/ 1238
228. (1858) Cours familier de littérature. V « XXVIIe entretien. Poésie lyrique » pp. 161-223

Ajoutons ici que l’âme éprouve le besoin ou l’instinct de s’exprimer, selon la nature de ses sensations, tantôt en paroles, tantôt en chant. […] Il est une sorte de surabondance de vie et de sensations qui déborde des sens, et qui a besoin de se répandre en effusions mélodieuses, même quand ces effusions mélodieuses n’ont pas d’autre écho que notre oreille. […] C’est le bruissement de la vie animale ou végétale, vie qui coule, qui écume, qui palpite et qui murmure en coulant avec la sève, avec le sang, avec la sensation, avec la pensée, dans ces torrents animés de la création. […] Les Marseillaises et les Te Deum sont les deux plus éclatants symptômes de cet instinct lyrique de l’âme humaine, qui la porte à chanter quand elle déborde de sensations et quand la parole devient impuissante à évaporer ce qu’elle sent en elle d’enthousiasme, d’énergie ou de félicité. […] Ce qu’il y a de plus divin en nous ne s’exprime jamais, car les langues sont des moyennes, selon l’expression des géomètres, et les moyennes ne s’élèvent jamais aux excès des sensations et aux énergies ineffables du cœur humain.

229. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre V. Le roman romantique »

On y trouve de l’ennui délirant, du socialisme, de l’exotisme, de curieux essais de domination sur le moral par le choix des états physiques ou l’emploi des stimulants et des liqueurs, d’originales déterminations de la valeur symbolique des diverses sensations et comme une esquisse d’un symbolisme des couleurs et des parfums. […] C’est un roman lyrique où s’étalent toutes les idées du penseur, toutes les émotions du poète, toutes les affections, haines, curiosités, sensations de l’homme : lyrique aussi par l’apparente individualité de l’auteur, qui s’est représenté dans son héros. […] Voilà comment à côté des fantaisies furibondes du lyrisme, dans Indiana, dans Jacques, on rencontre soudain des coins de réalité prochaine et précise, une figure, une scène, un bout de dialogue ou de description, qui donnent la sensation de la vie telle qu’elle est. […] Une fois faites toutes les réserves qu’il faut faire, on reste saisi de cette puissance créatrice : tous ces romans qui se tiennent et se relient, ces individus qu’on retrouve d’une œuvre à l’autre à toutes les époques de leur carrière, ces familles qui se ramifient, et dont on suit l’élévation ou la décadence, tout cela forme un monde qui donne la sensation de la vie. […] Mais il est infiniment supérieur à Scribe ; et il ne donne jamais cette sensation de perfection vide que Gautier nous procure parfois.

230. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 juillet 1886. »

(Camille Saint-Saëns : la France du 23 mars 1885)   La vie humaine, que l’Art Wagnérien doit recréer, est faite d’éléments en apparence très divers, mais issus tous de la sensation, et produisant, dans leur complexité croissante, les deux modes de la notion et de l’émotion. L’art plastique recrée les sensations ; l’art littéraire recrée les notions : j’ai montré que les procédés de ces deux arts pouvaient encore, par un détournement de leur destin premier, traduire certaines émotions d’origine sensuelle ou notionnelle. […] Les sensations, tout à l’heure perçues nettement, se joignent à cette marée tumultueuse d’idées. […] Par degrés les sensations et les notions sont décolorées : la création des images s’apaise : un voile couvre la folle danse, ralentie. […] Tristan s’est dressé convulsif, l’œil hagard, les narines dilatées, haletant, livré tout entier aux sensations suraiguisées de l’agonie ; il a prononcé un seul mot, — le nom de son idole. — et il a rendu le dernier soupir dans un dernier baiser.

231. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre VII. De l’esprit de parti. »

C’est ne plus voir qu’une idée, lui rapporter tout, et n’apercevoir que ce qui peut s’y réunir : il y a une sorte de fatigue à l’action de comparer, de balancer, de modifier, d’excepter, dont l’esprit de parti délivre entièrement ; les violents exercices du corps, l’attaque impétueuse qui n’exige aucune retenue, donne une sensation physique très vive et très enivrante : il en est de même au moral de cet emportement de la pensée qui, délivrée de tous ses liens, voulant seulement aller en avant, s’élance sans réflexion aux opinions les plus extrêmes. Jamais il ne peut en coûter à l’esprit de parti, d’abandonner des avantages individuels dont on sait la mesure, pour un but tel que cette passion le fait concevoir, pour un but qui n’a jamais rien de réel, de jugé, ni de connu, et que l’imagination revêt de toutes les illusions dont la pensée est susceptible : la démocratie ou la royauté sont le paradis de leurs vrais enthousiastes ; ce qu’elles ont été, ce qu’elles peuvent devenir n’a aucun rapport avec les sensations que leurs partisans éprouvent à leur nom, à lui seul il remue toutes les affections ardentes et crédules dont l’homme est susceptible. […] Les géomètres rappellent à eux la certitude par des moyens assurés ; mais dans cette sphère d’idées où les sensations, les réflexions, les paroles mêmes, s’aident mutuellement à former le corps des vraisemblances, quand les mots les plus nobles ont été déshonorés, les raisonnements les plus justes faussement enchaînés, les sentiments les plus vrais opposés les uns aux autres, on se croit dans ce chaos que Milton aurait rendu mille fois plus horrible, s’il l’avait pu représenter, dans le monde intellectuel, confondant aux yeux de l’homme le juste et l’injuste, le crime et la vertu.

232. (1887) Études littéraires : dix-neuvième siècle

Ce n’est point qu’il aiguise et tamise ses sensations. […] L’image, pour vous et moi, n’est pas une sensation. […] Elle est : 1° une sensation vraie, et c’est là le don ; — 2° elle est une sensation choisie, et c’est le premier art d’Hugo ; — 3° elle est une sensation élaborée, renforcée et agrandie par une puissance intime, très sûre d’elle-même, et c’est là son grand art. […]  » Des idées abstraites entrent en lui à l’état de sensations. […] Jamais l’idée ne fait tort à la fraîcheur de la sensation.

/ 1238