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447. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre X. Des Romains ; de leurs éloges, du temps de la république ; de Cicéron. »

Ignorant ce qu’on appelle société, qui chez tous les peuples est le fruit de l’oisiveté et du luxe, ils n’avaient point cette foule de sentiments et d’idées qu’elle fait naître, ni ces nuances fines qui les expriment. […] S’il sacrifia ses sentiments et sa gloire à l’intérêt de Rome, il faut l’admirer : s’il redouta César, il faut l’excuser et le plaindre ; mais ce qui prouve que son âme n’était pas flétrie par la servitude, c’est l’éloge de Caton, qu’il composa dans le même temps. […] Elles respirent d’un bout à l’autre les sentiments d’un vieillard généreux et d’un grand homme. […] qui pouvait lui faire un crime de parler de ses grandes actions, dans ces moments où l’âme réclamant contre l’injustice des hommes, semble élevée au-dessus d’elle-même par le sentiment et le caractère auguste du malheur ? […] Chez les anciens, la liberté républicaine permettait plus d’énergie aux sentiments, et de franchise au langage.

448. (1874) Premiers lundis. Tome II « Jouffroy. Cours de philosophie moderne — I »

L’animal jouit et souffre ; il compare des objets différents, et se dirige vers celui qui peut le mieux satisfaire ses appétits ; il est intelligent ; mais ce sentiment et cette intelligence sont bornés : ils ne vont pas au-delà de la satisfaction présente des besoins les plus grossiers. […] Vous ne comprendrez jamais le sentiment religieux ; vous ne saurez jamais ce que c’est qu’une religion, si, par malheur, vous ne vous êtes jamais demandé d’où vous veniez ? […] Le célèbre professeur de Berlin regarde la religion ou le sentiment comme le premier moment du développement de l’humanité, la philosophie ou la raison ou la réflexion comme le dernier moment, l’art qui représente la forme étant le terme intermédiaire de cette évolution ; aussi, à ses yeux, la nouvelle époque de l’histoire où nous allons entrer ne sera pas autre chose que la religion chrétienne passée à l’état de philosophie, ou, comme il dit, ayant acquis la conscience de soi. […] Toute religion a eu sa foi pour satisfaire le sentiment, son dogme pour donner à sa foi la justification du raisonnement, et son culte pour la réaliser ; tout ce qui est, pour l’homme, doit apparaître sous ce triple aspect. […] Jouffroy manifeste de la répugnance pour la forme religieuse, sa raison ne se rend pas bien compte du sentiment qu’il éprouve.

449. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section II. Des sentiments qui sont l’intermédiaire entre les passions, et les ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre IV. De la religion. »

La vie se passe au-dedans de soi, les circonstances extérieures ne sont qu’une manière d’exercer un sentiment habituel ; l’événement n’est rien, le parti qu’on a pris est tout, et ce parti, toujours commandé par une loi divine, n’a jamais pu coûter un instant d’incertitude. […] Enfin, un homme avait vu toutes les prospérités de la terre se réunir sur sa tête, la destinée humaine semblait s’être agrandie pour lui, et avoir emprunté quelque chose des rêves de l’imagination ; roi de vingt-cinq millions d’hommes, tous leurs moyens de bonheur étaient réunis dans ses mains pour valoir à lui seul la jouissance de les dispenser de nouveau ; né dans cette éclatante situation, son âme s’était formée pour la félicité, et le hasard qui, depuis tant de siècles, avait pris en faveur de sa race un caractère d’immutabilité, n’offrait à sa pensée aucune chance de revers, n’avait pas même exercé sa réflexion sur la possibilité de la douleur ; étranger au sentiment du remord, puisque dans sa conscience il se croyait vertueux, il n’avait éprouvé que des impressions paisibles. […] Les qualités naturelles, développées par les principes, par les sentiments de la moralité, sont de beaucoup supérieures aux vertus de la dévotion ; celui qui n’a jamais besoin de consulter ses devoirs, parce qu’il peut se fier à tous ses mouvements, celui qu’on pourrait trouver, pour ainsi dire, une créature moins rationnelle, tant il paraît agir involontairement et comme forcé par sa nature ; celui qui exerce toutes les vertus véritables, sans se les être nommées à l’avance, et se prise d’autant moins, que ne faisant jamais d’effort, il n’a pas l’idée d’un triomphe, celui-là est l’homme vraiment vertueux. […] J’ai besoin de répéter que je ne comprends pas dans cette discussion, ces idées religieuses d’un ordre plus relevé qui, sans influer sur chaque détail de la vie, anoblissent son but, donnent au sentiment et à la pensée quelques points de repos dans l’abîme de l’infini. […] Enfin, les affections du cœur qui sont inséparables du vrai, sont nécessairement dénaturées par les erreurs, de quelque genre qu’elles soient ; l’esprit ne se fausse pas seul, et quoiqu’il reste de bons mouvements qu’il ne peut pas détruire, ce qui dans le sentiment appartient à la réflexion est absolument égaré par toutes les exagérations, et plus particulièrement encore par celle de la dévotion ; elle isole en soi-même, et soumet jusqu’à la bonté à de certains principes qui en restreignent beaucoup l’application.

450. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre X. Prédictions du lac. »

L’esprit de mansuétude et la profondeur de sentiment qui animèrent également le christianisme naissant et le bouddhisme, suffisent peut-être pour expliquer ces analogies. […] À chaque jour suffit sa peine 487. » Ce sentiment essentiellement galiléen eut sur la destinée de la secte naissante une influence décisive. […] Enfin, dans un moment où, moins exagéré, Jésus ne présente l’obligation de vendre ses biens et de les donner aux pauvres que comme un conseil de perfection, il fait encore cette déclaration terrible : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu 502. » Un sentiment d’une admirable profondeur domina en tout ceci Jésus, ainsi que la bande de joyeux enfants qui l’accompagnaient, et fit de lui pour l’éternité le vrai créateur de la paix de l’âme, le grand consolateur de la vie. […] La profonde originalité de celle-ci est dans le sentiment qui la remplit. […] Comparez les préceptes Luc, X, 7-8, pleins du même sentiment naïf, et Talmud de Babylone, Sota, 48 b.

451. (1875) Premiers lundis. Tome III «  La Diana  »

» Cette confiance, cette union, cette fusion des diverses classes dans un même intérêt, dans un même sentiment, offre un spectacle qui fait du bien. […] Il faut rendre à M. de Persigny cette justice qu’il a dans le cœur ce je ne sais quoi d’élevé qui répond bien à un tel sentiment, qui y sollicite et peut y rallier même des adversaires, qui va chercher en chacun ce qui est vibrant, et que le sentiment napoléonien historique et dynastique tel qu’il le conçoit dans son esprit et dans son culte, tel qu’on l’a entendu maintes fois l’exprimer avec une originalité saisissante (toute part faite à un auguste initiateur), est à la fois ami de la démocratie, sauveur et rajeunisseur des hautes classes, animateur de la classe moyenne industrielle en qui il tend à infuser une chaleur de foi politique inaccoutumée. En revenant au discours du Forez, on retrouve là dans la piquante théorie de la noblesse qui, à la bien entendre, n’est plus un privilège et doit se répartir à divers degrés entre tous les individus d’un même pays, une variante ingénieuse pour exprimer ce sentiment patriotique d’union.

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