Je ris, poursuit-il encore, de voir ces Orateurs, qui, boursoufflés comme des Maures, ouvrent la bouche comme s’ils vouloient parler à leurs oreilles, & dont les mâchoires se choquent dans la colere comme deux beliers.
Qu’on imprime des inepties, à la bonne heure ; le Sage en rit, & prend quelquefois la peine de les réfuter : mais qu’on imprime des atrocités contre Dieu & les Hommes ; le Sage en gémit, & regarderoit alors la Tolérance comme une foiblesse & une trahison.
… Vous riez en gémissant ! […] Si je vis encore cinq ou six ans, je ne doute pas d’avoir le plaisir de rire avec vous de l’émancipation de la pensée. […] Ballanche, il n’aurait pas ri avec lui de cette émancipation de la pensée, ou c’est qu’alors il aurait ri de ce mauvais et diabolique sourire qu’il a lui-même tant reproché à la lèvre stridente de Voltaire. […] Ballanche, je dois le reconnaître, avait l’air des plus dégagés et des plus désintéressés sur les nouvelles qui arrivaient à chaque instant de Paris, et dont le résultat n’était plus douteux. « Je crois bien, lui dis-je, que pour le coup nous allons franchir deux degrés d’initiation à la fois. » Et il se prit à rire.
Mais je ne trouve que le rire et le dégoût pour cette mesquine ironie de la nature humaine, qui n’aboutit qu’à la superstition et prétend guérir Byron, en lui prêchant le pape. […] Nous croyons à la raison, et vous l’insultez ; nous croyons à l’humanité, à ses divines destinées, à son impérissable avenir, et vous en riez ; nous croyons à la dignité de l’homme, à la bonté de sa nature, à la rectitude de son cœur, au droit qu’il a d’arriver au parfait, et vous secouez la tête sur ces consolantes vérités, et vous vous appesantissez complaisamment sur le mal, et les plus saintes aspirations au céleste idéal, vous les appelez œuvres de Satan, et vous parlez de rébellion, de péché, de châtiment, d’expiation, d’humiliation, de pénitence, de bourreau à celui à qui il ne faudrait parler que d’expansion et de déification. […] Que vient faire dans ce monde de finesse et de ténuité infinie ce vulgaire bon sens avec ses lourdes allures, sa grosse voix et son rire satisfait ? […] Voulez-vous un type de cette manière irrévérencieuse de traiter la science, de la prendre comme un jeu d’esprit, bon à délasser d’une vie défleurie ou à faire naître ce rire inepte, si recherché de ceux à qui est interdit le rire de bon aloi, lisez le Journal de Trévoux et en général les ouvrages scientifiques sortis de la même Compagnie, laquelle, pour le dire en passant, n’a pu produire un seul savant sérieux (Kircher peut-être excepté, lequel a bien aussi ses folies ; mais ces folies étaient celles de son siècle) et a produit par contre quelques types incomparables du charlatanisme scientifique, Bougeant, Hardouin, etc.
Toutefois Condé ne prèle pas toujours à rire. […] Il se rit des limites qu’on voudrait lui imposer au nom du bon goût et du bon sens. […] Mais, de même qu’aux environs de 1661, la hiérarchie sociale un instant bouleversée se reforme plus sévère ; de même que les classes superficiellement mêlées se séparent, si bien qu’il se constitue deux Frances, l’une aristocratique, l’autre bourgeoise et populaire, ayant chacune ses mœurs et ses intérêts ; de même les mots de la langue se divisent en deux castes, ceux-ci nobles et réservés à une petite élite, ceux-là roturiers et abandonnés à la foule ; les genres littéraires un moment confondus s’écartent l’un de l’autre ; la comédie et la tragédie sont parquées dans deux domaines différents avec défense formelle de franchir les barrières qui les isolent ; le mélange des tons, accepté ou recherché comme quelque chose de piquant, répugne au goût nouveau ; le burlesque, où les deux faces de la vie étaient violemment confrontées de façon à faire rire aux dépens des choses graves et des grands de la terre et du ciel, tombe dans le mépris et l’oubli. […] Or, la crainte d’être pendu modère singulièrement l’envie de rire, et c’est ainsi que le Père des Lettres acheva de tuer le théâtre qui avait fleuri au moyen âge. […] Donc abolition des règles d’Aristote et de Boileau ; mort à la tragédie, cette grande dame, cette aristocrate, et vive le drame, où le rire, le ton familier et les plébéiens.