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562. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Histoire littéraire de la France. Ouvrage commencé par les Bénédictins et continué par des membres de l’Institut. (Tome XII, 1853.) » pp. 273-290

Il se vit donc repoussé dans sa demande d’admission à Saint-Germain-des-Prés, et il se retira dans l’abbaye de Saint-Vincent du Mans, où il vécut vingt-six années ; il y mourut le 7 février 1749. […] Il sentit donc, sans être très avancé en âge, les premières atteintes du mal qui devait l’emporter : « Un gros rhume dont il fut attaqué vers la fin de l’année 1748, nous dit son biographe, le força de prendre une chambre à feu : c’est le seul adoucissement qu’il se permît. » Ainsi, jusque-là, il avait vécu, travaillé, étudié, comme le moins délicat de nous ne consentirait pas à vivre, même un seul hiver. — Sachons-le bien, quand l’encre venait à geler dans une de ces froides bibliothèques de bénédictins, le savant religieux était obligé, pour s’en servir, de l’aller faire dégeler un moment au feu de l’infirmerie ou de la cuisine. […] Que la mort me prenne et me délivre, puisque Renart ne me laisse vivre !

563. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le buste de l’abbé Prévost. » pp. 122-139

La ville d’Hesdin acquittait à la fois sa dette municipale envers une famille honorable et chère, et elle acquittait aussi la dette générale de la France envers un écrivain aimé, populaire, qui ne fut point heureux en son temps, qui n’eut jamais les honneurs littéraires et académiques, qui travailla constamment pour vivre, et qui, un jour de bonne fortune, a fait un chef-d’œuvre sans y songer. Cela m’a remis en goût de relire çà et là de l’abbé Prévost, et particulièrement Manon Lescaut, le livre par lequel il vivra. […] Après un long exil de sept ans, rentré en France en 1735, retiré quelque temps, pour la forme, à l’abbaye de La Croix-Saint-Leufroy au diocèse d’Évreux, chez l’abbé de Machault, où il voyait bonne compagnie, et d’où il correspondait avec Thieriot et avec l’abbé Le Blanc, qui lui donnaient des nouvelles littéraires ; ayant achevé sa courte pénitence spirituelle à Gaillon ; puis devenu l’hôte et l’aumônier commode et tout honoraire du prince de Conti, l’abbé Prévost, quoique souvent aux expédients jusque sous le toit d’un prince, vivait toutefois d’une existence relativement heureuse au prix de son ancienne vie errante, lorsqu’au commencement de 1741, un service de correction de feuilles, qu’il rendit imprudemment à un nouvelliste satirique, l’obligea de quitter de nouveau Paris et le royaume. […] J’ai vécu dans le commerce et avec l’estime de tout ce qu’il y a de personnes de distinction ; et, si vous me permettez ce badinage, je n’aurai point d’embarras à vous fléchir quand il ne me faudra que le témoignage et la protection des ambassadeurs réunis de toute l’Europe.

564. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Guillaume Favre de Genève ou l’étude pour l’étude » pp. 231-248

Guillaume Favre, appelé dans sa jeunesse Favre-Cayla, et aussi depuis son mariage Favre-Bertrand, mort le 14 février 1851 à quatre-vingts ans passés, était un de ces Genevois de la belle époque, qui avaient trente ans en 1800 ; qui, après les années de la domination française, assistèrent à la restauration cantonale en 1814 ; qui, dès ce moment surtout, vécurent au bord de leur lac à côté d’Étienne Dumont, l’ami de Mirabeau, du libre publiciste d’Ivernois, du spirituel observateur Châteauvieux, de l’illustre naturaliste de Candolle, du Bernois le plus naturellement français et voltairien Bonstetten, de l’historien Sismondi, et de Rossi plus tard, des Pictet, des de La Rive, des Diodati. […] Adert, un des anciens élèves de notre École normale et depuis plus de dix ans établi en Suisse, en publiant aujourd’hui, d’après le vœu de la famille, les principaux essais et mémoires qu’avait préparés plutôt qu’achevés Guillaume Favre, mais qu’il avait préparés toute sa vie, a très bien marqué et défini en sa personne ce caractère original du savant pur, du savant qui étudie toujours, qui prend note sur note et amasse les éruditions autour des pages, qui ne vise qu’au complet et à l’exactitude du fond, qui est le contraire de celui qui dit : Mon siège est fait ; qui, vécût-il quatre-vingts ans, n’a de plaisir qu’à aller toujours ailleurs en avant, et, de chasse en chasse, d’enquête en enquête, scrupuleux et amusé qu’il est, n’en finit pas. […] On se prend à regretter, malgré l’utilité des articles et des notes assez nombreuses qu’il a donnés à cet estimable recueil, qu’il n’ait pas vécu dans le voisinage d’une revue un peu plus vive, qui l’eût stimulé et l’eût forcé d’accoucher plus souvent. […] Vivre par la pensée dans d’autres temps et s’y oublier à volonté, tandis que l’on continue dans l’heure présente de jouir insensiblement et par tous les sens de l’air, de la lumière, de la pureté du ciel, de la limpidité des eaux, de la majesté des horizons, de tous les bienfaits naturels qui sont encore la plus vraie jouissance pour des êtres vivants, que faut-il de plus à l’homme qui est sorti de l’âge des passions et en qui elles n’ont point laissé la lie de leur philtre empoisonneur ?

565. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — I » pp. 417-434

Bonstetten, disons-le bien vite pour nos Français qui savent si bien ignorer et sitôt oublier (quand ils l’ont su un moment) tout ce qui ne figure pas chez eux, sous leurs yeux et sur leur théâtre, était un aimable Français du dehors, un Bernois aussi peu Bernois que possible, qui avait fini par adopter Genève pour résidence et pour patrie, esprit cosmopolite, européen, qui écrivait et surtout causait agréablement en français, et qui semblait n’avoir tant vécu, n’avoir tant vu d’hommes et de choses que pour être plus en veine de conter et de se souvenir. […] J’étais très souvent invité, dit-il, chez Voltaire, chez lord Stanhope, chez la duchesse d’Anville (cette grande dame française qui, pour changer, allait de temps à autre se faire un salon sérieux à Genève)… Je visitai le sage Abauzit dont l’heureuse pauvreté et l’âme sereine me remplissaient d’enthousiasme ; il avait trente louis de revenu ; avec cela il vivait plus heureux qu’un roi… Je n’ai point oublié le sentiment de gloire que j’éprouvai quand lui, qui ne faisait de visite à personne, vint me voir dans ma pension… Le syndic Jalabert eut la bonté de me donner des leçons de physique ; j’étais lié avec Moultou, l’ami intime de Rousseau ; mes véritables maîtres étaient ces hommes distingués. […] J’étais logé à Cambridge dans un café, voisin de Pembroke Hall ; Gray y vivait enseveli dans une espèce de cloître, d’où le xve  siècle n’avait pas encore déménagé. […] Gray, en se condamnant à vivre à Cambridge, oubliait que le génie du poète languit dans la sécheresse du cœur.

566. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps. Par M. Guizot. »

Et cependant, d’enfants que nous étions, nous avons grandi à leur ombre, et quelquefois malgré leur ombre ; nous aussi, nous avons vécu, nous avons vieilli ; nous avons nos opinions faites et qui ont le droit, à leur tour, de se dire mûres. […] Ses Mémoires n’apprendront que peu de chose aux hommes de son temps qui ont vécu à côté de lui ; ils sont très propres à instruire ceux qui sont venus depuis et qui viendront par la suite ; et c’est en vue de ces derniers que l’auteur semble les avoir composés. […] L’auteur a pourtant, par le titre même de son livre, pris possession déjà de l’époque, et il dit « Mon temps. » J’ai toujours été étonné, je l’avoue, de cette façon de dire, qui est très en usage, je le sais, même chez d’autres peuples ; mais j’en suis toujours un peu choqué pour mon compte ; quand un homme, si éminent qu’il soit, parle des années que nous avons parcourues et vécues comme lui, et qu’il m’en parle à moi-même, j’aimerais mieux qu’il dît « Notre temps. » L’originalité de l’ouvrage commence avec le second volume, c’est-à-dire avec la Révolution de Juillet, qui porta décidément M.  […] Guizot ne sympathisent pas et ne sauraient vivre en bon accord.

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