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463. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Victor Duruy » pp. 67-94

Duruy, mais il vaut mieux ne pas les rappeler. » L’empereur souffrait ces franchises, et n’en pensait — ou n’en songeait pas moins ; car il me paraît avoir songé sa vie plus qu’il ne l’a vécue. […] Il vécut ainsi dans une brume de rêve — qui, vers la fin, s’ensanglanta. […] Elles rappellent aux âmes inquiètes que, entre les croyances confessionnelles et le doute ou la négation, il reste à la conscience des refuges ; qu’il est toute une vénérable tradition de postulats moraux, sur qui l’on peut dire que, depuis les temps historiques, ont vécu tous les hommes de bien : car ceux mêmes d’entre eux qui n’y croyaient pas ont agi comme s’ils y croyaient, et ceux, qui croyaient à quelque chose de plus croyaient donc à cela aussi. […] Plus qu’un grand ministre et plus qu’un historien illustre, Victor Duruy fut un de ces hommes qui, par la façon dont ils ont vécu, nous rendent plus claires et augmentent même à nos yeux les raisons que nous avons de vivre.

464. (1890) La fin d’un art. Conclusions esthétiques sur le théâtre pp. 7-26

Quels que puissent être les féconds résultats de cette vertu d’âne et de cette maladie de débauché, je ne vois guère l’une ni l’autre chez Corneille, chez Rembrandt, chez Hugo, qui travaillaient vite et vivaient vieux… Mais allons-nous discuter sérieusement les aphorismes prétentieux de trop matériels ironistes ? […] Puisque la sensibilité plus aiguë de l’artiste lui procure, dans la vie vécue ou vue, des admirations plus délicates et de plus parfaites contemplations, que va-t-il peiner pour réfléchir sur la toile, sur le papier ou sur le marbre, un reflet plus ou moins pâle de l’émotion déjà passée ? […] On y vivait pour tous : c’est à-dire pour l’admiration, la reconnaissance, la gloire. […] Il n’est pas construit pour la commodité de ceux qui vivent au dedans, mais pour la contemplation de ceux qui regardent du dehors. […] Nous allons à ce résultat fatal avec une si étonnante vitesse, que je ne conçois pas qu’elle échappe au critique officiel de l’ancien théâtre : il laissait l’autre jour couler ces plaintes d’une touchante mélancolie : « Je me dis quelquefois : quel malheur que les critiques de théâtre ne vivent pas comme les corbeaux deux ou trois siècles… Encore un peu plus outre, comme dit Corneille, et notre heure sera venue.

465. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XX. La fin du théâtre » pp. 241-268

Quels que puissent être les féconds résultats de cette vertu d’âne et de cette maladie de débauché, je ne vois guère l’une ni l’autre chez Corneille, chez Rembrandt, chez Hugo, qui travaillaient vite et vivaient vieux… Mais allons-nous discuter sérieusement les aphorismes prétentieux de trop matériels ironistes ? […] Puisque la sensibilité plus aiguë de l’artiste lui procure, dans la vie vécue ou vue, des admirations plus délicates et de plus parfaites contemplations, que va-t-il peiner pour réfléchir sur la toile, sur le papier ou sur le marbre, un reflet plus ou moins pâle de l’émotion déjà passée ? […] On y vivait pour tous : c’est-à-dire pour l’admiration, la reconnaissance, la gloire. […] Il n’est pas construit pour la commodité de ceux qui vivent au-dedans, mais pour la contemplation de ceux qui regardent du dehors. […] Nous allons à ce résultat fatal avec une si étonnante vitesse, que je ne conçois pas qu’elle échappe au critique officiel de l’ancien théâtre : il laissait une fois couler ces plaintes d’une touchante mélancolie : « Je me dis quelquefois : quel malheur que les critiques de théâtre ne vivent pas comme les corbeaux deux ou trois siècles… Encore un peu plus outre, comme dit Corneille, et notre heure sera venue.

466. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « M. Necker. — I. » pp. 329-349

Un biographe que je citais tout à l’heure, et qui avait beaucoup vécu dans sa société, disait : « Je ne crois pas l’avoir jamais laissé plus satisfait de mes éloges, qu’en l’assurant qu’une volonté très décidée me paraissait presque incompatible avec une grande étendue, une grande finesse, une grande supériorité d’esprit. » Nous avons à revenir, après être allés ainsi tout d’abord au centre de l’homme. […] Necker y rappelait en style peu pratique quelques vérités d’expérience ; on a remarqué depuis qu’il y parlait de la propriété et des propriétaires un peu légèrement, et qu’il y présentait ceux qui vivent de leur travail ou les prolétaires comme étant toujours la proie des premiers : « Ce sont, disait-il, des lions et des animaux sans défense qui vivent ensemble ; on ne peut augmenter la part de ceux-ci qu’en trompant la vigilance des autres et en ne leur laissant pas le temps de s’élancer. » M.  […] Sorti du ministère où il ne devait rentrer que sept ans plus tard et quand les circonstances seraient trop fortes pour lui, il continua de vivre dans la société, au milieu d’une faveur et d’une adulation presque universelles39. […] Par exemple, le sot n’acquiert jamais d’expérience ; il vivrait deux cents ans, que la nature serait pour lui toujours jeune et pleine de fraîcheur ; il ne lie pas ses idées ; il va et court à travers tout, le dernier jour comme le premier ; il est jusqu’à la fin dans l’imprévu et dans le bonheur de l’enfance.

467. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Ivan Tourguénef »

L’emplacement que j’occupe est si infiniment petit en comparaison du reste de l’espace où je ne suis pas et où l’on a que faire de moi ; et la durée du temps que je pourrais vivre est si peu de chose à côté de l’éternité où je n’ai pas existé et où je n’existerai pas… ; et pourtant dans cet atome, dans ce point mathématique, le sang circule, le cerveau travaille et voudrait aussi quelque chose Quel non-sens, quelle misère ! […] Il a le cerveau rompu par une métaphysique vertigineuse qui diversifie la pensée, la jette dans des conflits interminables, et équilibrant tous les contraires, accoutume si bien l’esprit à la joie de vivre au-delà de la réalité, dans la sphère des entités logiques, qu’aucune impulsion motrice ne l’affecte plus ; l’habitude excessive de la ratiocination annule et absorbe toute l’activité volontaire. […] Il ne peut se résigner à se croiser tranquillement les bras, à terminer ses études philologiques, et à vivre dans la peau d’un humaniste obséquieux. […] D’abord on ne comprend pas qu’on puisse aimer, puis on ne comprend même pas comment on peut vivre. » Le pessimisme calme de cette conclusion assombrit tous les livres de Tourguénef. […] Avec une intelligence très belle, une âme très noble, des sens non pas acérés, mais déliés et attentifs, ce géant débonnaire et lent qu’était Tourguénef, eut le défaut et l’infortune de manquer d’une vue arrêtée sur le futur, d’ignorer en l’homme ce qu’il y a de générique, de gros et de fort, de ne ressentir ni haines ni enthousiasmes violents, de vivre en dépaysé et en dilettante.

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