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1120. (1896) Journal des Goncourt. Tome IX (1892-1895 et index général) « Année 1892 » pp. 3-94

Samedi 30 janvier Pour être connu en littérature, pour être universellement connu, on ne sait pas combien il importe d’être homme de théâtre, car le théâtre, pensez-y bien, c’est toute la littérature de nombre de gens, et de gens supérieurs, mais si occupés qu’ils n’ouvrent jamais un volume, n’ayant pas trait à leur profession : l’unique littérature en un mot des savants, des avocats, des médecins. […] Sous l’envolement de cheveux blonds d’une nuance adorable, des yeux étrangement séducteurs, des yeux qu’une cernure artificielle aide à faire apparaître, dans la nuit de l’arcade sourcilière, comme des diamants noirs, un petit nez du dessin le plus précieux, avec l’ensemble de traits et de contours délicats, délicats, et un cou frêle sortant d’une robe de velours rouge, enfin une figure réalisant le joli dans toute sa grâce menue. […] Pendant sa consultation, il avait remarqué sur les traits des gens, une interrogation inquiète à son égard, qu’il ne comprenait pas, et qu’il n’a comprise que lorsqu’il est rentré chez lui, en retrouvant dans une glace sa moustache. C’est un trait d’un médecin d’un autre siècle. […] Et mes yeux ont gardé de ma chère parente, le souvenir de loin, comme dit le peuple, le souvenir de ses cheveux bouffant en nimbe, de son front bombé et nacré, de ses yeux profonds et vagues dans leur cernure, de ses traits à fines arêtes, auxquels la phtisie fit garder, toute sa vie, la minceur de la jeunesse, du néant de sa poitrine dans l’étoffe qui l’enveloppait, en flottant, des lignes austères de son corps ; — enfin de sa beauté spirituelle, que, dans mon roman, j’ai battue et brouillée avec la beauté psychique de Mme Berthelot.

1121. (1860) Cours familier de littérature. IX « XLIXe entretien. Les salons littéraires. Souvenirs de madame Récamier » pp. 6-80

Sa vraie mère, Élisa Forster, devenue duchesse douairière de Devonshire, jouissait d’un douaire immense ; sa beauté, dont on voyait les vestiges, se lisait encore dans la délicatesse transparente de ses traits ; son esprit était tourné aux grandes choses, politique, arts, littérature ; sa fortune, toute consacrée aux artistes, lui donnait le rôle d’un Mécène européen à Londres, à Paris, à Rome. […] Dans ces visages, où la physionomie est tout, la beauté est justement ineffable, elle est un mystère comme tout ce qui est infini ; elle ne résulte pas de tels ou tels délinéaments des traits, mais de lignes imperceptibles, de combinaisons insaisissables, d’harmonies latentes, quoique parlantes, qu’il est impossible de copier. […] Elle avait aux yeux l’âge qu’on voulait, car les âges étaient réunis dans ses traits : grâce d’enfant, gravité noble d’âge mûr, mélancolie du soir, sérénité d’immortalité, tout y était selon le pli de lèvres ou de sourcils que donnait la conversation au visage ; comme dans les instruments bien accordés le mode change le ton, le mouvement changeait l’impression. […] Ces noms et ces personnages imprimaient à ma mère une physionomie de curiosité satisfaite qui donnait une illumination à ses traits.

1122. (1861) Cours familier de littérature. XI « LXVe entretien. J.-J. Rousseau. Son faux Contrat social et le vrai contrat social (1re partie) » pp. 337-416

Les premiers gravent en traits de foudre les dogmes éternels ou imaginaires dans la conscience ; les seconds écrivent en caractères de pierre ou de bronze les tables des lois ou les constitutions des sociétés politiques. […] Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu’elles sont plus dans la physionomie que dans les traits ; aussi la sienne était-elle encore dans son premier éclat. […] Pauvre femme, qui aime en songe un idéal d’innocence sous les traits d’un enfant abandonné et recueilli par elle, et qui, à son réveil, reconnaît qu’elle a réchauffé et allaité un monstre qui la dévore et qui la souille ! […] XII En attendant le retour de madame de Warens à Chambéry, Rousseau cohabite, avec un aventurier musicien, chez un cordonnier de la ville dont il dépeint le ménage en traits méchants et ignobles, qui défigurent le pauvre peuple artisan, et font la caricature de ses mœurs et de ses misères.

1123. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre neuvième. Les idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Les successeurs d’Hugo »

Avec Sully-Prudhomme ce n’est plus le lyrique ébloui, tentant d’embrasser tout le dehors en son regard agrandi ; ce sont les yeux mi-clos de la réflexion sur soi, la vision intérieure, mais qui cependant s’élargit peu à peu, « jusqu’aux étoiles » : Tout m’attire à la fois et d’un attrait pareil : Le vrai par ses lueurs, l’inconnu par ses voiles : Un trait d’or, frémissant joint mon cœur au soleil Et de longs fils soyeux l’unissent aux étoiles238. […] Ce qui porterait à le croire, c’est que le poète, pour faire cadrer jusqu’au bout les idées avec les images de sa description, va tout d’un coup faire une infidélité à son pessimisme et au nirvâna ; le « vol des paille-en-queue » étincelant au-dessus du gouffre noir, appelait quelque idée symétrique ; le poète, pour la trouver, ne recule pas devant une très heureuse inconséquence, et il en est récompensé par ces belles strophes : La vie a beau frémir autour de ce cœur Muet comme un morne, ascète absorbé par son Dieu ; Tout roule sans écho dans son ombre sans borne, Et rien n’y luit du ciel, hormis un trait de feu. […] Et sur ses traits alors quelle rougeur subite En songeant au regret qu’on avait pu saisir ! […] Si quelque Veuillot eût voulu faire la satire du matérialisme et de l’athéisme, et, pour cela, en faire la parodie, il n’eût eu qu’à écrire les Blasphèmes, qui, d’ailleurs, rappellent par beaucoup de traits le style de Louis Veuillot.

1124. (1856) Cours familier de littérature. II « VIIIe entretien » pp. 87-159

Ce n’est plus le récit, c’est le drame ; ce n’est plus la draperie, c’est le nu ; ce n’est plus le portrait, c’est l’homme ; l’homme avec tous ses traits vivants, calqués sur les beautés comme sur les difformités de sa nature ; la photographie du siècle ; un roi, une cour, des flatteurs, des courtisans, des ambitieux, des hypocrites, des hommes de bien, des méchants, des femmes, des pontifes, une nation tout entière saisie au passage dans son mouvement le plus accéléré, et reproduite, non pas seulement par l’art, mais par la passion. […] Regardez bien un visage, et tâchez de vous expliquer à vous-même pourquoi ce visage vous charme ou vous repousse, ou vous laisse indifférent ; le secret de cette indifférence, de ce charme ou de cette répulsion est-il dans tel ou tel trait du visage ? […] C’est la contre-épreuve du caractère tout entier sur le front ; c’est le résumé vivant et combiné de tous les traits flottant comme une atmosphère de l’âme sur la figure. […] Vous aurez dans cette image des traits immortels : je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître.

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