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495. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Pline le Naturaliste. Histoire naturelle, traduite par M. E. Littré. » pp. 44-62

Il les égaie par des anecdotes historiques piquantes ; il les orne au moins par la concision ; il les relève toutes les fois qu’il peut par des vues morales qui ont leur beauté, même lorsqu’elles touchent au lieu commun, par un sentiment profond de l’immensité sacrée de la nature, et aussi par celui de la majesté romaine. […] Pline a le culte et l’enthousiasme de la science, une admiration reconnaissante pour les inventeurs illustres, le sentiment du progrès indéfini des connaissances humaines, le regret de les voir négligées parfois et retardées par des intérêts subalternes, par des passions égoïstes et cupides. […] Pline a le sentiment de la misère et à la fois de la grandeur de l’homme, des contradictions qu’il croit y découvrir. […] Jamais le sentiment littéraire proprement dit, la passion des belles études et de l’honneur qu’elles procurent, jamais l’amour de l’honnête louange, le culte de la gloire et de la postérité, n’a été poussé plus loin et plus heureusement cultivé que chez Pline le Jeune. […] Pline, à l’exemple de son oncle, est partout rempli de sentiments humains, généreux, pacifiques et compatissants.

496. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « La Fontaine. » pp. 518-536

Parler de La Fontaine n’est jamais un ennui, même quand on serait bien sûr de n’y rien apporter de nouveau : c’est parler de l’expérience même, du résultat moral de la vie, du bon sens pratique, fin et profond, universel et divers, égayé de raillerie, animé de charme et d’imagination, corrigé encore et embelli par les meilleurs sentiments, consolé surtout par l’amitié ; c’est parler enfin de toutes ces choses qu’on ne sent jamais mieux que lorsqu’on a mûri soi-même. […] Cette anecdote nous peint assez bien, d’une part, les sentiments naturels de La Fontaine, et de l’autre, sa facilité dans la discussion ; quand il avait exprimé en poésie ce qu’il pensait, ce qu’il avait de plus cher, il se souciait assez peu de le maintenir en prose devant les gens qui voulaient le contredire. […] La philosophie du xviiie  siècle, en attaquant le christianisme, en avait, par contrecoup, ravivé le sentiment dans quelques âmes. […] Et notez bien que, s’il n’y avait pas de La Fontaine dans le passé, ou que si l’on cessait de le goûter et de l’aimer dans l’avenir, il n’y aurait pas ce coin d’esprit français mêlé jusque dans la poésie, qui ne se contente pas de la sensibilité pure, qui raille le vague du sentiment, et, pour tout dire, qui sourit souvent même aux beaux endroits de Lamartine. […] On n’aurait même pas de peine à découvrir chez lui un certain goût sensuel que l’on pourrait dire innocent et primitif, contemporain des patriarches, mais qui l’empêche de se perdre dans le raffiné des sentiments.

497. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre V. Seconde partie. Des mœurs et des opinions » pp. 114-142

Plus d’une fois, sans doute et surtout en dernier lieu, on a voulu dénaturer cet esprit militaire, en le faisant servir à la conquête ; mais il sera toujours l’amour de la gloire acquise par le danger, car le Français ne se laisse pas conduire seulement par le sentiment du devoir, trop sec et trop métaphysique pour lui ; enfin cet esprit militaire est protecteur avant tout ; il doit donc toujours tendre à redevenir de la chevalerie. […] Il fallait alors que la philosophie luttât contre les égarements de l’imagination, contre les séductions des sens, mais toujours en respectant le sentiment religieux, sorte d’instinct qui seul donne de la durée à l’existence de l’homme, qui seul revêt d’une sanction inviolable les lois auxquelles il doit obéir. […] Mais, dans les sociétés anciennes, les peuples différaient entre eux, et par les mœurs, et par les opinions : ainsi le sentiment de la nationalité reposait à la fois sur deux bases ; voilà, sans doute, ce qui donnait au patriotisme une énergie si terrible et si farouche. […] Le sentiment moral est tellement entré, par lui, dans tous les hommes, qu’il n’a plus autant besoin de se mettre sous la protection des institutions sociales. […] Ainsi nos rois nous ont donné notre religion, ou notre religion nous a donné nos rois ; ainsi la religion, la patrie, le roi, se confondent pour nous dans un sentiment commun ; ainsi le dogme de la légitimité n’est point pour nous une chose vague et obscure, il sort de toutes nos traditions, de tous nos sentiments nationaux, de toutes nos affections de famille ; il a crû, il s’est élevé sur le sol même de la patrie ; son ombrage s’est étendu de siècle en siècle sur les générations qui nous ont précédés, sur les tombeaux de tous nos ancêtres.

498. (1861) La Fontaine et ses fables « Deuxième partie — Chapitre II. Les bêtes »

En effet, c’est le sentiment qui l’attache à ses pauvres héros à quatre pattes, petites gens qu’on dédaigne et qu’on rebute. […] Il suit leurs émotions, il refait leurs raisonnements, il s’attendrit, il s’égaye, il prend part à leurs sentiments. […] Nous passons, et nous emportons sans le savoir un sentiment délicat et triste. […] Ici comme ailleurs l’émotion morale ne fait qu’exprimer un aspect physique, et le poëte songe aux attitudes en développant des sentiments. […] Empêtré dans cette enveloppe brute, le sentiment ne s’en échappe que par une éruption brusque et discordante.

499. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIIe entretien. Madame de Staël »

L’une est l’hypocrisie du sentiment, l’autre n’en est que l’exagération ; entre feindre ce qu’on ne sent pas ou exagérer ce qu’on sent, il y a la distance du mensonge à l’emphase. […] Cette terreur refoula son âme dans la réflexion et dans le sentiment, les deux puissances de la solitude. […] Nul respect, nulle pitié ne consola leur misère ; mais rassemblant tous leurs sentiments au fond de leur cœur, elles surent y nourrir la douleur et la fierté. […] Jugez quelle est sa mère par le sentiment énergique et profond qu’à cet âge déjà elle a su lui inspirer ! […] Ces sentiments m’ont été transmis comme un héritage, et je les ai adoptés dès que j’ai pu réfléchir sur les hautes pensées dont ils dérivent et sur belles actions qu’ils inspirent.

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