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1858. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Histoire de la littérature française à l’étranger pendant le xviiie  siècle, par M. A. Sayous » pp. 130-145

Ces illustres étrangers qui choisissent le français pour leur langue littéraire, même sans être jamais venus en France ni à Paris, sont assez nombreux au xviiie  siècle. […] Il y a encore une classe d’étrangers qui écrivent en français, mais ceux-ci parce qu’ils sont venus en France et à Paris, qu’ils y habitent, qu’ils y vivent dans la meilleure société et en ont pris le ton, le tour d’esprit. […] Une teinte grise les environne, aucun rayonnement ne les dénonce au dehors ; pour les apprécier, il faut venir chez eux et vivre avec eux. […] Il lui arrive de s’élever, mais il a de la peine à se soutenir ; il a le vol court, et ses poésies sentent l’effort et le travail ; on s’aperçoit que la recherche du beau, d’un certain éclat, en fait le grand ressort : de là viennent les bons mots où il lui arrive si souvent de s’échapper, aussi bien que toutes ces malignités hors d’œuvre, ces traits qui divertissent le lecteur, mais qui ne font pas honneur au poète.

1859. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps. Par M. Guizot. »

Il est délicat aux hommes de notre génération de venir parler des chefs de la génération qui nous a précédés. […] Ses Mémoires n’apprendront que peu de chose aux hommes de son temps qui ont vécu à côté de lui ; ils sont très propres à instruire ceux qui sont venus depuis et qui viendront par la suite ; et c’est en vue de ces derniers que l’auteur semble les avoir composés. […] Quelle idée du ministre, influent de tout temps, et principal vers la fin, qui en représente la politique et qui la personnifie jusqu’à un certain point ; qui en formula du moins la théorie la plus complète, et qui, après l’avoir vaillamment défendue envers et contre tous, vient aujourd’hui plaider en historien la même cause ?

1860. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Louis XIV et le duc de Bourg, par M. Michelet. (suite.) »

Je n’ai point suivi le maître dans les plans et programmes de lectures sérieuses et graduées qu’il propose, à mesure que l’éducation avance : peu de grammaire, pas de rhétorique formelle ni dogmatique, et la logique ajournée ; mais la jurisprudence positive, historique, l’histoire elle-même, la lecture directe des auteurs, c’est ce qu’il conseille, indiquant chacun de ces auteurs alors en usage, le désignant au passage d’un trait juste, et sur les sujets et pour les époques les plus éloignées de cette « ingénue Antiquité » qu’il préfère, montrant qu’il sait comprendre tout ce qu’il regarde, même l’âge de fer et le Moyen-Age, et qu’il est un guide non trompeur, évitant partout sans doute l’accablement et la sécheresse, mais de trop de goût pour aller mettre des fleurs là où il n’en vient pas. […] Il lui était venu en réponse à ces questions de nombreux mémoires, jusqu’à former 42 volumes manuscrits in-folio ; il avait commencé par tout lire et dépouiller d’un bout à l’autre, étant de ces esprits qui cherchent sans doute la délivrance et la sortie du labyrinthe, mais qui se plaisent aussi dans le dédale. […] Mais quand j’ai payé ces hommages aux individus et aux personnes, je me hâte d’ajouter que, eût-on réussi pour un temps en quelqu’un de ces biais et de ces remèdes palliatifs de l’ancien régime, on ne serait parvenu après tout qu’à faire ce qu’on appelle une cote mal taillée, rien de nettement tranché ni de décisif, et qu’il est mieux (puisqu’enfin les choses sont accomplies et consommées) qu’on en soit venu à cette extrémité dernière de n’avoir eu qu’un seul et grand parti à prendre, le parti à la Mirabeau et à la Sieyès : la France, en un mot, n’a pas perdu pour attendre ; et quand tout récemment, dans le compte rendu des séances du Sénat, je lisais ces déclarations spontanées d’un duc de La Force et d’un cardinal Donnet, si empressés à se replacer dans les rangs de tous, lorsqu’une parole inexacte avait paru un moment les en vouloir séparer, je pensais qu’au milieu de nos divisions mêmes d’opinions, il était consolant qu’on en fût venu à ce grand et magnifique résultat, aussi clair que le jour, à savoir qu’il n’y a plus en France qu’un seul ordre, une seule classe, un seul peuple.

1861. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Halévy, secrétaire perpétuel. »

Lorsque dans les séances publiques de l’Académie des Beaux-Arts, mainteneur et défenseur des doctrines classiques exclusives, il avait irrité les jeunes élèves par la rigidité de ses conseils et de ses leçons, il semblait, lorsqu’il en venait ensuite à la lecture de sa notice consacrée à un académicien mort, que cette lecture fût interminable. […] Hurtault a fait, mais ce qu’il aurait su faire, il nous faudrait ouvrir ici les nombreux et vastes portefeuilles qu’il a remplis des plus beaux projets… » ; à l’instant des cris, des murmures, des exclamations éclataient du fond des tribunes, comme si l’on avait craint qu’il ne sortît jamais en effet de ces vastes portefeuilles, s’il venait une fois à s’y enfoncer. […] Il les disposait à la manière d’un petit drame scénique ou d’un opéra ; il faisait venir avec adresse un épisode, une description, ce qu’on appelle un air de bravoure, et presque toujours il enlevait par là les applaudissements, comme fait une cantatrice. […] si l’on est d’un art particulier, tout en restant le confrère et l’ami des artistes, savoir s’élever cependant peu à peu jusqu’à devenir un juge ; si l’on a commencé, au contraire, par être un théoricien pur, un critique, un esthéticien, comme ils disent là-bas, de l’autre côté du Rhin, et si l’on n’est l’homme d’aucun art en particulier, arriver pourtant à comprendre tous les arts dont on est devenu l’organe, non-seulement dans leur lien et leur ensemble, mais de près, un à un, les toucher, les manier jusque dans leurs procédés et leurs moyens, les pratiquer même, en amateur du moins, tellement qu’on semble ensuite par l’intelligence et la sympathie un vrai confrère ; en un mot, conquérir l’autorité sur ses égaux, si l’on a commencé par être confrère et camarade ; ou bien justifier cette autorité, si l’on vient de loin, en montrant bientôt dans le juge un connaisseur initié et familier ; — tout en restant l’homme de la tradition et des grands principes posés dans les œuvres premières des maîtres immortels, tenir compte des changements de mœurs et d’habitudes sociales qui influent profondément sur les formes de l’art lui-même ; unir l’élévation et la souplesse ; avoir en soi la haute mesure et le type toujours présent du grand et du beau, sans prétendre l’immobiliser ; graduer la bienveillance dans l’éloge ; ne pas surfaire, ne jamais laisser indécise la portée vraie et la juste limite des talents ; ne pas seulement écouter et suivre son Académie, la devancer quelquefois (ceci est plus délicat, mais les artistes arrivés aux honneurs académiques et au sommet de leurs vœux, tout occupés qu’ils sont d’ailleurs, et penchés tout le long du jour sur leur toile ou autour de leur marbre, ont besoin parfois d’être avertis) ; être donc l’un des premiers à sentir venir l’air du dehors ; deviner l’innovation féconde, celle qui sera demain le fait avoué et’reconnu ; ne pas chercher à lui complaire avant le temps et avant l’épreuve, mais se bien garder, du haut du pupitre, de lui lancer annuellement l’anathème ; ne pas adorer l’antique jusqu’à repousser le moderne ; admettre ce dernier dans toutes ses variétés, si elles ont leur raison d’être et leur motif légitime ; se tenir dans un rapport continuel avec le vivant, qui monte, s’agite et se renouvelle sans cesse en regard des augustes, mais un peu froides images ; et sans faire fléchir le haut style ni abaisser les colonnes du temple, savoir reconnaître, goûter, nommer au besoin en public tout ce qui est dans le vestibule ou sur les degrés, les genres même et les hommes que l’Académie n’adoptera peut-être jamais pour siens, mais qu’elle n’a pas le droit d’ignorer et qu’elle peut même encourager utilement ou surveiller au dehors ; enfin, si l’on part invariablement des grands dieux, de Phidias et d’Apelle et de Beethoven, ne jamais s’arrêter et s’enchaîner à ce qui y ressemble le moins, qui est le faux noble et le convenu, et savoir atteindre, s’il le faut, sans croire descendre, jusqu’aux genres et aux talents les plus légers et les plus contemporains, pourvu qu’ils soient vrais et qu’un souffle sincère les anime.

1862. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Les Saints Évangiles, traduction par Le Maistre de Saci. Paris, Imprimerie Impériale, 1862 »

Ce serait moins que jamais aujourd’hui le moyen de se débarrasser des difficultés, puisqu’elles ont surgi et qu’elles ont éclaté ; de toutes parts puisque des attaques, des négations philosophiques radicales ont eu lieu, telles que celle de Strauss en première ligne ; la meilleure manière pour se retracer l’image de la personne réelle et vivante de celui dont la venue a changé le monde est d’en revenir avec bonne foi et réflexion aux récits originaux qui nous ont conservé la suite de ses actes et de ses paroles. […] N’était-ce pas là véritablement une révélation au sein de la morale humaine, et si l’on y joint ce qui ne saurait se séparer, l’ensemble d’une telle vie passée à bien faire et de cette prédication de trois années environ, couronnée par le supplice, n’est-il pas exact de dire que ç’a été un « nouvel idéal d’une âme parfaitement héroïque » qui, sous cette première forme à demi juive encore et galiléenne, a été proposé à tous les hommes à venir ? Que vient-on nous parler de mythe, de réalisation plus ou moins instinctive ou philosophique de la conscience humaine se réfléchissant dans un être qui n’aurait fourni que le prétexte et qui aurait à peine existé ? […] Le moment paraît venu, toutefois, où la séparation du mort et du vif ne tardera pas à se faire, et si ce n’est l’homme (assez de craquements nous l’indiquent), les seuls vents du ciel le feront.

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