Le trait malin, proverbial, les alliances heureuses de noms et d’idées, la concision élégante, tout ce qui constitue le genre moral tempéré et en fait l’ornement, s’y trouve placé avec art, et il n’y manque vraiment qu’un souffle poétique moins sec et plus coloré, quand l’auteur tente de s’élever et de nous peindre, par exemple, le temple de l’Opinion promené dans les airs sur les nuages : c’est ici que l’on sent le défaut d’ailes et d’imagination véritable, l’absente de mollesse, de fraîcheur et de charme, comme dans toute la poésie de ce temps-là. […] Mais on sent que Rulhière était des plus propres, en effet, à composer une comédie de cette sorte dans le genre et dans le goût du Méchant. […] Il est à la piste de son sujet ; il n’est occupé que de cela, et aussi de faire preuve de finesse, tout en faisant sentir légèrement la griffe à celui avec qui il cause. […] La main-d’œuvre se fait sentir. […] C’est une histoire qui, pour être si contemporaine, ne paraît pas assez voisine des sources et qui sent trop la rédaction, ou, si vous aimez mieux, la palette.
» Sur quoi le gentilhomme s’en tira comme il put, distinguant entre les divers ordres d’affection, et il ne sut point disconvenir toutefois qu’il sentait envers M. de Genève une amitié plus douce et plus sensible : « Eh bien, écrivez-lui, répliqua Henri IV, que je désire faire le troisième en cette amitié. » Quelques années après la mort de ce grand prince, en janvier 1617, pendant le premier et court ministère de Richelieu, on désira que le duc de Savoie envoyât un négociateur en France, et c’était sur saint François de Sales qu’on avait d’abord compté. […] C’est lui-même qui, pour expliquer cet assemblage qu’il ressentait en lui, nous a dit : Il n’y a point d’âmes au monde, comme je pense, qui chérissent plus cordialement, tendrement, et, pour le dire tout à la bonne foi, plus amoureusement que moi ; et même j’abonde un peu en dilection… ; mais néanmoins j’aime les âmes indépendantes, vigoureuses, et qui ne sont pas femelles… Comme se peut-il faire que je sente ces choses, moi qui suis le plus affectif du monde ? […] sans vouloir rien ôter à ces derniers, on se sent ici dans un air plus pur, dans une autre région. […] Sayous, toutes simples, et qu’il a cueillies en se promenant, sentent les champs, la ferme savoyarde, les bois et les bords du lac d’Annecy : ce sont les meilleures » ; et j’ajouterai les plus courtes. […] Bossuet, qui sentait si bien Rancé gravissant âprement vers les hautes cimes et les mornes sommets de l’antique pénitence, suivait également saint François de Sales dans ses riches et riantes vallées ; et, s’étendant de l’un à l’autre en esprit, il tenait en quelque sorte le milieu du royaume chrétien.
Son premier mot est pour consoler le captif, pour le rassurer : « Madame (Louise de Savoie) a senti si grand redoublement de forces que, tant que le jour et soir dure, il n’y a minute perdue pour vos affaires ; en sorte que de votre royaume et enfants ne devez avoir peine ou souci. » Elle se félicite de le savoir aux mains d’un aussi bon et généreux vainqueur que le vice-roi de Naples Charles de Lannoy ; elle le supplie, au nom de sa mère, de songer à sa santé : Elle a entendu que voulez entreprendre de faire ce carême sans manger chair ni œufs, et quelquefois jeûner pour l’honneur de Dieu. […] À mesure qu’elle avance dans le pays, elle s’aperçoit pourtant de l’absence du maître ; ce royaume est « comme un corps sans chef, vivant pour vous recouvrer, et mourant pour vous sentir loin ». […] Un jour, trois mois après cette mort, le capitaine Bourdeilles passant à Pau, et étant allé saluer la reine de Navarre comme elle revenait de vêpres, reçut d’elle un excellent accueil, et, de propos en propos, tout en se promenant, la princesse l’emmena doucement dans l’église, du côté où était la tombe de cette dame qu’il avait aimée : Mon cousin, lui dit-elle, ne sentez-vous rien mouvoir sous vous et sous vos pieds ? — Non, madame, répondit-il. — Mais songez-y bien, mon cousin, lui répliqua-t-elle. — Madame, j’y ai bien songé, mais je ne sens rien mouvoir, car je marche sur une pierre bien ferme. — Or je vous advise, dit alors la reine sans le tenir plus en suspens, que vous êtes sur la tombe et le corps de la pauvre Mlle de La Roche, qui est ici dessous vous enterrée, que vous avez tant aimée, et, puisque les âmes ont du sentiment après notre mort, il ne faut pas douter que cette honnête créature, morte de frais, ne se soit émue aussitôt que vous avez été sur elle ; et, si vous ne l’avez senti à cause de l’épaisseur de la tombe, ne faut douter qu’en soi ne se soit émue et ressentie ; et, d’autant que c’est un pieux office d’avoir souvenance des trépassés, et même de ceux que l’on a aimés, je vous prie lui donner un Pater noster et un Ave Maria, et un De profundis, et l’arroser d’eau bénite ; et vous acquerrez le nom de très fidèle amant et d’un bon chrétien. […] » On sent que même les honnêtes gens et les femmes comme il faut de ce temps-là sont, quoi qu’ils fassent, des contemporains de Rabelais.
Pour sentir le prix de ce vœu de Jordan, il faut savoir de quelle importance est à ses yeux sa chère bibliothèque, la seule rivale qu’ait le roi dans son cœur. […] Frédéric gronde son ami de s’être formalisé et d’avoir pris au sérieux un badinage ; il continue quelque temps encore ces plaisanteries qui, si elles ne sont pas de très bon goût, ne sont point du tout d’un mauvais cœur ; il essaye, tandis que la guerre se prolonge, de calmer les inquiétudes de son ami, d’adoucir son humeur noire et de lui insinuer de cette philosophie qui se sent déjà du voisinage de la politique : Je vous prie, mettez-vous l’esprit en repos sur l’Europe. […] Frédéric, en les recevant, en y reconnaissant cette inscription que Jordan mettait en tête de tous ses livres : « Jordani et amicorum », se sentit tout ému : Je vous avoue que j’ai eu les larmes aux yeux lorsque j’ai ouvert les livres de mon pauvre défunt Jordan, et que cela m’a fait une véritable peine de penser que cet homme que j’ai tant aimé n’est plus. […] Fouqué, à chaque présent dont il sent l’intention, est attendri ; il ne sait comment reconnaître cette amitié qui, depuis plus de trente ans, le cherche et l’honore, mais qui se multiplie surtout depuis que lui n’est plus bon à rien et n’est plus propre à y répondre que par ses sentiments : « Ce qui vous distingue, Sire, des autres princes, c’est que vous faites tant de bien à un homme qui ne peut, par le moindre service, vous en témoigner sa reconnaissance. » Quand il le voit étonné d’être l’objet de tant de soins, Frédéric le rassure simplement et par des mots naturels, puisés dans la meilleure et commune humanité : « Vous vous étonnez que je vous aime : vous devriez plutôt vous étonner si je n’aimais pas un officier de réputation, honnête homme, et de plus mon ancien ami. » Quoique Frédéric n’ait que cinquante-quatre ans lorsque Fouqué en a soixante-huit, il se fait exprès vieillard comme lui ; très brisé lui-même par les fatigues, il se suppose du même âge que son vieux compagnon : J’attends ici tranquillement dans mon trou le retour du printemps (9 février 1766) ; cette saison-ci n’est pas faite pour notre âge. […] En lisant ces détails auxquels on s’attendait si peu, on est heureux de sentir qu’on a affaire à des hommes, rien qu’à des hommes.
La conscience morale moyenne est médiocre ; elle ne sent que faiblement les devoirs même usuels et, par suite, les valeurs morales correspondantes ; il en est même pour lesquelles elle est frappée d’une sorte de cécité. […] Nous sentons bien que nous ne sommes pas maîtres de nos appréciations ; que nous sommes liés et contraints. […] Tout le monde sent bien qu’elles n’expriment rien de l’au-delà et n’impliquent aucune faculté supra-expérimentale. […] Il se sent comme transporté dans un monde différent de celui où s’écoule son existence privée. […] Alors, tout ce qui a été dit, fait, pensé, senti pendant la période de tourmente féconde ne survit plus que sous forme de souvenir, de souvenir prestigieux, sans doute, tout comme la réalité qu’il rappelle, mais avec laquelle il a cessé de se confondre.