vous applaudissez, ou vous poussez un soupir à cet endroit de la carrière, mais l’ensemble de la course illustre ne garde pas moins à vos yeux sa hauteur et sa majesté. […] Il aura des termes encore plus effrayants quand il voudra signifier la sentence finale, la dispersion par le monde de la nation juive, et nous en étaler les membres écartelés : « Cette comparaison vous fait horreur », ajoute-t-il aussitôt, il est vrai ; et cependant il la pousse à bout et ne craint pas de s’y heurter.
Qu’on me permette un exemple bien disproportionné quant à la splendeur, mais non pas quant aux circonstances essentielles : supposez que de la grande Histoire de Mézeray on n’ait conservé que les premiers âges à demi fabuleux des Mérovingiens, et puis les règnes de Jean, de Charles V, de Charles VI, et, si l’on veut même, de Charles VII, les guerres des Anglais, et qu’on ait perdu tout le xvie siècle, où Mézeray abonde et excelle, ces tableaux des guerres civiles religieuses, où il est le compilateur le plus nourri, le plus naïvement gaulois et le plus indépendant à la française, où il se montre le mieux informé et le plus sensé des narrateurs ; aura-t-on, je le demande, du talent de Mézeray et de sa nature d’esprit une idée entière, et surtout pourra-t-on pousser cette idée et la définition de cet esprit jusqu’à la rigueur d’une formule, jusqu’à en extraire le dernier mot ? […] Michelet, sa vie de travail, son effort constant, ses fouilles érudites et ses ingénieuses mises en scène, cette faculté de couleur voulue et acquise où il a l’air de se jouer désormais en maître, mais quand je considère de quelle manière il a jugé et dépeint des événements et des personnages historiques à notre portée, et dont nous possédons tous autant que lui les éléments ; quand je le vois toujours ambitieux de pousser à l’effet, à l’étonnement, j’avoue que je serais bien étonné moi-même qu’il eût deviné et jugé les choses et les hommes de l’histoire romaine plus sûrement que Tite-Live.
Regardez-y bien : tous ces Génevois de la vieille souche ont finesse, modération, une certaine tempérance, l’analyse exacte, patiente, plus de savoir que d’effet, plus de fond que d’étalage ; et quand ils se produisent, ils ont du dessin plutôt que de la couleur, le trait du poinçon plus que du pinceau ; ils excellent à observer, à décrire les mécanismes organiques, physiques, psychologiques, dans un parfait détail ; ils regardent chaque pièce à la loupe et longtemps ; ils poussent la patience jusqu’à la monotonie ; ils sont ingénieux, mais sans une grande portée. […] Malheureusement il y a trop peu de ces passages dans le recueil de ses œuvres trop sèches et trop ternes20 ; il se réservait pour la conversation ou la correspondance. — Être plutôt que paraître, savoir plutôt qu’enseigner, préférer une vie égale et tranquille avec l’estime des siens à une réputation lointaine, renoncer aux chimères, aux grands desseins, pour cultiver cette sorte de mérite « qui a sa récompense en soi-même et se suffit » ; faire tout cela et par choix, et aussi parce qu’on n’a pas en soi de démon qui vous pousse ailleurs : tel était, avec ses trente louis de rente, et même un peu plus, dit-on, Abauzit, le type du studieux et du sage non professant, mais consultant.
Littérateur correct et instruit, il établit dans cet article un principe qu’il pousse un peu loin, et sur lequel il ne varia jamais : c’est que les grands écrivains et les grands poètes du passé, Homère tout le premier et ensuite Virgile, lequel, dit-il, « avait plus de goût encore qu’Homère, » n’ont jamais rien dit, n’ont jamais employé pour peindre les choses un seul mot qui ne fût pris dans la nature : « On ne rencontre pas dans les Géorgiques une seule expression impropre, une seule épithète oiseuse ou inexacte. […] C’est pousser vraiment trop loin l’idée d’exactitude, même chez les meilleurs poètes, et ne pas accorder assez à la largeur du pinceau.
Poussez-le, vous lui ferez dire en plein jour qu’il est nuit ; car il n’y a plus ni jour ni nuit pour une tète démontée par son caprice. […] » Un autre jour qu’au réveil, après une nuit d’été où avait éclaté un violent orage, le jeune prince, les yeux encore tout endormis, était de mauvaise humeur, et que, sans pousser l’emportement jusqu’à mériter qu’on lui montrât le portrait de la Médaille, il avait tout simplement des nerfs, comme nous dirions, Fénelon écrivait la fable : Le Nourrisson des Muses favorisé du Soleil.