« Le caillou, la plante, ne sentent pas dans quel but ils existent ; ils n’ont ni bonheur ni malheur quand on favorise ou que l’on arrête leur développement ; brisez ou polissez le caillou, coupez ou arrosez la plante, ils ne souffrent ni ne jouissent, du moins nous le croyons. […] L’animal jouit et souffre ; il compare des objets différents, et se dirige vers celui qui peut le mieux satisfaire ses appétits ; il est intelligent ; mais ce sentiment et cette intelligence sont bornés : ils ne vont pas au-delà de la satisfaction présente des besoins les plus grossiers. […] « Puis, en se développant, il voit beaucoup de choses lui échapper, beaucoup de ses espérances trompées, de ses besoins non satisfaits ; il souffre, il se plaint, c’est l’âge des déceptions, des désenchantements. […] Il souffre quand il ne la possède pas, ou bien quand il ne croit plus à celle qui lui a été donnée. […] Quant à lui, ses prétentions ne sont pas si élevées : il veut chercher, voilà tout ; il cherche ; et cependant il nous l’a dit : l’humanité souffre, l’anarchie est dans la société, le désordre moral et intellectuel dans les classes supérieures ; les plus grands malheurs éclateraient si ce désordre pénétrait plus avant dans les classes inférieures.
sa petite illusion d’antiquaire, si enfin la réalité historique pèche un peu dans l’œuvre de Babou (car c’est une œuvre que ces six nouvelles), du moins l’effet d’art n’en a point souffert. […] Ne pas faire souffrir ! […] Je jurerais qu’il serait bien attrapé, l’aimable homme, s’il croyait ne jamais faire un peu souffrir ! […] Il se venge de cette pluie de sots obscurs, dont nous avons tous souffert dans la vie, sur le dos de ceux qui portent l’étiquette d’une célébrité quelconque. […] Mais il s’est maladroitement marché d’une lourde patte sur cette griffe, qui ne le souffrirait pas si cette insolence-là venait d’une autre patte que de la sienne.
Il me semble que, lorsqu’on est en somme parmi les privilégiés de ce monde, lorsqu’on ne souffre ni continuellement, ni trop violemment dans son corps, et qu’on est préservé des extrêmes douleurs morales par la littérature et l’analyse (lesquelles, soyez-en sûrs, nous sauvent de plus de maux qu’elles ne nous interdisent de joies), une sorte de pudeur devrait vous empêcher de répéter trop longuement des plaintes déjà développées par d’autres. Un écrivain célèbre qui souffre de la grande misère humaine en souffre surtout par procuration, songez-y. […] Mais on souffre ; et, par la porte de la souffrance, entrent la réflexion, la curiosité, l’inquiétude et l’appréhension de l’inconnu et, sous une forme ou sous une autre, l’idéalisme, et le rêve, et des besoins d’expliquer ce qui échappe aux sens… À partir d’un certain moment, cela est visible, Maupassant s’attendrit.
« — Oui, Monsieur, il y a longtemps que le peuple souffre ! […] En quoi, parce que le peuple souffre depuis qu’il est peuple, le peuple est-il autorisé à se venger sur les innocents tant qu’il sera peuple ? […] impossibilité de souffrir, impossibilité de vivre, impossibilité de mourir ! […] Quel poète ne les a pas éprouvées toutes par la sympathique faculté de saisir tout ce que l’humanité souffre encore en lui ? […] Elle souffre assez de ces misères : ne la faites pas souffrir davantage de l’impuissance de les supprimer toutes ; adressez-vous à Dieu, qui a fait l’homme misérable, et n’ajoutez pas le supplice de haïr au malheur de vivre ensemble pour mourir si vite des mêmes supplices !
Ce rêveur triste, chaste et doux, mais si personnel, et dont la rêverie n’est — comme vous le verrez — ni celle de Chateaubriand, ni de Gœthe, ni de Sénancour, ni de Ballanche, ni d’aucun des grands Tristes contemporains, ne souffrit guères que d’une unique souffrance, très délicate, mais infiniment rare, et qui fera son exclusive originalité. Chateaubriand, Gœthe, Sénancour et Ballanche lui-même ont tous plus ou moins souffert de la vie, — du moral ou du physique de la vie, — de ses passions positives ou du vague de ses passions (comme l’a dit l’un deux, qui même a inventé l’expression), — tandis que Guérin n’a simplement souffert que de la pensée, un mal très précis, mais très exceptionnel. […] Toute sa vie, qui fut courte, il souffrit de cet idéal vers lequel il aspirait, mais qu’il n’atteignait pas, et qu’il aurait atteint probablement s’il avait vécu davantage ; car « nos désirs sont les pressentiments de nos facultés, les précurseurs des choses que nous sommes capables d’exécuter », a dit Gœthe, dans un éclair. […] Ce ne sont pas les grands artistes par la délicatesse et par la beauté pure de l’idéal, bien plus difficile à comprendre… Assurément cet idéal, que Guérin souffrait tant de ne pouvoir saisir comme il le voyait, pour l’emprisonner dans la forme vive et diaphane d’une langue digne de le contenir, cet idéal rayonne, comme un ciel lointain, à travers les paysages qu’il nous a peints ; mais il n’y rayonne que pour ceux qui savent l’y voir ; tandis que pour le plus grand nombre, que la réalité visible attire, ce qui constituera le grand mérite de ces paysages, c’est leur vie, c’est la vérité d’impression de ces aperçus, transposés de la vision plastique dans la vision littéraire… et qui nous effacent presque du coup les paysagistes les plus vantés : Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, madame Sand, dont la seule qualité qui n’ait pas bougé dans des œuvres déjà passées est d’être une paysagiste !