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1059. (1900) Molière pp. -283

Comment expliquer encore que sa première idée ait été aussi d’exécuter une charge à fond de train sur les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, qui était le théâtre Français par excellence dans ce temps, et possédait le privilège exclusif de jouer les belles tragédies de Corneille ? […] Quelque chemin qu’aient fait nos idées, quelque loin qu’ait porté la voix de nos philosophes et de nos publicistes du xviie  siècle, nos auteurs comiques sont parvenus plus loin ; j’ai lu, je ne sais où, que des voyageurs ont vu, sur les bords de la mer d’Aral, des comédiens tartares représenter une ébauche reconnaissable du Tartuffe, et, ici, je ne puis m’empêcher de me rappeler un souvenir de l’antiquité classique, le seul analogue que l’on trouve dans l’histoire des lettres, ces soldats de Crassus, prisonniers des Parthes, qui virent représenter, avec un appareil sauvage, au milieu des montagnes d’Arménie, une tragédie d’Euripide. […] La tragédie nous fournit quelques lumières indirectes ; mais de la façon qu’elle a été conçue en France, peignant les passions sous leurs traits les plus généraux, choisissant ses héros dans l’antiquité la plus reculée, et, alors même qu’elle ne se prive point de les faire parler à la moderne, réduite cependant par la nécessité de respecter son sujet à ne point souffrir une invasion trop manifeste et trop entière du moderne dans l’antique, vivant d’ailleurs par nature dans un monde de personnages et de sentiments idéaux, astreinte, à ce titre, à des traditions rigoureuses et à des vertus de convention que les dernières années du xviiie  siècle ont à peine osé atteindre, elle a bien pu recevoir l’empreinte du changement des idées de Corneille à Racine, de Racine à Voltaire et à M.

1060. (1907) Jean-Jacques Rousseau pp. 1-357

La pathologie d’un Bossuet ou d’un Racine a peu à voir avec leurs sermons ou leurs tragédies : mais la pathologie de Jean-Jacques, c’est presque tout Jean-Jacques. […] A son arrivée à Paris, il avait en portefeuille non seulement Narcisse, petite comédie en prose dans le goût de Marivaux écrite à vingt ans, mais des poésies, des élégies, des vers amoureux, et une tragédie sur la Découverte du Nouveau Monde. […] La tragédie est mauvaise. […] Mais peut-on dire que les tragédies de Campistron, de Lagrange-Chancel, de Longepierre, de Lafosse, de Dauchet, de Duché, de Lamotte, de Lefranc de Pompignan, de Lanoue, de Marmontel, de Crébillon, et de Voltaire lui-même, fussent si dangereuses à entendre ?

1061. (1904) Propos littéraires. Deuxième série

On sait même que l’anachronisme chez les humanistes de génie devient presque une beauté de plus, que Racine par exemple, mêlant dans telle de ses tragédies antiques les légendes de la mythologie primitive, les souvenirs de la Grèce historique et humaine, et les impressions que ses yeux et son cœur conservaient du palais de Versailles, nous permet de planer en quelque manière au-dessus de l’humanité tout entière, affranchis du temps, ainsi que des dieux, et que l’anachronisme devient chez lui une prestigieuse et délicieuse uchronie. […] Si vous aimez qu’un récit, tout en étant l’exactitude même, soit dramatique comme la plus poignante tragédie, c’est dans M.  […] Mais, voyez déjà : Les Burgraves ne sont plus guère une tragédie ; c’est une épopée jetée sur la scène. […] Un genre naît, meurt et se transforme, cela veut dire qu’à une époque il y a eu des tragédies, qu’on s’en est dégoûté, et qu’à une autre époque il y a eu des comédies où une certaine quantité de pathétique ! […] L’amour rencontrant un obstacle dans l’institution de la famille, dans l’institution du mariage, dans un devoir civique ou patriotique, voilà ce qui rend intéressant les drames, les tragédies ou même les comédies de l’amour.

1062. (1896) Les idées en marche pp. 1-385

Cette éternelle tragédie de Phèdre vaut pour toutes ces luttes intérieures. […] Les Paysans de Balzac ne déploient pas une horreur chaotique comparable à cette tragédie entre un poêle et une soupente. […] Le vieillard se décide, entre, et nous assistons à la muette tragédie de l’affreuse nouvelle qui dissout le bonheur et nécessite quelques mouvements de désespoir, si courts et si guindés par rapport à la secousse des âmes ! […] Dans ces puits profonds, bourrés de cadavres, puisent les Shakespeare, les Webster, les Ford, cet admirable Cyrille Tourneur dont la Tragédie du Vengeur fut sans doute l’origine de Lorenzaccio. […] Il est un livre de lui, le Train de huit heures quarante-sept, lamentable odyssée de deux soldats en congé, qui concentre et résume vraiment la servitude militaire sans exagérations ni amertume : L’existence est une comédie pour ceux qui pensent, une tragédie pour ceux qui sentent , a dit Swift.

1063. (1891) Politiques et moralistes du dix-neuvième siècle. Première série

Les hommes, avant Jésus-Christ, ont toujours cru que l’injustice était la loi de l’univers : c’était si vrai, que le christianisme est tout fondé sur une injustice abominable, sur la défaite, l’immolation et le martyre du Juste ; les hommes avant Jésus-Christ avaient toujours cru à la loi du sang : ils avaient si bien raison, que le christianisme fait éternellement couler sur tous ses autels le sang de l’éternelle victime ; les hommes avant Jésus-Christ ont cru à la réversibilité, au péché originel, dont la tragédie grecque est pleine (c’est vrai), au juste payant pour le coupable et rachetant les crimes du monde : ce mystère est le christianisme lui-même ; les hommes avant Jésus-Christ croyaient que le mal l’emportait ici-bas, était le maître du monde, et qu’ainsi le voulaient les dieux : le christianisme n’a pas une autre doctrine. […] Ses éloges de Sophocle et d’Euripide sont peu émus ; ils ont quelque chose d’officiel, et, du reste, ne l’empêchent point de préférer hautement la tragédie française à la tragédie grecque, ce qui est bien aventureux. […] Elle en parle assez froidement, fait des réserves, songe à « l’intérêt plus vif et à l’attendrissement plus intime que les sujets modernes font éprouver », le tout justement sur le ton dont elle nous parlait des tragédies grecques. […] Ils mettaient bien déjà, quoi qu’ils fissent, leurs sentiments dans leurs œuvres ; mais ils faisaient des œuvres apparemment impersonnelles, et parlaient, par exemple, sous le nom d’un personnage de tragédie. […] Le tourment d’aimer sans amour, les secousses pour se détacher qui ne font que lier davantage, les mensonges à autrui qui vous avilissent et ne trompent pas, les mensonges à soi-même qui ne trompent pas et qui vous torturent, l’impossibilité et de rompre et de continuer, et de se résigner, et de s’évader, l’impossibilité de quoi que ce soit, l’angoisse de sentir qu’il n’y a pas de répit et qu’il n’y aura pas de solutions ; et l’effort, plus affreux que tout le reste, pour faire renaître ce qui n’est plus et ne peut revivre, la sensation du néant et de l’impuissance absolue de créer ; — certes, c’est un beau cauchemar, qui a cela de navrant qu’on le sent réel, plus réel que ce qui nous entoure, d’une vérité indiscutable et inévitable, et que chaque ligne est évidemment le résumé de longs incidents douloureux et pitoyables, d’intimes et secrètes tragédies.

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