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1678. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1868 » pp. 185-249

Du reste, nulle illusion, pas un espoir à avoir, nous le sentons d’avance. […] L’un diminue l’autre : cela est si vrai, que les amoureux de la femme quittent, un jour, le tabac, parce qu’ils sentent ou s’imaginent que le tabac est un stupéfiant du désir et de l’acte. […] Il décrit le soulier de satin blanc, qui, pour chacune d’elles, est soutenu par un petit matelassage de soie dans les endroits où la danseuse sent qu’elle pèse et appuie davantage : matelassage qui indiquerait à un expert le nom de la danseuse. […] Et à la voir ainsi souffrir et s’encolérer, on sent l’aimante et jalouse nature qu’elle est. […] Ce goût aujourd’hui descendu aux bourgeois, qui plus que nous l’a senti, prêché, propagé ?

1679. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1869 » pp. 253-317

voulez-vous que je vous dise… Quand l’Empereur a accordé les libertés, il y était opposé comme un beau diable… Il ne s’est plus senti entre deux gendarmes… il ne s’est plus senti protégé… et, de peur, il a passé de l’autre côté, pour plus de sûreté !  […] Au fond, il est pris d’une inquiétude jalouse de l’acceptation de l’œuvre par le public présent ou futur, et alors il mêle les coups de boutoir aux reproches aigus, et sort de ses habitudes de politesse… Puis tout à coup, dans ses paroles, nous sentons percer la visite d’un ami qui ne nous aime pas. […] Heures longues, où l’accusé retient sa tête entre ses deux mains, comme s’il la sentait moins solide sur ses épaules, et, pour ainsi dire, vacillante entre cette dispute qui s’en fait entre la Justice et la Défense. […] Nous nous sommes sentis là, mordus d’un nouveau goût de raretés, du goût des objets d’art de la nature. […] » * * * — Nous, nous pour qui le travail a été la jouissance de toute notre vie, nous nous sentons physiquement incapables de travailler, et cela au moment, où nous sommes arrivés à l’entier développement de notre talent, et où nous sommes pleins de grandes choses, que nous avons le désespoir de ne pouvoir exécuter.

1680. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre onzième. La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art. »

» La souffrance vraiment philosophique impliquerait en effet une volonté stoïque, maîtresse de soi, saine, prête à aller jusqu’au fond du mal subi pour en sentir la réalité triste et pour en reconnaître aussi la nécessité, c’est-à-dire les liens qui rattachent cet accident au tout, les points par lesquels cette laideur vient se suspendre à toutes les beautés de l’univers. […] Dans l’art, l’ignorance des procédés ou méthodes et la maladresse de main a des inconvénients sans nombre, mais elle a du moins un avantage : c’est que l’ignorant a besoin de sentir sincèrement et d’être ému pour composer quelque chose de passable ; l’érudit, lui, n’en a pas besoin ; le procédé remplace chez lui l’inspiration ; le convenu et le conventionnel, le sentiment spontané du beau. « L’inspiration, disait Baudelaire, c’est une longue et incessante gymnastique. » Verlaine, l’ancien parnassien312 qu’on cite aujourd’hui comme un novateur, a dit aussi : A nous qui ciselons les mots comme des coupes Et qui faisons des vers émus très froidement Ce qu’il nous faut à nous, c’est, aux lueurs des lampes, La science conquise et le sommeil dompté. […] Laissez-vous faire, ne craignez pas tant de sentir comme les autres. » Ce conseil pourrait s’adresser à tous les littérateurs de décadence. […] D’un bout à l’autre de son œuvre, on sent passer le vent de la mort comme celui de la mer auquel il s’identifie. […] On peut reconnaître en moyenne la santé intellectuelle et morale de celui qui a écrit une œuvre à l’esprit de sociabilité vraie dont cette œuvre est empreinte ; et, si l’art est autre chose que la morale, c’est cependant un excellent témoignage pour une œuvre d’art lorsque, après l’avoir lue, on se sent non pas plus souffrant ou plus avili, mais meilleur et relevé au-dessus de soi ; plus disposé non à se ramasser sur ses propres douleurs, mais à en sentir la vanité pour soi-même.

1681. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le prince de Ligne. — II. (Fin.) » pp. 254-272

Le prince de Ligne était de cette race ; au moment de la prise de Belgrade, il écrivait à M. de Ségur, combinant avec art toutes ses sensations : « Je voyais avec un grand plaisir militaire et une grande peine philosophique s’élever dans l’air douze mille bombes que j’ai fait lancer sur ces pauvres infidèles… » Et après l’entrée dans la place : « On sentait à la fois le mort, le brûlé et l’essence de rose ; car il est extraordinaire d’unir à ce point les goûts voluptueux à la barbarie. » Il se plaît lui-même à se jouer à ces antithèses. […] On voit le ton ; il y a du vrai et du faux ; mais la situation est vivement sentie, vivement caractérisée. […] On sent tout le prix de telles remarques fines de la part d’un homme qui a si bien vu, et qui n’a d’autre prétention que de se souvenir avec justesse.

1682. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — III. (Suite et fin.) » pp. 454-472

Et il cite à quelques pages de la lettre du général Bonaparte à Villetard, dans laquelle il est dit des bavards et des fous, à qui il n’en coûte rien de rêver la république universelle : « Je voudrais que ces messieurs vinssent faire une campagne d’hiver. » Traversant avec Bonpland les forêts de l’Amérique centrale et rencontrant dans une mission écartée un curé théologien qui se mit à les entretenir avec enthousiasme du libre arbitre, de la prédestination, et de ces questions abstruses chères à certains philosophes, Alexandre de Humboldt, en sa relation, ajoute : « Lorsqu’on a traversé les forêts dans la saison des pluies, on se sent peu de goût pour ce genre de spéculations. » Faire une campagne d’hiver, ou traverser les forêts vierges dans la saison des pluies, double recette pour se guérir ou de la fausse politique ou de la vaine métaphysique ; c’est la même pensée de bon sens rendue sous une image différente, et je me suis plu souvent à rapprocher les deux mots. […] Daru ne soit point devenu le serviteur actif d’un nouveau régime, et que dans l’avenir son nom demeure attaché à un seul et incomparable règne par le clou de diamant de l’histoire. — En parlant ainsi, il ne saurait me venir à la pensée de faire injure à la Restauration, dont j’apprécie les mérites et les hommes : je ne songe qu’à l’unité dominante qu’on aime à voir dans l’étude d’une vie, à cette lumière principale qui tombe sur un front, et si en ceci je parais sentir un peu trop l’histoire en artiste, qu’on me le pardonne. […] On sentait l’homme qui, en tout, allait au fait, qui savait le prix d’un instant, qui dans sa vie avait beaucoup ordonné et beaucoup obéi : la bonté qui s’y mêlait dans les relations habituelles en avait plus de valeur.

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