La vie universelle se sent atteinte dans son corps meurtri, ses chaînes pèsent sur le monde entier. — « Le flot marin mugit en tombant sur le flot. […] Alors sa frénésie s’apaise un instant : elle se reporte aux jours où elle se sentit secrètement troublée par les effluves du désir d’un dieu, et un doux chant d’élégie s’exhale de ses lèvres. […] En reprenant sa course, Io va entrer par des plaines « qui n’ont jamais senti la charrue », dans les régions hyperboréennes. […] On y sent l’effroi qu’inspiraient à l’Hellène, circonscrit dans son horizon lumineux, les mers ignorées et les régions inconnues. […] Zeus se sent frappé à sa partie vulnérable, au défaut de sa toute-puissance.
Le spectacle, que nous ne laisserons qu’entrevoir d’après lui sans l’étaler tout entier, est affligeant ; mais il renferme quelques leçons sévères que l’histoire a déjà tirées ; il fait pénétrer dans les causes profondes de ruine de l’ancienne monarchie ; il fait sentir à quel point les plus nobles nations, et la nôtre en particulier, dépendent, dans l’esprit qui les anime et jusque dans leur ressort intérieur, des gouvernements qui les régissent et des hommes qui sont à leur tête. […] Ce que paraît bien réellement Bernis d’un bout à l’autre dans ces lettres à Choiseul, c’est un honnête homme qui est au-dessous de la situation, qui est l’auteur désigné et responsable d’une alliance devenue funeste, qui se sent engagé, et qui n’a pas le pouvoir de tenir ni de réparer : On ne meurt pas de douleur, écrit-il à Choiseul (13 décembre 1757), puisque je ne suis pas mort depuis le 8 septembre (époque de la convention étourdie de Klosterzeven). […] En attendant, tâchez de faire sentir à M. de Kaunitz deux choses également vraies : c’est que le roi n’abandonnera jamais l’impératrice, mais qu’il ne faut pas que le roi se perde avec elle. […] Bernis a le mérite de sentir un peu tard tous ces néants et ces vides profonds ; mais, en les déplorant, il n’a rien à mettre pour les remplir ; il n’est pas de ceux à qui on reconnaît le droit de dire : C’est moi ! […] Jamais la décadence de la monarchie de Louis XV n’a été démasquée plus à nu : on sent, au caractère du mal, qu’on est très proche de la dissolution des choses.
» — Dès la fin du régime devenu trop asiatique de Louis XIV, un certain nombre de bons citoyens pensaient très sérieusement aux moyens de rétablir dans l’État une règle, une constitution reconnue trop absente, et dont les abus d’un long règne et les calamités survenantes faisaient sentir l’utilité. […] Je commence à m’apercevoir que la plupart ne savent que ce que les autres ont pensé ; qu’ils ne sentent point, qu’ils n’ont point d’âme ; qu’ils ne jugent qu’en reflétant le goût du siècle, ou les autorités, car ils ne percent point la profondeur des choses ; ils n’ont point de principes à eux, ou s’ils en ont, c’est encore pis ; ils opposent à des préjugés commodes des connaissances fausses, des connaissances ennuyeuses ou des connaissances inutiles, et un esprit éteint par le travail ; et, sur cela, je me figure que ce n’est pas leur génie qui les a tournés vers les sciences, mais leur incapacité pour les affaires, les dégoûts qu’ils ont eus dans le monde, la jalousie, l’ambition, l’éducation, le hasard. […] Le coup a porté : Vauvenargues a beau dire, il est homme de lettres plus qu’il ne croit ; il est sensible plus qu’il ne le voudrait à cette idée de génie, à cette image d’une gloire sous sa main, et qu’il ne tient qu’à lui de cueillir : « Vous ne sentez pas vos louanges, écrit-il à Mirabeau, vous ne savez pas la force qu’elles ont, vous me perdez ! […] Si j’osais, je dirais qu’il sent tout bas que la froide sagesse en lui se dégèle. […] lui qui croit sentir mieux que Mirabeau ce que c’est que l’ambition et la grande, ce que c’est qu’être acteur tout de bon dans ce monde ; qui ne ferait pas fi de cette scène de la Cour s’il y était ; qui ne verrait dans ce Versailles même qu’un vaste champ ouvert à ses talents de toute sorte, y compris l’insinuation et le manège (l’honnête manège, comme il l’entend et dont il se pique avec un reste d’ingénuité), il éclate et tire le rideau de devant son cœur, par une admirable lettre, qui sera suivie de plusieurs autres pareilles ; de sorte que Mirabeau, arrivé en cela à ses fins, a raison de s’écrier : « Ne vous lassez pas de m’en écrire… Je vous aurai par morceaux, mon cher Vauvenargues, et quelque jour je vous montrerai tout entier à vous-même. » Ces lettres, en effet, qui sont mieux que des pages d’écrivain, manifestent l’âme même de l’homme, l’âme virile dans sa richesse première et à l’heure de son entrée en maturité.
C’est encore à un écrivain excellent qu’on a affaire en sa personne, mais on le sent, à un écrivain d’une tout autre espèce, d’une tout autre trempe, d’une tout autre origine et famille. […] dans l’élégance de Pellisson, on croit sentir qu’il apprit d’abord la meilleure langue française, surtout par les livres. […] Mais si je crois sentir en lui une première couche légère de provincialisme, ce n’est qu’au fond de certains de ses jugements et non dans l’élégance accomplie de sa diction. […] … non pas les amis du Régent, à qui cela était bien égal et qui en pensaient tout autant, mais les partisans de la vieille Cour, les hommes des regrets, les Villeroy, les Fleury, les Polignac, qui en font leur affaire, et qui piquent d’honneur l’Académie où ils se sentent maîtres (ils ne l’étaient plus que là), l’Académie de tout temps vouée à diviniser le grand roi et qui mettait chaque année au concours une de ses vertus. […] Je n’ai voulu que faire sentir d’une manière un peu saillante comment, sur ce point, le grand fondateur l’avait entendu.
M. de Harlay sentait que le moment n’était pas venu ; il ne faut pas arborer toutes ses voiles contre le vent en plein orage. […] Chez tous on distingue une grande douceur, de la finesse, un air de persuasion ; l’œil est riant, la lèvre est entr’ouverte et belle ; mais dans celui de Nanteuil en particulier, le plus naturel des trois, on sent la force, quelque chose de mâle dans la douceur, et de capable, à un moment, d’imposer, d’éblouir et de remplir les yeux. […] Il s’y sentait porté de race, étant fils d’un père qui avait traduit Tacite. […] Mais, après avoir pris conseil et mieux avisé, il sentit l’inconvénient qu’il y aurait, pour un homme de sa dignité, à se jeter dans la mêlée pour séparer des furieux. […] » Dans ce passage, et dans tout le discours, on sent l’orateur qui a à marcher sur des charbons ardents : ce dont il faut le louer, c’est d’y avoir marché d’un pas si ferme.