événements m’ont appris à le regretter davantage : il fallait le contre-poids d’un homme de cette force pour s’opposer à l’action d’une foule de roquets et nous préserver de la domination des bandits. » Or, Bosc avait cru bien faire en remplaçant l’expression si énergique : « impulser une assemblée », par cette autre qui n’a plus le même sens : « en imposer à une assemblée », et en mettant : « prendre la peine », au lieu de : « prendre le soin. » M.  […] On force les traits : de là une monotonie fastueuse, un crescendo d’éloges qui finit par impatienter bien des esprits sensés et délicats ¡ ils s’irritent alors et s’insurgent contre ce qui leur paraît une déclamation. […] La femme qui la servait à la Conciergerie disait un jour à Riouffe : « Devant vous elle rassemble toutes ses forces, mais dans la chambre elle reste quelquefois trois heures appuyée sur sa fenêtre à pleurer. » N’oublions pas, quand il s’agit d’elle, cet arrière-fond du tableau. […] » L’instant d’auparavant elle avait fait, pour ainsi dire, les honneurs de l’échafaud à ce compagnon de mort qui n’avait pas tout à fait autant de fermeté qu’elle, et elle lui avait dit avec grâce, en donnant la plus belle excuse à sa faiblesse : « Montez le premier, vous n’auriez pas la force de me voir mourir. » — Et à l’exécuteur qui hésitait à intervertir l’ordre des suppliciés : « Pouvez-vous refuser, avait-elle dit, la dernière prière d’une femme ? 

870. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « DE LA LITTÉRATURE INDUSTRIELLE. » pp. 444-471

Leur brusque retraite a fait lacune, et, par cet entier déplacement de forces, il y a eu, on peut l’affirmer, solution de continuité en littérature plus qu’en politique entre le régime d’après Juillet et le régime d’auparavant. […] Comme l’homme de lettres isolé a peu de force, de loisir, et souvent peu d’entente de ces chicanes, un agent spécial, un comité permanent, veilleront pour lui et plaideront son intérêt. […] On conçoit cependant, je le répète, une Société de gens de lettres s’entendant de leur mieux pour s’assurer le plus grand salaire possible de leurs veilles, si leur force unie se contient dans des termes d’équité et ne va jamais jusqu’à la coaction envers les éditeurs : car il ne faudrait ]pas tomber ici dans rien qui rappelât les coalitions d’ouvriers ; on a bien crié contre la camaraderie, ceci est déjà du compagnonnage. […] Voilà donc une Société qui recevra tous ceux qui s’offriront pour gens de lettres, et qui les aidera, et qui les organisera en force compacte ; et dans toutes les questions, les moindres, les moins éclairés, les moins intéressés à ce qui touche vraiment les lettres, crieront le plus haut, soyez-en sûr. […] Quand on se croit la force en main, on en abuse aisément.

871. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « HISTOIRE DE LA ROYAUTÉ considérée DANS SES ORIGINES JUSQU’AU XIe SIÈCLE PAR M. LE COMTE A. DE SAINT-PRIEST. 1842. » pp. 1-30

A force d’explications et d’éclairs contradictoires qu’on fera jaillir des mêmes textes, il semblera évident que nulle explication n’est la décisive. […] A Rome pourtant, qui était devenue veuve des césars, la papauté insensiblement héritait de la souveraineté de la Ville éternelle, et attendait avec patience, recueillant, redoublant ses forces et ses mystères, jusqu’à ce que vînt le jour d’apposer le sceau et l’onction à une royauté nouvelle. […] Sous les Mérovingiens, quand le Mérovée ou le Dagobert régnant était puissant et respecté, il se formait, comme naturellement, un essai de grand empire dont lès liens assez vagues, des Pyrénées au Weser, trouvaient pourtant leur force et leur entretien dans une sorte de fidélité traditionnelle, de religion pour la race, et de vieil honneur barbare. […] Mais ce droit qui naît, qui se fabrique à vue d’œil, qui tire toute sa force de l’utilité et de la fonction, est faible à d’autres égards : il a besoin de consécration et de complément religieux. […] L’auteur, on le voit, s’est tracé un vaste cadre, et il a eu force d’exécution pour le remplir.

872. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « M. Joubert »

Joubert de son vivant n’a jamais écrit d’ouvrage, ou du moins rien achevé : « Pas encore, disait-il quand on le pressait de produire, pas encore, il me faut une longue paix. » La paix était venue, ce semble, et alors il disait : « Le Ciel n’avait donné de la force à mon esprit que pour un temps, et le temps est passé. » Ainsi, pour lui, pas de milieu : il n’était pas temps encore, ou il n’était déjà plus temps. […] Je n’ai de force que pour m’élever, et pour vertu qu’une certaine incorruptibilité. » Il disait encore, en se rendant compte de lui-même et de son incapacité à produire : « Je ne puis faire bien qu’avec lenteur et avec une extrême fatigue. Derrière la force de beaucoup de gens il y a de la faiblesse. Derrière ma faiblesse il y a de la force ; la faiblesse est dans l’instrument. » Mais s’il n’écrivait pas de livres, il lisait tous ceux des autres, il causait sans fin de ses jugements, de ses impressions : ce n’était pas un goût simplement délicat et pur que le sien, un goût correctif et négatif de Quintilius et de Patru ; c’était une pensée hardie, provocante, un essor. […] Quant à ce que l’on nomme force, vigueur, nerf, énergie, élan, je prétends ne plus m’en servir que pour monter dans mon étoile.

873. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre VIII. L’antinomie économique » pp. 159-192

L’économie est peut-être le domaine de l’activité ou l’antinomie entre l’individu et la société se fait sentir avec le moins de force. […] Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires ; il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. […] La science, estimée jadis comme un moyen de dominer les forces naturelles et considérée à ce titre comme un facteur important de culture est devenue, comme la richesse, une fin en soi. […] Ce dernier individualisme est un appel au génie inventif des individus en vue d’une production accrue et intensifiée ; en vue de la domestication par l’humanité de toutes les forces de la nature, en vue de l’utilisation de toutes les ressources de la planète.

874. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Les poètes décadents » pp. 63-99

Il est fait d’un mélange d’esprit charnel et de chair triste et de toutes les splendeurs violentes du bas-empire ; il respire le fard des courtisanes, les jeux du cirque, le souffle des belluaires, le bondissement des fauves, l’écroulement dans les flammes des races épuisées par la force de sentir, au bruit envahisseur des trompettes ennemies. […] Pris au dépourvu, force lui fut de s’adresser à un imprimeur. […] Livré à ses seules forces, Baju dut, au trente et unième numéro, en avril 1889, cesser la publication du Décadent. […] « Considérant avec regret le manque d’unité du mouvement décadent qui commençait alors à se dessiner, il résolut de fonder un organe qui rassemblerait “ces forces éparses en un faisceau unique”. […] « C’est alors que Baju vint, et, en vue de congréger “les forces éparses en un faisceau unique”, pour me servir de ses propres expressions rapportées au commencement de ce travail, fonda le Décadent, au milieu de quelles difficultés, avec combien de bravoure et de furie, ce n’est rien que de le dire.

875. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Rivarol. » pp. 62-84

Son vers se tient debout par la seule force du substantif et du verbe sans le secours d’une seule épithète. » C’est en se prenant à ce style « affamé de poésie », qui est riche et point délicat, plein de mâles fiertés et de rudesses bizarres, qu’il espère faire preuve de ressources et forcer la langue française à s’ingénier en tout sens. […] « Un idiome étranger, dit-il, proposant toujours des tours de force à un habile traducteur, le tâte pour ainsi dire en tous les sens : bientôt il sait tout ce que peut ou ne peut pas sa langue ; il épuise ses ressources, mais il augmente ses forces. » Ainsi ne demandez pas à Rivarol le vrai Dante ; il sent le génie de son auteur, mais il ne le rendra pas, il ne le calquera pas religieusement. […] Mais toutes ces intentions premières furent interceptées et arrêtées avant le temps par le malheur des circonstances, et surtout par l’esprit du siècle dans lequel Rivarol vécut trop et plongea trop profondément pour pouvoir ensuite, même à force d’esprit, s’en affranchir. […] Tout le règne actuel peut se réduire à quinze ans de faiblesse et à un jour de force mal employée. » Dans tout le cours de ce Journal, Rivarol se dessine avec énergie, éclat, indépendance, et comme un de ces écrivains (et ils sont en petit nombre) « que l’événement n’a point corrompus. » Dès les premiers numéros du Journal et dans l’intervalle du 14 Juillet au retour de M. 

876. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — II. (Suite.) Janvier 1830-mars 1831. » pp. 105-127

On peut croire qu’il choisit bien ses points d’attaque ; les vers les plus étranges ne lui échappent pas ; il décrit spirituellement, et avec une verve railleuse assez légère, ce public des premières représentations d’Hernani, dont nous étions nous-même, public fervent, plein d’espérance et de désir, et qui mettait toute sa force en ce moment à tenter une révolution non pas précisément dans l’État, mais dans l’art. […] … Pourquoi avons-nous eu jamais la folle pensée qu’on pût renverser, par des complots d’élèves en droit et de sous-lieutenants, un gouvernement appuyé sur les lois et sur la force d’inertie de trente millions d’hommes ? […] Sa force, je crois l’avoir dit déjà, ne se sépare jamais de son amertume. […] On le voit d’ici, de taille au-dessus de la moyenne et bien proportionnée, avec cette maigreur nerveuse qui est le signe de la force, d’une tête singulière, ombragée de cheveux bruns assez touffus, au profil marqué et comme emporté dans l’acier, le sourcil aisément noueux, les traits heurtés, la bouche grande, mince, et qui ne souriait qu’à demi à cause de quelques dents de côté qu’il n’aimait pas à montrer, avec un visage comme fouillé et formé de plans successifs ; l’ensemble de sa physionomie exprimait l’énergie, quelque chose d’éprouvé et de résolu. […] Quand il voulait, il séduisait par une politesse simple et une grâce sobre qui tirait tout son prix de la force même qu’on sentait dessous.

877. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre II. Shakespeare — Son œuvre. Les points culminants »

Ainsi, cet immense masque humain, chacun des génies l’essaye à son tour ; et telle est la force de l’âme qu’ils font passer par le trou mystérieux des yeux, que ce regard change le masque, et, de terrible, le fait comique, puis rêveur, puis désolé, puis jeune et souriant, puis décrépit, puis sensuel et goinfre, puis religieux, puis outrageant, et c’est Caïn, Job, Atrée, Ajax, Priam, Hécube, Niobé, Clytemnestre, Nausicaa, Pistoclerus, Grumio, Davus, Pasicompsa, Chimène, don Arias, don Diègue, Mudarra, Richard III, lady Macbeth, Desdemona, Juliette, Roméo, Lear, Sancho Pança, Pantagruel, Panurge, Arnolphe, Dandin, Sganarelle, Agnès, Rosine, Victorine, Basile, Almaviva, Chérubin, Manfred. […] Dans Prométhée, la volonté est clouée aux quatre membres, par des clous d’airain et ne peut remuer ; de plus elle a à côté d’elle deux gardes, la Force et la Puissance. […] Il croit peu au sceptre, bafoue le trône, a pour camarade un étudiant, dialogue avec les passants, argumente avec le premier venu, comprend le peuple, méprise la foule, hait la force, soupçonne le succès, interroge l’obscurité, tutoie le mystère. […] Enfin la catastrophe arrive, la forêt de Birnam se met en marche ; Macbeth a tout enfreint, tout franchi, tout violé, tout brisé, et cette outrance finit par gagner la nature elle-même ; la nature perd patience, la nature entre en action contre Macbeth ; la nature devient âme contre l’homme qui est devenu force.” […] Ces hommes de force sont-ils à jamais forcenés ?

878. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Première partie. Écoles et manifestes » pp. 13-41

La situation géographique de notre patrie, ses ressources intellectuelles, la force de nos atavismes, le bon sens indéfectible de la race permettent, néanmoins, les espérances les plus vastes. […] Un tel classique a pu être un moment révolutionnaire, il a pu le paraître du moins, mais il ne l’est pas… il n’a renversé ce qui le gênait que pour rétablir l’équilibre “au profit de l’ordre et du beau”… » C’est aussi : « Les écrivains d’un ordre moyen, justes, sensés, élégants, toujours nets, d’une passion noble et d’une force légèrement voilée… écrivains modérés et accomplis… Cette théorie dont Scaliger a donné le premier signal chez les modernes est la théorie latine à proprement parler et elle a été aussi pendant longtemps la théorie française… Le chef-d’œuvre que cette théorie aimait à citer c’est Athalie. » En somme, c’est ici la théorie de l’unité soutenue par Buffon dans le Discours sur le style, et Sainte-Beuve conclut : « Il n’y a pas de recettes pour faire des classiques : ce point doit être enfin reconnu évident. […] Épanouissement de la sensibilité dans les limites que nous tracent l’exemple du passé, les forces du présent, la logique du devenir humain et national. […] Il nous apprit surtout à discipliner les forces et les élans de la cité intérieure. […] Il réveilla « la pitié pour les dieux souffrants et voilés », source des forces dominatrices de nous-mêmes et des autres.

879. (1874) Premiers lundis. Tome II « La Comtesse Merlin. Souvenirs d’un créole. »

Madame de La Fayette écrivait à madame de Sévigné : « Votre présence augmente les divertissements, et les divertissements augmentent votre beauté lorsqu’ils vous environnent : enfin, la joie est l’état véritablement de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu’à personne du monde. » Ninon écrivait encore à Saint-Évremond : « La joie de l’esprit en marque la force. » L’auteur de ces Souvenirs, à mesure qu’ils se déroulaient devant nous, et que nous nous plaisions à composer son image, nous paraissait ainsi une personne chez qui la joie, une joie qui n’exclut nullement la sensibilité, est compagne de la force de l’âme.

880. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 133-139

La force & la fécondité, l'élévation & la souplesse, le naturel & le sublime, un art supérieur d'exciter la surprise & d'entretenir l'admiration, sont, sous sa plume, des ressorts puissans qui élevent l'esprit du Lecteur, & le conduisent sans effort dans les routes sublimes que l'Auteur se fraye à lui-même. […] Il est certain qu'on n'y retrouve pas cette noblesse, cette élégance soutenue, cette même force de génie qui caractérise ses Poésies lyriques ; mais on seroit injuste de ne pas y admirer une raison supérieure, une poésie nerveuse, une facilité de style, une sûreté de goût, qui décelent le grand Maître, sur-tout dans les matieres où il parle de son Art.

881. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Vernet » pp. 227-230

Il eût employé deux ans à peindre un seul de ces morceaux, qu’on n’en serait point surpris, et il y en a vingt de la même force ! […] L’un est un paysagiste ; l’autre un peintre d’histoire, et de la première force, dans toutes les parties de la peinture.

882. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 1, de la necessité d’être occupé pour fuir l’ennui, et de l’attrait que les mouvemens des passions ont pour les hommes » pp. 6-11

Il n’est personne qui n’ait éprouvé l’ennui de cet état où l’on n’a point la force de penser à rien, et la peine de cet autre état, où malgré soi l’on pense à trop de choses, sans pouvoir se fixer à son choix sur aucune chose. […] Mais à force d’exercer son imagination on la dompte, et cette faculté renduë docile fait ce qu’on lui demande.

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