Je vois bien que je n’avais vécu jusque-là que dans l’état d’innocence, et j’avais cru à tout le monde le cœur fait comme moi ; je me suis bien trompé, mais je ne saurais me repentir de l’avoir été pour n’avoir jugé de l’âme des hommes que par ce que je sentais. […] On sent, à plus d’un passage, que Chaulieu (leur aîné de quinze ans) les juge ; mais il est juge à la fois et complice, et, tout en essayant de les diriger sans doute sur quelques points, il se laisse aller sur le reste avec eux. […] Lemontey, qui ne trouve à ce sujet qu’une plaisanterie épigrammatique et sèche, ne les a pas senties, pas plus qu’il ne semble avoir apprécié le noble caractère de celle à qui elles sont adressées.
Mais si l’anecdote n’est pas vraie, elle était digne de l’être ; et Pline, qui sentait ainsi, nous l’a conservée. […] Si Pline a senti si bien et si souvent exprimé la majesté, la grandeur et (pourquoi ne dirait-on pas comme lui ?) la religion de la nature, eux, ils n’ont nullement senti et daigné saisir cet esprit général circulant et respirant dans Pline.
Ses livres d’histoire ne sont et ne seront jamais que de vastes et spacieux à-peu-près où circule par endroits l’esprit général des choses, où vont et viennent ces grands courants de l’atmosphère que sentent à l’avance, en battant des ailes, les oiseaux voyageurs, et que sentent également les poètes, ces oiseaux voyageurs aussi. […] Ainsi, dans ce premier retour de Louis XVIII, dans ce voyage de Calais à Compiègne, il montre le pays oubliant volontiers ses droits au milieu de l’attendrissement, et se donnant tout entier, tandis que les politiques à Paris stipulent et marchandent encore : Il (Louis XVIII) sentit, au tressaillement universel et spontané de sa patrie, qu’il était maître de ce peuple, et qu’on ne lui marchanderait pas sérieusement le règne à Paris.
Mais, si disposés que nous soyons à saluer et à honorer ce qui cesse, n’oublions jamais cette loi supérieure des choses : pas un individu n’est essentiel ici-bas, pas une génération n’est indispensable ; la nature est féconde, et après les pertes les plus senties, et les plus irréparables ce semble, tout reprend bientôt et tout recommence. […] On voit bien qu’il a pris parti dans la Fronde, et qu’il n’a pas été amoureux d’Anne d’Autriche, il ne paraît pas soupçonner un défaut essentiel qu’avait Mme de Longueville, et qu’il serait peu poli de rappeler en toutes lettres, mais dont Bussy et Brienne ont fait sentir quelque chose17. […] Le professorat n’est plus un état ; le journalisme n’est plus une carrière ; pour se faire homme de lettres à l’heure qu’il est, il faut se sentir une dure vocation.
Les bons vers de Conaxa sentent le Régnier et le ton de la vieille satire : si l’auteur moderne les avait introduits dans son courant limpide, ils y auraient fait tache. […] En somme, il n’était pas difficile de sentir que ces hommes faisaient de l’opposition parce que c’était l’opposition qui était alors le pouvoir. […] Une des grandes douleurs de la fin de sa vie, après la perte du Constitutionnel qui échappa de ses mains, ce fut de sentir l’arrivée à l’Académie d’une génération littéraire qui, pourtant, l’avait toujours personnellement excepté et ménagé.