On raconte que dans un couvent de la rue de Charonne, où elle était élevée, elle avait de bonne heure conçu des doutes sur les matières de foi, et elle s’en expliquait assez librement. […] On me permettra de citer encore ce passage, parce qu’on a accusé Mme Du Deffand de ne point aimer Plutarque, et que je suis sûr que, si elle ne l’a point aimé, c’est qu’elle a découvert un tant soit peu de rhéteur en lui : J’aime les noms propres aussi, dit-elle ; je ne puis lire que des faits écrits par ceux à qui ils sont arrivés, ou qui en ont été témoins ; je veux encore qu’ils soient racontés sans phrases, sans recherche, sans réflexions ; que l’auteur ne soit point occupé de bien dire ; enfin je veux le ton de la conversation, de la vivacité, de la chaleur, et, par-dessus tout, de la facilité, de la simplicité. […] Le fidèle Viart, dans la lettre où il raconte à Walpole les détails de la maladie et de la mort, ajoute en terminant : « Je garderai Tonton jusqu’au départ de M.
Ceux qui ont eu entre les mains des lettres de lui, datées de ces temps anciens, et dans lesquelles il racontait ce qu’il sentait alors, ont pu comparer ce qu’il y disait avec ce qu’il a dit depuis dans ses Mémoires : rien ne se ressemble moins. […] J’ai pensé me casser le cou en voulant grimper sur une montagne… » Maintenant lisez dans les Mémoires le passage où il raconte ce pèlerinage à la fontaine : Pétrarque et Laure en ont tous les honneurs ; ce ne sont que citations de Pétrarque et hymnes à l’amant de Laure : « On entendait dans le lointain les sons du luth de Pétrarque ; une canzone solitaire, échappée de la tombe, continuait à charmer Vaucluse d’une immortelle mélancolie… » Le crime n’est pas bien grand, mais c’est ainsi que la littérature se met en lieu et place de la vérité première. Ce qu’il a fait là littérairement, il l’a dû faire presque partout pour ces époques anciennes ; il a substitué plus ou moins les sentiments qu’il se donnait dans le moment où il écrivait, à ceux qu’il avait réellement au moment qu’il raconte.
Puisque vous prétendiez nous raconter toute votre vie, ô Pèlerin, pourquoi donc ne pas nous dire à quelle fin vous alliez ce jour-là tout exprès à Grenade ? […] Tout cela est raconté avec charme, poésie et vérité, hors pourtant deux ou trois traits qui déparent ce gracieux tableau. […] René, parlant de cette fille qui est aussi la sienne, regrette de l’avoir eue ; il recommande à sa mère de ne pas le faire connaître à elle, à sa propre enfant : « Que René reste pour elle un homme inconnu, dont l’étrange destin raconté la fasse rêver sans qu’elle en pénètre la cause : je ne veux être à ses yeux que ce que je suis, un pénible songe. » Ainsi, perversion étrange du sentiment le plus pur et le plus naturel !
Et il raconte cette scène vive et muette que personne n’a oubliée, cette scène par gestes, arrêtée à temps, toute pleine de rougeur et de jeunes désirs. […] Le premier, après en avoir joui d’abord, il ne songea que bien plus tard à raconter ce qu’il avait senti. […] Je ne prévoyais pas que j’aurais des idées ; elles viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît. » Ainsi, dans tout ce qu’il a raconté depuis, nous n’aurions, à l’en croire, que des ressouvenirs lointains et des restes affaiblis de lui-même, tel qu’il était en ces moments.
« Après la prière des voyageurs, par laquelle ma mère, raconte d’Aguesseau, commençait toujours la marche, nous expliquions les auteurs grecs et latins, qui étaient l’objet actuel de notre étude… » Grec, latin, et plus tard hébreu, anglais, italien, espagnol, portugais, mathématiques, physique, et surtout belles-lettres (sans parler de la jurisprudence qui était son domaine propre), le jeune d’Aguesseau apprenait tout, et, doué de la plus vaste mémoire, il retenait tout : « … L’admirable avocat général d’Aguesseauqui sait toutes mes chansons, et qui les retient comme s’il n’avait autre chose à faire », écrivait de lui à Mme de Sévigné M. de Coulanges. On raconte qu’un jour Boileau lui ayant récité quelque épître ou satire qu’il venait de composer, d’Aguesseau lui dit tranquillement qu’il la connaissait déjà, et, pour preuve, il se mit à la lui réciter tout entière. […] Il se reproche en un endroit assez vivement de n’avoir pas étudié, comme il aurait dû, l’histoire ; malgré les emplois importants dont il fut de bonne heure chargé, il aurait certes pu le faire encore : « Mais, d’un côté, les charmes des belles-lettres qui ont été pour moi, dit-il, une espèce de débauche d’esprit, et, de l’autre, le goût de la philosophie et des sciences de raisonnement, ont souvent usurpé chez moi une préférence injuste… » Pourtant, il s’en fallut de peu, nous raconte-t-il agréablement, qu’il ne se ruinât tout à fait dans l’esprit du père Malebranche, qui avait conçu une bonne opinion de lui par quelques entretiens sur la métaphysique ; mais ce père le surprit un jour un Thucydide en main, non sans une espèce de scandale philosophique.